De la crise financière à la transition écologique
Repère
De la crise financière à la transition écologique
À propos de…
Gaël Giraud, Illusion financière, Paris, Les Éditions de l’Atelier, coll. « Pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire », 2012, 172 p., 17 €.
Dans le courant des années 1970, la finance a amorcé une mutation profonde institutionnalisant une technicité de haute volée qui caractérise la période néolibérale actuelle. Les difficultés à comprendre ces nouveaux arguments mathématiques et ces nouvelles pratiques de gestion financière ont abondamment alimenté, tout naturellement, la machine universitaire, tant au niveau de l’enseignement que de la recherche, pendant une trentaine d’années. Mais on commence à se poser des questions. De nombreux intellectuels, après avoir approfondi et clarifié ces technicités, veulent faire vraiment le point et dresser le bilan des rapports de la finance avec le fonctionnement économique et social, sans se laisser impressionner par la subtilité juridique et mathématique. C’est le cas de Gaël Giraud. S’appuyant sur une remarquable connaissance de l’économie financière au plan théorique et de la gestion opérationnelle dans les salles des marchés, il est en mesure de rendre transparentes ces pratiques et de poser les questions majeures : économiques, car le bilan économique est mauvais, politiques, parce que le langage classique du libéralisme ne correspond plus à la réalité, et éthiques, à cause de l’érosion continue de la solidarité.
L’ouvrage prend la crise des subprime comme entrée en matière, ce qui donne l’occasion d’initier le lecteur à la titrisation dans un style parsemé d’anecdotes savoureuses et d’exemples édifiants sur les usages de toute cette quincaillerie de produits dérivés. Le point central est que la mise en marché des créances par la titrisation a transformé « la relation de confiance entre un créancier et son débiteur en un bien de propriété privée », une marchandise. Le titre de ce premier chapitre, « La “société de propriétaires”, un idéal messianique ? », est une interpellation qui ne sera complètement explicitée qu’à la fin du livre. Le chapitre ii prolonge le premier comme décryptage de la crise européenne à la lumière du jeu des agissements financiers. L’auteur fournit une foule de faits précis sur les liens d’intérêt des établissements et des acteurs qui donne à la crise grecque un sens très différent de celui qu’on entend le plus souvent. Ces chapitres sont remarquables de pertinence et de lucidité.
Après avoir porté la critique au niveau théorique, en dénonçant la prétendue efficience des marchés financiers, l’ouvrage prend sa véritable dimension avec le chapitre iv, sur la transition écologique. L’incapacité de la finance à prendre en compte les objectifs sociaux et naturels est illustrée par la pratique de l’effet de levier dans la gestion des risques, par la notion de bulles et d’effet grégaire ainsi que par l’agitation spéculative des cours mondiaux. Mais l’auteur n’en reste pas à la critique. L’essentiel de l’ouvrage est un plaidoyer pour faire admettre la légitimité de solutions nouvelles en matière de création monétaire et de gestion économique des biens communs. S’appuyant sur l’idée de liens contractuels dans l’esprit des travaux d’Elinor Ostrom concernant les « communs » et sur les possibilités qu’offre la création monétaire non exclusivement privée, l’auteur construit une proposition pour la transition écologique qui se veut réaliste dans le contexte européen, et il explicite pour cela les chantiers prioritaires.
Si l’énergie est souvent prise comme point d’argumentation, la question du nucléaire n’est pas abordée en tant que telle. Non plus que la grande question des transferts Nord-Sud qui apparaissent à bien des égards comme la clé des blocages des négociations climatiques et environnementales. L’auteur entend se focaliser sur l’articulation de la finance avec le fonctionnement concret de nos sociétés, cette région où le quotidien pousse à accepter trop rapidement des comportements dont nous ne mesurons pas les conséquences.
La grande valeur de ce livre réside certainement dans la lumière qui est faite sur les non-dits. Par sa maîtrise technique et sa compréhension des mécanismes, l’auteur dit – souvent très courageusement – ce qui est occulté par le vocabulaire ressassé et superficiel qu’on entend partout. Du coup, même si l’on est en droit, bien sûr, d’avoir quelques réticences à le suivre sur certaines solutions précises, son livre ouvre largement la palette des possibilités d’engagement hors du fatalisme qui nous est savamment distillé.
C’est sur une réflexion morale importante que s’achève l’ouvrage par son dernier chapitre qui s’adresse particulièrement aux chrétiens mais ne peut laisser indifférent quiconque se préoccupe des conséquences sociales du partage ou du déclin des valeurs altruistes.
À cet égard, l’universalité du message du Christ a fondé historiquement des valeurs de solidarité qui se trouvent être maintenant en décalage, à l’échelle mondiale, avec le fait que la religion chrétienne reste celle dont les pays les plus riches se réclament en premier lieu, dans un monde fini qu’ils ont exploité et continuent à polluer. Ce livre interroge profondément cette situation et ouvre une dimension nouvelle de l’héritage chrétien occidental qui n’est pas de se sentir conforté et cautionné dans ses affaires et son patrimoine mais de contribuer à la fondation d’un vivre collectif respectueux de l’autre et de la nature.
Nicolas Bouleau
Librairie
Georges Canguilhem, Œuvres complètes. Tome I : Écrits philosophiques et politiques 1926-1939, Paris, Vrin, 2011, 1 032 p., 38 €
Georges Canguilhem (1904-1995) a dominé pendant des décennies l’institution philosophique française en tant qu’inspecteur général, puis président du jury d’agrégation. Il fut également la figure tutélaire de ce qu’il est convenu d’appeler l’école française d’histoire des sciences, dite aussi d’« épistémologie ». Mais on aurait tort de le réduire à ce cursus honorum qui aurait suffi à nombre de ses collègues. La publication du tome I de ses Œuvres complètes vient à point pour rappeler que Canguilhem fut dès le départ un penseur « engagé », et qu’il ne cessa jamais de l’être. Cette entreprise monumentale s’annonce sous les meilleurs auspices, et les différentes préfaces (Bouveresse, Braunstein, Schwartz) constituent en elles-mêmes des mines pour l’histoire des idées. On découvrira ici un « Canguilhem perdu », très politique et inséré dans la lignée Lagneau-Alain, avec la révérence de rigueur à l’idéal « platonico-cartésien ». Mais faut-il vraiment introduire une coupure avec ce que nous connaissons du Canguilhem de la maturité ? Certes, après la guerre et la Résistance, l’auteur du Normal et le pathologique s’imposera un certain devoir de réserve, comme le fait remarquer Yves Schwartz, un des maîtres d’œuvre de cette monumentale entreprise, dans sa préface. Mais en réalité, il n’y aura aucun reniement, ni même affadissement de la révolte qui animait le normalien, puis le jeune professeur de philosophie contre tous les obscurantismes… L’homme qui écrivait en 1945 :
Qui pourrait dire si l’on est républicain parce qu’on est partisan de la théorie cellulaire ou bien partisan de la théorie cellulaire parce qu’on est républicain ?
ou encore « Une philosophie politique domine une théorie biologique1 », n’est pas très différent du jeune pédagogue qui, quinze ans plus tôt, dans un extraordinaire discours de distribution des prix, s’écriait devant les autorités académiques médusées :
N’est pas penseur qui veut. Il est plus aisé d’être saltimbanque.
Attaché toute sa vie à ses racines rurales, ce natif de Castelnaudary est d’un autre côté un pur produit du « parti intellectuel » né de l’affaire Dreyfus. Lucien Herr et Alain sont ses maîtres. Il réunit donc ce que Péguy (qu’il admirait également) voulut absolument dissocier et opposer. D’un côté, il revendique ses racines occitanes et paysannes, à la manière d’un Jaurès. Une extraordinaire photo le montre d’ailleurs poussant la charrue derrière ses bœufs. Le cliché est ainsi légendé :
Georges Canguilhem. Languedocien. Élève à l’École normale supérieure pour préparer l’agrégation de philosophie. Le reste du temps à la campagne, à labourer.
Mais le « laboureur » a en horreur la critique barrésienne des « déracinés » et des professeurs de philosophie qui sont les grands coupables de ce fléau social. Cette préférence donnée à Herr et Jaurès sur les Barrès, les Maurras et autres prophètes de la « décadence » est bien le fil rouge qui relie le jeune Canguilhem à l’homme qu’il deviendra après l’expérience décisive de la Résistance. Dans les très nombreuses chroniques qu’il donne alors qu’il est professeur de lycée aux Libres propos d’Alain, il exalte ce que le bibliothécaire de la rue d’Ulm appelait « l’insurrection permanente des savants ». Proudhon déjà avait vanté « l’insurrection de la pensée », et Canguilhem ne manque pas de le rappeler. Cette volonté d’indépendance critique s’exerce y compris à l’égard du marxisme, dont le jeune professeur est pourtant très proche. Mais le même pourra déclarer : « Je suis un nietzschéen sans carte », et garder toute son admiration à Auguste Comte, à qui il avait consacré son diplôme d’études supérieures.
Le présent volume contient essentiellement des interventions du jeune Canguilhem reflétant ses engagements citoyens. À l’époque, il se voit d’abord un destin de géographe, dans la lignée de la géographie humaine d’un Vidal de la Blache ou d’un Roupnel, avec une référence aussi à l’histoire rurale telle que Marc Bloch en propose alors le concept. Cela explique que la brochure le Fascisme et les paysans, qu’il publie anonymement en 1935 sous l’égide du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, témoigne à la fois de l’engagement marxiste de l’auteur, et en même temps d’une hétérodoxie certaine vis-à-vis du matérialisme historique. L’autre préoccupation constante du jeune Canguilhem, en bon disciple d’Alain, est la lutte pour la paix. Les articles pacifistes, les polémiques philosophico-politiques autour de ce thème (avec le jeune Aron par exemple) saturent le volume. Mais après 1936, date à laquelle il entreprend par ailleurs des études de médecine, il se détournera de l’illusion pacifiste. Il ne suivra pas un Giono dans son jusqu’au-boutisme tolstoïen au nom de la paysannerie. La rencontre à Toulouse avec l’antifasciste italien Silvio Trentin favorisera ce tournant. C’est en 1939 que s’arrête ce volume. Un an plus tard, alors que la France entre dans la nuit du pétainisme, Canguilhem démissionne de l’Éducation nationale, en écrivant ce qui suit au ministre :
Je n’ai pas passé l’agrégation de philosophie pour enseigner Travail, famille, patrie.
Une autre histoire commence, que les volumes suivants nous inviteront à découvrir.
Daniel Lindenberg
Oliver Sacks, L’Œil de l’esprit, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2012, 270 p., 22, 80 €
Ce récit en partie autobiographique du neuropsychiatre américain confronte la déficience de son propre système de perception visuelle à des affections analogues subies par son entourage de collègues au seuil de la retraite.
Loin de toute approche psychanalytique, le texte commence par une autoanalyse de déficiences sensorielles et visuelles, apparues progressivement et explorées grâce aux progrès récents de l’imagerie médicale (échographie, scanners, stéréoscope, Irm). Cette exploration vécue de la matière vivante du cortex cérébral et de ses noyaux fibreux qui composent l’encéphale est faite à partir de l’évolution de l’affection rétinienne d’un œil. Puis ce diagnostic, suivi de la thérapeutique chirurgicale, décrite avec méthode, aboutit à la compensation et à la correction de la maladie par transfert des impulsions visuelles vers les parties saines du cerveau.
Cette haute conscience personnelle de sa propre affection, comme d’autres affections plus légères de son entourage professionnel, introduit au thème de la mémoire, car les circuits visuels du nerf optique sont centraux dans le phénomène de la mémoire. Chez les aveugles, la déficience des circuits visuels est compensée par un accroissement des circuits auditifs dans les phénomènes de construction de la mémoire.
Cet ouvrage de vulgarisation médicale intéresse d’autant plus qu’il part de situations vécues et que le vieillissement des tissus nerveux fait écho, dans l’opinion commune, à la crainte du syndrome observé dans la maladie d’Alzheimer. Ainsi l’organe de la vision, fenêtre du monde chez les êtres humains, introduit à une exploration plus large des phénomènes de la mémoire et du vieillissement.
Alain Guhur
Thierry Pillon, Le Corps à l’ouvrage, Paris, Stock, 2012, 208 p., 19 €
La condition ouvrière a été l’objet de mille travaux déclinant les versants les plus diversifiés de la vie quotidienne, comme des comportements économiques ou culturels des ouvriers. Le thème est connu, approfondi, exploré. Frédéric Le Play, déjà, avait conduit des enquêtes inaugurales à partir des années 1850. Mille travaux encore ont montré les transformations historiques d’un tel milieu social dont la démographie a reculé et dont les mœurs se sont modifiées.
C’est à la prospection d’un aspect curieusement très peu étudié, sinon ignoré, en revanche, que s’est livré Thierry Pillon : la vie du corps au travail dans son sens le plus intime, le plus immédiat. Non pas simplement les techniques, non pas simplement les machines ou les outils, ni même les allures ou les tenues, mais les gestes, les sensations, les impressions quotidiennes, les « sentiments » face aux tâches, aux attentes, aux contextes les plus matériels. Le parti, ici, a été de restituer la vie ressentie plus que la vie observée, le témoignage vécu plus que le témoignage indirect. D’où le choix d’un corpus centré très directement sur la parole ouvrière : mémoires, journaux, lettres, entretiens divers. D’où le choix aussi de retenir une période où ces textes grandissent en nombre, alors qu’ils restituent un temps très proche et déjà différent du nôtre : de la seconde moitié du xixe siècle jusqu’aux années 1970, avec quelques courtes incursions néanmoins dans le monde d’aujourd’hui. Domine ici la vie dans les usines traditionnelles, les mines, les univers de la vapeur et du charbon, les ateliers harassants de la chaîne ou des charges indéfiniment manipulées. Domine aussi, pour le lecteur, un constat donnant à ce livre tout son sens : celui d’une différence radicale entre ce qui est vécu par l’ouvrier et ce qui est regardé de l’extérieur, celui aussi de découvrir un monde fait de chair et de sang, ou plus encore, de souffrance banalisée, durement éprouvée pourtant jusqu’à la cicatrice jamais refermée.
Travail central parce qu’il montre qu’une étude exigeante et spécifique centrée sur le corps permet de dépasser des images trop attendues : celles en particulier des fatigues et des épuisements, pour évoquer des thèmes toujours plus spécifiques, ceux, surtout, de l’habitus et de la sensibilité. Travail central encore parce qu’il permet d’aborder concrètement et quasi matériellement le problème de la constitution, non pas d’une, mais de plusieurs cultures ouvrières. Celles-ci, au-delà des habitudes et des mœurs, s’expriment dans la manière dont le corps ouvrier est traversé par un véritable univers : un monde toujours particulier qui l’imprègne jusqu’à le submerger.
Thierry Pillon a su saisir dans chacun de ces innombrables témoignages les quelques lignes décisives où émerge brusquement une sensation particulière, celles où l’acteur évoque ce qui est éprouvé par lui et par lui seul, celles où aucun autre témoin ne pourrait dire ce qu’il dit. Deux images dominent dans ce monde à peine oublié. Le sentiment, d’abord, d’un total enveloppement du corps par le milieu. Plusieurs « ambiances » en abyme se juxtaposent ici, selon les lieux et à des degrés variables : la puanteur, le bruit, l’enfermement, la chaleur, le froid, la sécheresse, l’humidité. Ce travail ouvrier très proche encore de nous transforme l’environnement en implacable milieu. Il y impose un enjeu : celui des matériaux, moins celui de l’homme. C’est l’intense puanteur saisissant par exemple l’ouvrier basculant vers le bas de la mine, ou la chaleur brûlant la poitrine des « coketiers » en charge des machines à vapeur, ou le bruit incessant des métiers de l’acier, ceux de la chaudronnerie surtout, avec leur « fracas explosant dans le ventre », ou encore la « pluie de parcelles de résine » faite de « poussière noire et de saleté » dans certains ateliers de mécanique. Le travail ouvrier est un milieu avec son épaisseur toujours spécifique. Une hostilité sournoise y est la règle. La deuxième image dominant un tel tableau est celle d’un sentiment de totale pénétration du corps par ce même milieu. Le transport des odeurs avec soi bien sûr, mais aussi l’absorption des matières, leur imprégnation, leur insidieuse infiltration. C’est la silicose transformant le mineur en « cadavre vivant », selon l’expression de l’un d’eux, ou la poussière poisseuse revenant continuellement à la surface de la peau des travailleurs du charbon, ou les couleurs de terre prise par les peintres de carrosserie (« L’objet l’a sucé »), ou encore l’agression des particules de saccharose en suspension, pour les travailleuses du sucre dans une usine parisienne des années 1950, rendant leur corps « gluant de graisse et de sucre ». Le physique de chacun y est ainsi vécu comme pénétré, transpercé.
Des résistances existent aussi pour supporter un tel envahissement des corps. Elles sont relevées avec attention par Thierry Pillon. Elles sont multiples, inattendues, allant de la résignation à la réaction, de l’indifférence au regimbement. L’une d’entre elles est d’installer des hiérarchies, valoriser par exemple ceux qui affrontent au mieux ou s’avéreraient les plus forts, comme si le destin physique devait être incorporé en gain possible de prestige. D’où les défis, les bizutages, les manifestations d’affirmation ou de domination. Une autre encore est de ménager des échappées de temps, des détentes volées, des brisures de continuité, d’obscurs abandons aux pulsions, jusqu’aux pratiques de masturbation dérobées dans les toilettes, distance dérisoire envers l’outil, « la machine, la chaîne ». Une autre enfin, plus ambiguë, plus douloureuse aussi, est de provoquer la « bonne blessure », celle qui permettra le temps de repos « rétribué ». Un art risqué se crée ainsi où les doigts s’écrasent, les ongles s’arrachent, les articulations se tordent, pour mieux quitter temporairement l’hostilité du milieu.
Reste le rêve, bien sûr, apparaissant de manière fugace dans les témoignages, auquel Thierry Pillon consacre un subtil passage. Tous ces acteurs, d’ailleurs, ne peuvent pas s’y livrer comme le fait ce terrassier du midi, dans les années 1950, se tournant vers la mer :
J’ai levé la tête. La terre rêve, plus belle que l’homme, et comme si je devais accorder mon esprit à la beauté entrevue, je chasse les pensées rageuses.
Reste l’histoire aussi et notre proximité avec un tel univers. Celui-ci n’a pas complètement disparu bien sûr. Il a changé pourtant. Thierry Pillon le montre. Ce monde ouvrier renouvelé laisse place aussi à d’autres douleurs, à d’autres traumas, plus sourds, plus difficiles à expliciter, ceux où les nerfs et les souffrances psychologiques prennent une place qu’ils n’avaient pas.
Georges Vigarello
Olivier du Roy, La Règle d’or. Histoire d’une maxime morale universelle. T. 1 : De Confucius à la fin du xixe siècle. T. 2 : le xxe Siècle et essai d’interprétation, Paris, Cerf, 2012, 912 p. et 622 p., 45 € et 35 €
Saluons d’abord une bonne idée : la règle d’or, si largement partagée par les sagesses et les religions du monde, si heureusement frappée du sceau de ce qu’il y a de meilleur en l’homme, ou d’idéal irréalisable en lui, a forcément une histoire – et une géographie… Ce voyage qu’il fallait donc faire, Olivier du Roy l’a entrepris et l’a mené à bien durant de longues années – quarante ans de collecte, dit-il, une sorte de traversée du désert donc, pour finir par une considérable récolte : de très nombreux auteurs et œuvres traversés, mille deux cents citations, ce qui apparente l’ouvrage à une anthologie. Encore toutes les régions du monde et tous les domaines de recherche possible n’ont-ils pas été explorés. Ce choix d’exposition – chronologique, en essayant de retenir dans ses filets tout ce qui a trait dans tous les écrits, majeurs ou mineurs, à la règle – a ses mérites, mais il faut reconnaître qu’il ne facilite pas la tâche du lecteur, qui a le tournis devant toutes ces références accumulées et parvient difficilement à suivre le fil des multiples traditions enchevêtrées où s’inscrivent les auteurs, et donc aussi la nouveauté qu’ils apportent. Que retenir de cette impressionnante récolte ? La règle d’or (« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas subir », ou, sous forme positive, « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’il te fasse ») n’est pas une version dérivée, plus évoluée ou plus raffinée, nous est-il dit d’emblée, de la loi du talion ou « loi de rétribution » (on l’exprime en général par le célèbre « « œil pour œil, dent pour dent »). Elle ne s’identifie pas non plus, sauf dans certains contextes, à la maxime non moins connue : « Aime ton prochain comme toi-même. » Avec des variantes faibles ou plus fortes, la règle d’or est attestée en Chine (dans les entretiens de Confucius par exemple), dans le brahmanisme et le bouddhisme, en Égypte, en Afrique, chez les Incas. Dans le Coran, un passage de la sourate 83 (v. 1-6) est interprété dans ce sens par les commentateurs ; mais elle est explicitement présente dans les hadiths (les « dits » du prophète hors Coran rapportés par la tradition) et chez des auteurs mystiques. Elle se trouve dans l’Antiquité grecque et latine (Aristote et les stoïciens viennent ici en bonne place). Dans l’Ancien Testament, elle n’est là que tardivement, dans le livre de Tobit, sous la forme : « Ce que tu hais, ne le fais à personne » (4, 15), mais elle a son équivalent dès le Lévitique, et la tradition juive, dont le Talmud, en transmet des formulations diverses. Dans le Nouveau Testament, Luc et Matthieu l’emploient (sous sa forme positive) dans des contextes différents, mais tous deux stratégiques : chez le premier, elle vient dans le contexte de l’amour des ennemis ; chez le second, au cœur du Sermon sur la montagne, où elle est qualifiée comme étant « la loi et les prophètes ». Les Actes des Apôtres en font mention, ainsi que des textes apocryphes (dont l’Évangile de Thomas).
Après ce rappel des origines, l’auteur fait le très long parcours occidental de la règle, de ses occurrences siècle après siècle jusqu’aux temps modernes. C’est alors que les choses se compliquent. La règle d’or est souvent considérée comme l’expression ou l’équivalent de la loi naturelle, mais le rapport à la révélation chrétienne est variable. On peut en quelque sorte lui donner une portée plus religieuse ou plus philosophique. Chez les grands scolastiques, par exemple, elle devient la « syndérèse », qui signifie « conscience », « un habitus inné de la raison pratique de l’homme, lui donnant la connaissance des principes de la loi naturelle », « un habitus de la volonté prédisposant au bien », ou encore la capacité de distinguer le bien du mal. Or la source de ce concept n’est pas Aristote : il vient de la patristique. Chez Luther, la règle est fondamentale, c’est la seule « œuvre » qui vaille en fin de compte, mais elle a besoin d’être soutenue par la grâce (l’amour de soi est inévitablement marqué par le péché). Plus tard, un Hobbes la sécularise fortement et en fait une sorte de pacte, dans le cadre du conflit des égoïsmes. Kant est l’exception, pour des raisons évidentes : la règle, « triviale », ne lui paraît pas convenir pour fonder l’universalité objective de la loi morale. Les interprétations divergentes de Schopenhauer, Feuerbach, Kierkegaard, Comte, Proudhon, Nietzsche sont particulièrement intéressantes. Au xxe siècle, la simple énumération des domaines d’exploration est parlante : la règle d’or dans les courants philanthropiques, sociaux et religieux des États-Unis, en psychanalyse et en psychologie génétique, chez Ricœur, dans la philosophie morale anglo-saxonne, chez les philosophes et les théologiens allemands du xxe siècle, dans la philosophie du droit du xxe siècle, dans les mouvements interreligieux et les recherches d’une éthique planétaire…
Du Roy note le faible intérêt pour la règle dans la pensée française du xxe siècle. Il faudrait savoir pourquoi : absence de la tradition biblique ? Sécularisme ou « laïcisme » typiquement français ? Tout à la fin du livre, il affirme que le silence francophone vient d’une ignorance des autres univers de pensée et de la forte influence kantienne ou néokantienne dans la réflexion morale. Rappelons que la formule est pourtant présente à l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ; la Constitution de l’an III la cite même dans ses deux formulations, positive et négative, et proclame que « tous les devoirs de l’homme et du citoyen dérivent de ces deux principes ». Une exception remarquable dans la philosophie française : Paul Ricœur. Il est le seul chez qui la règle a une place importante. Dans une reprise synthétique, du Roy tente de définir ses principales significations de la règle. Synthèse un peu rapide cependant, ou insuffisante : il manque, après son beau travail de collecte, une reprise plus réflexive (et critique, bien sfr), ou une vraie réflexion qui permettrait de mieux lire les options possibles, les contradictions et les oppositions d’interprétation, les apories éventuelles et, bien sûr, la portée exceptionnelle d’une règle universellement répandue de l’action interhumaine.
Jean-Louis Schlegel
Jón Kalman Stefánsson, Le Cœur de l’homme, Paris, Gallimard, 2013, 464 p., 22, 90 €
Ce dernier volet d’une trilogie prolonge la vision mystérieuse d’une Islande de la fin du xixe siècle, recroquevillée entre la violence d’une mer déchaînée qui s’empare des pêcheurs trop arrogants et la rudesse d’une neige glacée qui engloutit tout sur son passage. Il résonne comme une histoire envoûtante racontée par des esprits mystérieux qui, peut-être en guise d’expiation, témoignent de destins oubliés, invitent à une méditation sur le sens de la vie et traquent ces mots justes, qui, seuls, permettent d’être au plus près de soi, au cœur de l’homme.
Jón Kalman Stefánsson, né en 1963 à Reykjavik, travaille dans la pêche et la maçonnerie après le collège, commence ensuite des études de littérature à l’université d’Islande, puis passe quelques années à Copenhague avant de s’occuper de la bibliothèque de Mosfellsbaer. Depuis 2000, il se consacre à l’écriture et est rapidement reconnu dans son pays, au même titre qu’Einar Mar Gudmundsson ou plus récemment Audur Ava Olafsdottir.
Le Coeur de l’homme va au-delà des réalités narratives des deux tomes précédents, Entre ciel et terre, qui raconte le périple entrepris par un des héros, « le gamin », pour rendre un livre, le Paradis perdu de Milton, à son propriétaire aveugle et la Tristesse des anges qui détaille une longue marche à travers fjords et monts pour apporter le courrier dans des hameaux côtiers isolés.
Avec les mêmes protagonistes, décédés ou survivants – le gamin, Barour son ami mort gelé en mer, Jens le postier, Ragnheiour la fille du riche Friorik, le révérend Kjartan, Kolbeinn le capitaine aveugle, Geirbruour la femme indépendante, Bjarni le pauvre paysan, Asta sa femme morte d’épuisement, Gisli le maître d’école méprisé, la cantinière Andréa, épouse rebelle du pêcheur Pétur –, dans des lieux déjà évoqués et pourtant autres – la ferme de Nes, le village de Sléttueyri, le campement des pêcheurs, l’hôtel Heimsendir – autour de gestes familiers mais porteurs d’un sens nouveau tels que la préparation du café, une sortie en mer ou la distribution du courrier, à travers des périples dans des terres toujours hostiles, Jón Kalman Stefánsson rend intemporel un moment de vie singulier et le métamorphose en une longue phrase poétique sur la nature, l’amour, la mort, la solitude.
Le Cœur de l’homme échappe à toute qualification, à la fois roman d’apprentissage grâce au personnage du gamin, roman social décrivant les rapports de force entre hommes et femmes, entre simples pêcheurs et propriétaires de bateaux, roman politique suggérant les équilibres de pouvoir au sein d’un petit village et la dépendance de l’Islande à l’égard du Danemark, roman psychologique préoccupé par les pulsions érotiques et les expressions multiples du sentiment amoureux, roman d’aventures aussi quand il s’appesantit sur les voyages périlleux de ses héros.
Ce livre exigeant introduit la fiction dans la fiction, rendant indicible la frontière entre rêve et réalité. Fait de ruptures dans le déroulement des événements, décalé par l’irruption dans la narration de dictons, de bribes de dialogues, de réflexions philosophiques inattendues, de digressions initiées par ces spectres qui veillent toujours, il bouscule toute attente quand des personnages prennent soudain possession du devant de la scène pour imposer l’écoute de leur histoire ou quand des séquences entières détaillant la beauté étrange des paysages éclipsent le fil conducteur du récit pour imposer la vision d’une nature triomphante.
Tout paraît à la fois incertain et inévitable, comme suspendu aux exigences imprévisibles des éléments climatiques et dominé par la perspective de la mort. Un doute menaçant habite le roman, rendant l’ancrage dans des repères familiers aléatoire. Chaque tableau occupe avec force la totalité de l’espace, semblant figer les héros dans la réalité du moment, mais cet arrêt sur image ne parvient pas à occulter son caractère éphémère. Les limites sont toujours repoussées, les choix questionnés et un sentiment d’extrême fragilité accompagne ces tentatives timides et maladroites pour imaginer un avenir.
Les spectres accompagnent les vivants, les incitant à poursuivre leur quête identitaire, à trouver un sens à leur passage sur terre : ils racontent encore et toujours car ils savent que seul le recours aux mots peut permettre d’infléchir le cours d’une vie. La beauté spécifique de ce roman indéfinissable tient précisément dans cette foi absolue en la puissance du verbe qui illumine chaque page et transcende toutes les atteintes à l’intégrité de l’homme, toutes les blessures engendrées par une nature aussi somptueuse qu’imprévisible.
Qu’il s’agisse de billets écrits par le gamin pour des amis ou de lettres envoyées par sa mère avant son décès, de messages d’amour secrètement gardés, de récits lus à haute voix à un capitaine aveugle, de feuilles de papier vierges, de traductions ou de textes en langue étrangère que l’on ne comprend pas mais que l’on garde précieusement, ces chaînes plurielles de mots se rejoignent toutes pour ne former qu’un chant pénétrant qui abrite l’ensemble des rêves.
L’écriture se déploie, généreuse et exigeante, à l’image de cette neige glacée et de ces vagues déferlantes qui recouvrent les paysages d’Islande. Se plier à sa poésie permet au gamin de creuser au plus près de sa vérité tout comme se fondre dans les éléments naturels l’aide à se dépasser.
Jon Kalman Stefansson ne donne pas de nom au gamin : chaque lecteur peut lui prêter le sien.
Sylvie Bressler
Brèves
Bernard Brunhes, avec Jean-Michel Mestres, En mission. Une vie engagée, Paris, Descartes & Cie, 2012, 196 p., 17 €
Ceux qui n’ont pas eu la chance de connaître Bernard Brunhes se souviennent de lui comme membre du cabinet de Pierre Mauroy de 1981 à 1983 ou comme entrepreneur social (il a dirigé jusqu’en 1995 sa propre société de conseil, Bernard Brunhes consultants). Ayant appris qu’il était condamné par une tumeur au cerveau (il est mort en septembre 2011 à l’âge de 71 ans), il décide de rédiger des mémoires avec l’aide de Jean-Michel Mestres. Ceux-ci forcent le respect à divers titres. Le parcours personnel de celui dont le père était un sénateur catholique de droite de la IVe République bien sûr (voir les pages sur la guerre d’Algérie) ; mais surtout la conviction que le type d’action qu’il a privilégié toute sa vie exigeait une posture spécifique, qu’il intervienne dans un cadre politique, pour un syndicat ou pour des associations. « Ceux qui font avancer les choses, affirme-t-il dans cet esprit, sont ceux qui se situent quelque part sur une ligne de démarcation entre l’économie et le social, entre les entreprises et les syndicats, entre le public et le privé. » Comme ces mémoires abondent d’exemples qui témoignent de cette attitude marquée par une volonté d’engagement, on pourra tirer bien des leçons des pages qu’il consacre à deux de ses « missions » : Emmaüs Habitat, dont il fut le président de 1998 à 2010, et France Initiative (une association créée par Jean-Pierre Worms), qu’il présida de 2003 à 2010. À l’heure où le monde du social est secoué par des troubles profonds, ces mémoires posthumes qui ne sont pas à l’eau de rose sont exemplaires.
O. M.
Jean-Pierre Le Goff, La Fin du village. Une histoire française, Paris, Gallimard, 2012, 590 p., 26 €
Après le livre de l’ethnologue Pascal Dibie consacré à la métamorphose d’un village du centre de la France (publié dans la collection « Terre humaine » de Jean Malaurie), c’est au tour du sociologue Jean-Pierre Le Goff, qui s’appuie sur une enquête au long cours conduite dans un village du midi de la France qu’il connaît fort bien, de décrire et d’ausculter les mutations du « village à la française ». Alors qu’il aurait pu opter pour une approche nostalgique (la fin des paysans et du paysage rural) ou s’enquérir de l’identité des néo-urbains qui sortent de l’espace confiné de la ville pour créer des « villages sur mesure », des villages pour urbains à la campagne, au risque de mythifier le local et la bonne nature, l’animateur du club Politique autrement s’interroge, dans le prolongement de ses travaux sur les travers de la société managériale et non sans arrière-pensée politique, sur le mélange social hybride et éclaté que représente aujourd’hui le village qu’il a choisi. Entre la communauté paysanne d’hier et la société urbaine anonyme, on a ici affaire à une collectivité hybride qui ne va guère dans le sens de la République au village chère à l’historien Maurice Agulhon. La fin du village conduit donc à s’interroger, en pleine réforme annoncée des collectivités territoriales, sur les ressorts contemporains de la commune française.
O. M.
Pierre Birnbaum, Les Deux Maisons. Essai sur la citoyenneté des Juifs (en France et aux États-Unis), Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2012, 432 p., 25 €
Les comparaisons entre la France et les États-Unis ne manquent pas, tant ces « républiques sœurs » se sont influencées l’une l’autre, à travers leurs révolutions, tantôt modèle, tantôt repoussoir. C’est ici à la communauté juive que s’intéresse Pierre Birnbaum, et en faisant cela, il nous livre à la fois une histoire comparée des Juifs en France et en Amérique, et met en lumière les différences entre deux modèles politiques de construction du citoyen. Aux États-Unis, les Juifs, protégés par la Constitution, voient leur culture et leur religion reconnues, mais, l’État fédéral demeurant, jusqu’à l’époque de F. D. Roosevelt, peu puissant, ils peinent en réalité à accéder à des fonctions importantes de la vie publique, qui restent largement réservées aux wasp (l’auteur consacre d’ailleurs un chapitre à la présidence de Roosevelt, véritable tournant dans ce domaine). En France, la République bannit les religions de son espace, mais offre davantage de reconnaissance à ses citoyens, ce qui, en retour, fait naître à certaines époques un antisémitisme virulent. Vaut-il mieux une république faible ou une république aveugle ? Il est certain que la question juive n’a jamais eu aux États-Unis le poids symbolique qu’elle a en France ; ces deux modèles d’intégration demeurent néanmoins « les deux derniers paradigmes que suivent les Juifs contemporains du monde diasporique » (p. 47) et, pour cela aussi, ils méritaient cette synthèse.
A. B.
Maurice Halbwachs, Écrits d’Amérique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, 453 p., 27 €
En 1930, Maurice Halbwachs, sociologue, disciple de Durkheim, part enseigner un trimestre à l’université de Chicago, où exercent notamment Robert E. Park et Ernest W. Burgess, membres de ce que l’on appellera a posteriori l’École de Chicago, pionnière de la sociologie urbaine. Christian Topalov, dans les excellents textes qui accompagnent et encadrent ceux de Halbwachs, démonte l’illusion rétrospective consistant à croire, d’une part que cette École était un mouvement véritablement constitué, d’autre part que Halbwachs aurait été « converti » aux méthodes de cette sociologie urbaine naissante. La diversité des textes publiés – articles savants, chroniques pour Le Progrès de Lyon, lettres à sa famille et aux autorités de l’université – donne à voir une vision des États-Unis qui doit aussi bien aux observations du touriste européen qu’aux méthodes du savant. Halbwachs mêle recherches statistiques et choses vues, cédant aux clichés de son temps sur l’« éternelle jeunesse » du peuple américain, tout en s’intéressant aux budgets des familles ouvrières, et à la configuration de cette ville aux multiples populations. Enfin, dans ses lettres, il laisse aussi percer la difficulté du déracinement, cette situation d’entre-deux dans laquelle il se trouve, et qui fait de ce voyage aux États-Unis « une tâche et une épreuve ».
A. B.
Erik Larson, Le Diable dans la ville blanche, Paris, Le Livre de poche, 2012 (1re éd. Le Cherche Midi, 2011), 600 p., 8, 10 €
En 1893, pendant l’Exposition universelle de Chicago, un tueur en série fait « disparaître » des jeunes femmes, profitant de l’agitation ambiante et de l’afflux de visiteurs dans la « ville noire », le Chicago de la fin du xixe siècle, aux allées interlopes, aux rues balayées par la puanteur des abattoirs, venus admirer la « ville blanche » érigée pour l’Exposition par les plus grands architectes de l’époque. Si ce livre est loin d’être un thriller exceptionnel, il fait néanmoins découvrir au lecteur, avec une impressionnante richesse documentaire, le projet de cette Exposition, menée tambour battant par l’architecte Daniel H. Burnham (présenté ici de manière totalement hagiographique). Les innovations, aussi bien techniques qu’esthétiques (la première grande roue du monde fut présentée à cette Exposition, et voulait être une répartie à la tour de Gustave Eiffel, érigée à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889 à Paris), sont décrites en détail, tout comme les conflits entre les architectes, défendant non seulement leurs idées, mais parfois leur discipline, comme c’était le cas pour Frederick Law Olmsted, le concepteur de Central Park, pour qui le paysage était l’une des composantes de l’architecture, et non un simple ornement destiné à mettre en valeur les bâtiments. Si la vision architecturale américaine du début du xxe siècle, incarnée notamment par Frank Lloyd Wright, s’est construite contre le néoclassicisme caractéristique des constructions de la ville blanche, cette dernière a aussi permis de mettre en œuvre des avancées majeures (sur le plan de l’alimentation électrique ou de la structure des bâtiments) qui, à leur tour, ont contribué à rendre possible le fonctionnalisme de la Prairie School.
A. B.
En écho
LA FIGURE POLITIQUE ET RELIGIEUSE DE MOÏSE – La revue Incidence, une jeune revue de grande tenue publiée par Bernard Condominas (Incidence 8. Philosophie, littérature, sciences humaines et sociales, Paris, Éd. du Félin, automne 2012), consacre un dossier substantiel et original aux figures de Moïse dans la philosophie politique. Ce qui revient à se demander avec Jan Assman : « Non pas, Sommes-nous des Grecs, Sommes-nous des Juifs, mais Sommes-nous des Égyptiens ? Mais qui Nous. » À côté de textes consacrés au Moïse de Rousseau (Bruno Bernardi), au Moïse de Nietzsche (Michèle Cohen-Halimi) et aux Moïse de Jean-François Lyotard (Gérald Sfez), on lira un article de Bruno Karsenti sur l’hypothèse du meurtre de Moïse et une réflexion de Jan Assman sur la violence religieuse et Moïse. Le secrétaire de rédaction Jonathan Chalier s’attarde longuement en ouverture sur l’esprit de ce dossier : « Moïse, prophète, libérateur, instituteur et législateur du peuple juif, est une figure de la mémoire et non de l’histoire, puisqu’en dehors du récit biblique, on ne sait pratiquement rien de lui. À plusieurs reprises dans l’histoire de l’Occident, des penseurs (de Manéthon à Freud) ont formulé l’hypothèse de son origine égyptienne, établissant une communauté secrète entre Israël et l’Égypte, là où le récit biblique tend à forcer les oppositions. Il en résulte une interrogation sur les origines du monothéisme, sur le sens de la Distinction Mosaïque entre vérité et fausseté dans la religion et sur les implications politiques de l’interdit des représentations […] La distinction mosaïque définit le monothéisme comme contre-religion, religion qui exclut les autres en considérant que l’on ne peut traduire les faux dieux. »
HÉRODOTE ET LA GÉOPOLITIQUE – Le dernier numéro de la revue (3e-4e trimestre 2012, Paris, La Découverte) est l’occasion d’une réflexion sur « la géopolitique des géopolitiques ». Si cette expression, qui renvoie à l’objet de la revue depuis sa fondation par Yves Lacoste, est employée, la raison profonde en est le décalage que souligne Béatrice Giblin dans son introduction entre l’engouement médiatique pour la géopolitique et la résistance savante à l’approche géopolitique des conflits. Cela nous vaut des articles sur le raisonnement géographique, la cartographie, la mondialisation économique et la souveraineté des États, le nomadisme, la Russie, l’Otan, le Brésil, etc. Autant de thèmes qui font comprendre la permanence de cette revue indispensable.
LA REVUE CRITIQUE – Le numéro de décembre est consacré au philosophe américain John Dewey, l’un des pères fondateurs du pragmatisme. Longtemps oublié, méconnu en France, il fait l’objet ces dernières années de nombreuses traductions. Ce numéro, outre deux articles qui partent de son dernier livre traduit, Expérience et Nature, contient d’ailleurs un inédit, « Le postulat de l’empirisme immédiat », traduit par Stéphane Madelrieux.
RAISONS POLITIQUES (no 48, 2012) – « Prédictions apocalyptiques et prévisions économiques » : « Lier prédictions eschatologiques et prévisions économiques pourrait sembler, au premier abord, assez incongru », écrivent les coordinateurs du dossier, Thomas Angeletti, Arnaud Esquerre et Jeanne Lazarus. Pourtant, ces deux modes de la prédiction peuvent être liés, notamment dans leur rapport au temps, dans leur désir de le maîtriser (la fin de la crise, la fin du monde, auront lieu à tel moment). Le rapprochement vaut cependant davantage par le contraste qu’il instaure : « Prévision économique et prévision eschatologique sont à penser ensemble parce qu’elles sont l’envers l’une de l’autre. »
TERRES DE SANG – Le livre de Timothy Snyder, Terres de sang, dont nous proposerons prochainement une lecture (assortie d’un entretien avec l’auteur), fait événement. Qu’on en juge par l’intérêt que les revues lui accordent : alors que Bernard de Backer lui consacre un long compte rendu critique dans La Revu nouvelle de Bruxelles (novembre 2012, no 11), Le Débat (novembre-décembre 2012) lui consacre un dossier comportant de nombreux articles (T. Snyder, C. Ingrao, A. Portnov, H. Rousso, D. Stola, A. Wieviorka…).
INTER_ZONE ET REVERS : DEUX NOUVELLES REVUES – Alors qu’Esprit change discrètement de couverture et que l’on parie plus que jamais sur l’avenir des revues, faisons-nous le plaisir de signaler la naissance de deux revues dont le travail graphique et intellectuel force l’attention. Ainsi peut-on citer Inter_zone, dont le premier numéro a pour titre (bien venu) « Maux de dette » (voir le site de la revue : interzonerevue.org, et contact@interzone-revue.org), et la revue quadrimestrielle éditée par l’association Revers (contact@revuerevers.fr), dont le premier numéro est titré « La déroute des parallèles ».
Avis
Esprit en 2013. À partir de ce mois de janvier 2013, Esprit a une nouvelle couverture. Un changement hautement symbolique, puisque j’ai demandé à Marc- Olivier Padis (qui est arrivé à Esprit en 1992) de me remplacer comme directeur de la rédaction de la revue. Ce qui me permettra de poursuivre plus librement des travaux personnels. Avec Alice Béja, qui assume la tâche de secrétaire de rédaction depuis plus d’un an, il aura désormais la responsabilité du contenu de cette publication (choix des articles, recherche des auteurs…), ce qui en est la raison d’être bien entendu, et aura donc pour charge de justifier avec les équipes qu’il mettra en place et les actions qu’il conduira la poursuite de l’aventure d’Esprit. Les différents colloques organisés à l’occasion des 80 ans de la revue nous ont tous convaincus que cette revue avait toujours, et peut-être plus que jamais, un rôle décisif à jouer. À nous de le montrer à nouveau.
Mais la revue est aussi une entreprise commerciale totalement indépendante qui ne se nourrit pas de subventions et n’a pas de mécènes. Esprit n’est pas non plus porté par une maison d’édition (faut-il le rappeler ? Esprit ne dépend pas des éditions du Seuil) : il nous faut donc imaginer le modèle économique qui correspondra le mieux à sa consolidation dans un contexte qui ne lui est pas particulièrement favorable (affaiblissement de la lecture, concurrence de l’internet, difficultés dans le secteur de la distribution, fragilisation des librairies…), ce à quoi je m’emploierai en restant le directeur de la publication d’Esprit (et par ailleurs vice-président du Syndicat de la presse culturelle et scientifique). Pour assumer cette tâche économique et juridique, je m’appuierai sur Mireille de Sousa, notre directrice administrative, et sur un conseil d’administration actif dont les membres ont été renouvelés. On l’aura compris, je ne quitte pas la revue, je passe le témoin rédactionnel à des gens plus jeunes sans que ce passage marque, comme aime à le dire Marc-Olivier Padis, une rupture générationnelle. Ce n’est pas la première fois qu’Esprit procède ainsi, c’est l’une de ses marques de fabrique ! Mais on l’aura également saisi, la revue Esprit a un coût et vit d’abord de ses lecteurs, de leur confiance et de leur intérêt. C’est pourquoi nous comptons sur vous pour favoriser la poursuite de cette aventure (l’abonnement restant la meilleure formule) et pour parier sur une revue qui, depuis dix ans, mise à la fois sur le papier et sur le numérique (ce dont témoigne notre site www.esprit.presse.fr).
À suivre donc, et merci à tous les lecteurs fidèles sans lesquels Esprit n’existerait pas.
Olivier Mongin
- 1.
Georges Canguilhem, la Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965, p. 70.