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Crise écologique : vers un jardin des pays riches

novembre 2012

#Divers

Vingt ans après le sommet de Rio, qu’en est-il des négociations internationales sur l’environnement ? Force est de constater que bien peu de choses ont été faites, si bien que c’est un choix par défaut qui s’impose : faute d’investir aujourd’hui, on reporte les décisions à demain. Ce qui veut dire que nous acceptons de fait une « écologie à deux vitesses », entre les pays qui auront les moyens de limiter les dégâts de la crise environnementale, et ceux qui seront démunis face aux risques écologiques.

L’année 2012 marque le vingtième anniversaire du sommet de Rio et le vingt-cinquième du rapport Brundtland. On est à l’heure du bilan. Il faut reconnaître qu’il est pitoyable : on a tergiversé, discuté sur les mécanismes économiques de droits négociables ou de taxes, on a construit des éoliennes et des centrales nucléaires, puis à Copenhague, et à nouveau à Rio cette année, chaque pays a campé sur la défense du moindre coût. Nous proposons ici de pousser la réflexion sur ce qui va se passer si, comme jusqu’à présent, les discussions internationales sont dominées par la défense à courte vue des intérêts de chacun.

Le résultat de ces atermoiements est que les glaces arctiques fondent à une vitesse qui surprend les scientifiques eux-mêmes, de sorte que le passage entre le Canada et le Pôle se dégage et ouvre une nouvelle voie maritime. On a calculé qu’elle faciliterait l’exploitation des gisements du pétrole arctique et raccourcirait le trajet Europe-Asie de 4 000 milles nautiques environ. Déjà la Russie, le Canada et le Danemark prospectent la zone et négocient entre eux.

Le passage du Nord-Ouest, cette voie que les navigateurs cherchaient depuis des siècles, s’ouvre enfin. C’est un symbole. Résume-t-il toute notre philosophie de l’avenir ?

Le développement durable, un concept ambivalent qui a retardé l’action

La conférence de Rio de 1992 avait marqué une prise de conscience mondiale de la gravité et l’urgence des problèmes d’environnement. Elle avait recueilli un large consensus en affirmant que le développement et l’environnement ne devaient pas être considérés comme antinomiques mais qu’une complémentarité devait être trouvée entre les deux. Réconciliation des écologistes et des économistes, après les travaux du Club de Rome, le rapport de la Commission sur l’environnement et le développement de l’Onu (rapport Brundtland) a préparé le sommet de Rio qui avait débouché sur cinq textes : Action 21 présentait le programme d’action ; la déclaration de Rio déclinait la responsabilité des États sous forme de 27 principes généraux ; les principes relatifs aux forêts ; la convention sur les changements climatiques ; la convention sur la diversité biologique. La philosophie du développement durable y suivait deux lignes maîtresses : l’équilibre entre les différents facteurs qui contribuent à la qualité de la vie, et l’obligation que les générations actuelles laissent aux générations futures des ressources sociales, environnementales et économiques suffisantes pour qu’elles bénéficient de niveaux de bien-être au moins aussi élevés que les nôtres. Pour cela, elle s’appuyait sur trois « piliers » : l’économique (le développement durable présente un objectif de croissance et d’efficacité économique) ; le social (ce développement doit partir des besoins humains et donc répondre à un objectif d’équité sociale) ; l’environnemental (le développement durable doit contribuer à préserver, améliorer et valoriser l’environnement et préserver les ressources pour le long terme).

Ces idées générales se fondaient sur de nombreux travaux. Les scénarios publiés à l’époque de la conférence de Rio, notamment « Énergie pour un monde vivable » (1988), « Noé, nouvelles options énergétiques » (1989), sont révélateurs des principales hypothèses sur lesquelles on pensait pouvoir miser. Tout d’abord, une diminution de l’intensité énergétique des pays du Nord, c’est-à-dire de l’énergie nécessaire à la production d’une unité de Pib. On estimait qu’il y avait beaucoup d’économies à faire dans les rendements des machines, les gaspillages divers et par l’usage de matériaux dont la fabrication nécessitait moins d’énergie. Les calculs montraient que des gains considérables pouvaient être réalisés par l’amélioration des transports et l’isolation des logements.

On tablait ensuite sur le fait que les pays en développement utiliseraient des technologies aux performances énergétiques voisines du niveau qu’elles avaient dans les meilleurs secteurs de l’époque et on concluait qu’ils pouvaient atteindre en 2020 le niveau de vie des habitants de l’Europe de l’Ouest de 1975-1980 en dépensant trois fois moins d’énergie.

On misait en troisième lieu sur une anticipation économique vertueuse dynamisant rapidement les énergies renouvelables : solaire, éolien, hydraulique, marées, houle, thermique des mers, géothermie, biocarburants. Elles pourraient couvrir en 2020 15% des besoins des pays du Nord et 40% de ceux des pays du Sud, et les deux tiers des besoins globaux en 2100. Enfin, une prise de conscience mondiale devait conduire à aider les pays pauvres par l’éducation et l’investissement pour freiner l’accroissement de population de sorte qu’un rapprochement des modes de vie s’opérerait (les consommations énergétiques par habitant passeraient d’un écart de 0, 4 à 7, 5 tonnes d’équivalent pétrole par an entre les pays pauvres et les pays riches en 1985 à un écart de 0, 8 à 1, 7 en 21001).

Sans doute ces scénarios ne prétendaient pas prédire l’avenir, mais seulement démontrer ce qui était faisable. Il apparaît néanmoins évident que la consommation d’énergie reste corrélée au développement, aujourd’hui comme il y a trente ans. Les émissions de CO2 sont restées constantes depuis 2000 dans les pays de l’Ocde et ont été plus que multipliées par deux en Chine, par 1, 4 en Inde. Pour le monde entier, elles ont augmenté d’un quart de 2000 à 20092. Les surfaces boisées ont diminué de 3, 5%, le déclin de la biodiversité et des réserves halieutiques n’est plus une menace mais un fait observé et mesuré. Pendant ce temps, les négociations sont quasiment au point mort. On ne peut pas dire que rien n’ait été fait, mais depuis vingt ans, les évolutions résultent presque exclusivement du jeu des forces économiques traditionnelles dans une compétition internationale renforcée, y compris la relative bonne conduite des pays occidentaux qui découle d’une croissance très faible.

L’évolution de la situation du tiers monde a été également dominée par la libération de la violence des forces économiques. Ce qu’on appelait l’économie du développement dans les années 1980 et qui consistait à trouver régionalement des configurations d’échange et de production adaptées aux modes de vie locaux, a été remplacé par l’idée d’une mono-économie où chaque pays devait s’adapter à la demande mondiale dans un marché globalisé3. Il en a résulté une surexploitation des ressources naturelles et des profits peu redistribués tirés de tous les différentiels, de salaires, de conditions sanitaires, d’exigences environnementales. L’augmentation de la pollution et la dégradation de la vie urbaine sont sans précédent. La spirale est descendante. Les faiblesses de santé et d’éducation accentuent les préoccupations immédiates et la négligence des biens communs se répercute sur la détérioration des écosystèmes. Les conséquences naturelles sont souvent irréversibles. Les paysans du tiers monde voient leurs capacités de choix se réduire, pauvreté et non-durabilité se renforcent et empêchent toute amélioration pérenne du bien-être4.

L’industrie nucléaire, quant à elle, est typique d’une recherche d’avantages pour soi induisant des risques pour les autres. Quatre pays européens ont renoncé au nucléaire civil, alors que vingt-quatre réacteurs sont en projet en Europe dont six en construction. Actuellement, plus de trois cent quarante réacteurs nucléaires fonctionnent dans le monde. Beaucoup ont été construits dans les années 1970 et sont vétustes. La question des déchets s’aggrave. La multiplication des centrales nucléaires dans les pays en développement pose des problèmes de sécurité graves, compte tenu notamment des questions de corruption et de terrorisme. Aucune réglementation internationale n’existe pour les déchets. Comment empêcher que le Pakistan, l’Iran ou d’autres pays producteurs achètent des emplacements de décharge à des pays plus pauvres ? Aujourd’hui, soixante-cinq réacteurs nouveaux sont en construction. Selon cette tendance, des accidents plus nombreux sont probables, qui laisseront des traces définitives5.

Sur le plan économique, l’importance accordée aux générations futures était entachée d’une insidieuse ambiguïté. D’un côté, elle pointait à juste titre l’inanité et les conséquences désastreuses des raisonnements économiques de justification des taux d’actualisation qui écrasent exponentiellement l’avenir. D’un autre côté, dans un contexte général où la recherche scientifique et l’innovation restent considérées comme primordiales dans une « société ouverte », il ne fallait pas sous-estimer les capacités inventives des générations futures de sorte que les calculs économiques devaient prendre en compte les « valeurs d’option » par lesquelles des stratégies d’attente peuvent être meilleures que ne l’indiquent les probabilités actuellement connues. Chaque étude proposant des outils décisionnels immédiats s’est trouvée accompagnée d’articles calculant qu’il valait mieux attendre.

Plus généralement, les universitaires en économie de l’environnement n’ont pas réussi à construire un corpus théorique assez fort, simple, et scientifiquement fondé, pour écarter clairement le néoclassicisme dominant. Les critiques, nombreuses, majoritaires même, de l’économie financière mondialisée, ne sont pas parvenues à briser les liens entre les théoriciens du capitalisme d’actionnariat et les acteurs et décideurs de l’industrie et de la politique, ni à contrecarrer réellement leur influence dans les revues économiques et la formation des jeunes élites. Au final, l’économie de l’environnement se préoccupe surtout de ce qui est faisable sans aucun changement idéologique ni social, et on peut souvent se demander à la lecture de ces travaux si c’est l’environnement ou la raison économique qu’on veut préserver.

Dans l’idée de développement durable avec ses trois volets – écologique, social et économique – il y avait aussi la volonté de concilier le Nord et le Sud et de mettre en œuvre des principes de débat public et de précaution. Cela voulait vraiment dire quitter le monisme qui domine la civilisation occidentale. C’était une ambition beaucoup plus révolutionnaire que le discours sur l’harmonie et la synergie ne le laissait croire. Il s’agissait de reconnaître enfin et de penser politiquement la diversité des dimensions propres à la réalité socio-naturelle, un vivre ensemble nouveau à construire. Or, il n’en a rien été, l’obsession techno-économique a continué de plus belle.

On n’a pas vu clairement que, pour faire contrepoids à la raison économique, il fallait engager des actions à tous les niveaux, donc mobiliser beaucoup d’argent ! En vingt ans, au contraire, le consensus autour de la compétition s’est renforcé. À quoi va-t-il conduire sur le long terme ? Les capitaines de l’économie savent gagner mais ce qui se passe pour les perdants est laissé dans l’ombre. Les pauvres sont voués à une providence extérieure, à trouver par eux-mêmes, alors que les possédants ont su se doter de sécurités de toutes sortes. Au total, l’économique s’adapte sans changement de fond, l’écologique progresse surtout verbalement dans l’opinion et le volet social a complètement échoué.

Le choix par défaut est la dynamique inégalitaire

Les menaces annoncées par les écologistes ont maintenant été suffisamment relayées par les médias pour être connues de tous et dans tous les pays. On les affiche sur les murs des universités chinoises et on en parle aussi bien sur l’internet que dans les petites communes de Bretagne. Elles ont été exprimées le plus souvent en termes universalistes : cela risque d’être grave pour tout le monde. En quelques décennies ces mises en garde ont incontestablement suscité des réactions. Les mouvements pour l’action écologique (systèmes d’échanges locaux, recyclage, commerce équitable, agriculture bio, microfinance, etc.) connaissent une vitalité certaine. D’autres ont contesté les dires de la communauté scientifique et, quoique très peu nombreux, sont parvenus à une audience médiatique disproportionnée en jouant finement de la légitimité épistémologique des controverses. Mais la plupart des gens, l’immense majorité, pris dans des contraintes familiales et professionnelles immédiates, ont considéré qu’entre le laisser-faire et les prévisions alarmistes du Club de Rome, l’avenir prendrait vraisemblablement un chemin intermédiaire. Dans les pays avancés, on se résigne à vivre avec ces nuages. On trie les déchets et on préserve absolument la transmission du patrimoine6.

On doit donc s’interroger à la fois sur la force du fatalisme et sur la pertinence du catastrophisme. Ce n’est pas l’épithète « éclairé » que lui accole Jean-Pierre Dupuy (une référence au « despotisme éclairé » ?) qui sème le trouble. Hans Jonas avait déjà envisagé une dictature comme solution extrême7. Mais bien plutôt la sublimation métaphysique de cette thèse :

Penser la continuation de l’expérience humaine comme résultant de la négation d’une autodestruction […] avec l’espoir que cet avenir […] bien qu’inéluctable n’ait pas lieu8,

formule logique qui rappelle comme une sœur celle de l’épistémologie poppérienne et qui, comme elle, ne fournit aucun outil concret pour mener de front des interprétations qui ne se trouveront tranchées que dans un futur lointain. Aujourd’hui, c’est une formulation plus précise qui nous interpelle : « Quelles catastrophes et pour qui ? » Il est plus intéressant ici de transposer l’idée de Max Weber d’« idéal type » qui s’ouvre concrètement sur le pluralisme politique : dessiner effectivement des « désastres types » pour qu’on en débatte.

C’est une telle lecture que je propose, en étant convaincu évidemment qu’il y a en d’autres. L’absence de solidarité des puissants avec les faibles prend une allure inédite dans le contexte contemporain de mondialisation néolibérale où prédomine la finance de marché. Quels que soient les coefficients et les paniers d’indices choisis comme critères, le niveau de vie dans le monde se rapproche de plus en plus en pourcentage d’une courbe de Heaviside : proche de zéro pour la plupart, proche de un pour les autres9. C’est la nouvelle dynamique à l’œuvre compte tenu de la finitude de l’espace, des ressources minérales et fossiles, et du flux d’énergie disponible.

Universalisme angélique, irénisme naïf, ou tout simplement généralité, le discours du développement durable s’est heurté à une dure réalité : le désintérêt des humains envers leurs semblables fait de la référence à l’unité de l’humanité, « notre planète », « notre avenir », une fiction.

L’avenir tel qu’il se dessine est tout autre : la dégradation de l’environnement naturel et social sera tel qu’il affectera la population des pauvres par la désespérance et les fléaux de toutes sortes, sans que, pour autant, les riches ne voient leur avenir réellement mis en péril. Il semble bien que ce soit là la voie que nous sommes en train de choisir par défaut. C’est le nouveau passage du Nord-Ouest10. Il consiste à ne dépenser des fonds pour les peuples en déclin économique que dans le seul objectif de limiter leurs nuisances environnementales sur les riches. La catastrophe générale est improbable, de même que la voie optimale qui allierait solidarité et responsabilité. La voie étroite sur laquelle nous sommes engagés, avec une grande ambiguïté politique, laisse ouverte la route du « progrès » économique !

Les travaux du Club de Rome actualisés il y a quelques années par l’équipe de Dennis Meadows (Massachusetts Institute of Technology, Mit) décrivent divers scénarios suivant différentes hypothèses de consommations d’énergie, d’utilisation des ressources non renouvelables et d’efforts sur les pollutions. Mais tous concluent à une surcharge mettant fin à la période de croissance à plus ou moins brève échéance. Les excès, les consommations exponentielles et les inerties font que, dans bien des domaines, les équilibres possibles sont dépassés et entraînent, ensuite, une décroissance. Parvenus à ce point, les modélisateurs ne veulent pas prolonger leurs scénarios, ils expliquent que les phénomènes d’effondrement après les pics sont hors d’atteinte par la modélisation pour la raison qu’ils signifient forcément des changements sociaux profonds qu’on ne peut anticiper de façon fiable. Ces universitaires sont pris, comme les experts du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), par la nécessité de se rapprocher le plus possible d’un discours scientifique. Ils ont donc évité d’étudier qui sont réellement les gagnants et les perdants dans cette affaire.

Il est assez frappant, cependant, que les études menées par les services des organismes internationaux tels que l’Onu, la Banque mondiale, le Fmi sur l’évolution de la pauvreté dans le monde ces dernières décennies concluent à une amélioration de la situation, légère mais générale sauf exceptions ponctuelles. De même, les indices de développement humain (Idh) ne diminuent pas. En revanche, les études de ces mêmes organismes sur les inégalités entre pays et, plus encore, au sein des pays (coefficient de Gini), concluent à une nette augmentation des écarts11. Partout, l’accroissement des revenus du quintile le plus riche est le principal facteur de cette augmentation : la pauvreté proprement dite, on ne la voit pas empirer12.

Ce qui est curieux. En vingt ans, la population urbaine a augmenté de 50 %13. Les solidarités familiales et de voisinage compensent une partie des difficultés économiques mais ne peuvent pas répondre à toutes les situations. Les statistiques ne mesurent pas bien certaines évolutions parce que leurs grilles ne voient pas les problèmes nouveaux. Beaucoup de chiffres sont fournis par des services plus ou moins liés aux gouvernements locaux qui n’ont pas intérêt à mettre en lumière la récession, synonyme de leur inefficacité. On sait que les catastrophes peuvent augmenter le Pib. Mais le phénomène est bien plus profond. Il est à courte vue de penser que la « société ouverte » ne tire son imprédictible nouveauté que du progrès scientifique. La misère invente, elle aussi, et en permanence, elle construit des souffrances nouvelles avec ses matériaux disparates.

À partir de nos indices, si nous prolongeons les courbes actuelles, les phénomènes de finitude imposent leur dure logique. Après un palier dû à la crise financière, la consommation mondiale de pétrole est repartie à la hausse, atteignant le sommet historique de 87, 4 millions de barils par jour en 2011. En notant qu’il en va de même pour les autres ressources, nous sommes convaincus que des chamboulements majeurs sont amorcés. Ceux-ci se traduiront dans les faits par une situation inégalitaire à l’extrême, inscrite dans la géographie naturelle et sociale. Un exemple paradigmatique est la catastrophe du cyclone Katrina en Louisiane et à la Nouvelle-Orléans en août 2005. Les dégâts prévisibles avaient été annoncés par la météo. Les familles aisées ont pu quitter les lieux mais les pauvres ne pouvant se payer des nuits d’hôtel ont été pris dans l’ouragan. Les survivants qui n’avaient pas d’économies ont tout perdu et, par la suite, aucune solidarité n’a fonctionné pour eux.

On peut craindre d’après les travaux du Giec qu’à partir de niveaux de perturbation voisins de 2 oC d’élévation de température moyenne, le changement climatique ne soit plus gérable en ce sens que des irréversibilités graves apparaissent (diminution des calottes glaciaires, de l’albédo terrestre, modification de l’anneau général des courants marins, fonte du permafrost, etc.) et que les irrégularités saisonnières entraînent des dégâts impromptus et imprévisibles ne permettant plus l’anticipation de politiques économiques et agricoles efficientes dans les pays les plus vulnérables.

Tout le monde a peur. Le citoyen ne le dit pas si simplement, car il a sa pudeur. On a peur pour l’avenir et pour tout ce qui nous relie à l’avenir, à nos traces, à nos enfants. Et lorsqu’on est angoissé, l’attitude qu’on réserve à ceux qui sont incapables de vous rassurer va au-delà de l’absence de confiance, on ne peut s’appuyer sur eux et ils ne méritent que le mépris. Mieux vaut ne pas trop écouter tous ces catastrophistes ! Mais qui peut nous rassurer ? Sûrement pas les pauvres, évidemment.

Nicholas Stern estime dans son rapport à 200 millions le nombre de personnes déplacées dès le milieu de ce siècle par suite des pénuries d’eau, de nourriture ou de travail. Albert Jacquard concluait son livre sur la démographie mondiale, écrit au moment de la conférence de Rio de 1992, par cette phrase :

Le seul scénario compatible avec les limites de la planète est celui qui admet une diminution de moitié de la consommation d’énergie dans les pays industrialisés14.

C’est ce que pensaient les chercheurs bien documentés sur le sujet à l’époque. Aujourd’hui, cette autolimitation est sortie de l’esprit non seulement des meneurs de l’économie mondiale, mais aussi des ménages qui gèrent un patrimoine difficilement acquis. La voie se dessine de plus en plus clairement, non pas à proprement parler d’un apartheid voulu, mais simplement d’une analyse coût-bénéfice générale : il sera moins cher et plus sûr de dépenser les seules sommes destinées à préserver notre environnement (et quelques raretés animales et végétales dans des parcs placés sous vidéosurveillance) que d’aider les pauvres à s’en sortir15. Il suffit, lors de toute décision ou négociation, de répéter indéfiniment : « Mais qui va payer ? » et cette solution émergera toute seule, sans taxe, ni gouvernement mondial contraignant. « Qui fait l’ange fait la bête » : on constate que l’action politique a peu de chance de traduire demain un projet fondé en raison. Tant qu’elle restera l’expression de pouvoirs économiques, médiatiques et militaires, l’intérêt de chacun restera plus aisément identifiable que l’intérêt général.

Il se dessine nettement la perspective du délaissement, l’humanité se scindant en deux ensembles qui ne sont pas des régions géographiques mais plutôt économiques et ethniques, ceux qui progressent et ceux qui régressent. Ceux qui avancent se faisant progressivement à l’idée perverse que la civilisation consiste à gagner, et qu’il y a des périodes où la confiance en soi doit primer sur l’altruisme. Cela n’est-il pas d’ailleurs confirmé par la « science économique » qui est la même pour tous ainsi que la liberté d’entreprendre ? Il faut donc chercher les principales raisons de l’exclusion chez les exclus eux-mêmes et surtout ne pas en faire des « assistés ». Mais ceci est beaucoup moins pensé, réfléchi et machiavélique qu’on pourrait croire. C’est tout simplement la force du business as usual qui fait son œuvre tranquillement, en toute bonne foi16.

Dans les zones proches de la friction entre les deux ensembles, les tensions sont les plus vives. On peut se maintenir ou débouler la pente. On le voit bien en Grèce, en Espagne, où les classes populaires sont confrontées à des antinomies insupportables. Les pays arabes voient les rentes et les investissements de leurs coreligionnaires les plus riches du monde accaparés par leurs dirigeants. La Chine est confrontée à des inégalités de salaire vertigineuses. Les grandes villes sont les lieux où ces tensions fracturent la société. Les exigences de diminution des consommations énergétiques dans les transports plaident en faveur de cités plus regroupées, irriguées de transports collectifs efficaces. Au contraire, les métropoles s’étendent toujours plus avec des zones périurbaines pauvres et des centres-villes dont les prix fonciers exorbitants gravent dans la pierre les appartenances sociales17. Par le seul jeu de l’économie libérale, l’augmentation du prix des transports ne permet pas de rassembler la ville en un ensemble cohérent mais paupérise davantage les zones périphériques où le chômage augmente par un accès plus restreint aux emplois18. Seule une politique onéreuse en faveur des zones excentrées peut éviter le décrochage entre les beaux quartiers et les faubourgs19.

Depuis 2010, la question de la dette – plus précisément le risque afférent au non-remboursement des dettes – pour l’économie des pays et pour leurs finances publiques a pris une importance considérable dans les débats politiques et la définition des politiques économiques partout dans le monde. En Europe, les chefs de gouvernement ont élaboré à plusieurs reprises des mesures propres à rassurer les banques sur le risque de défaut des pays périphériques. Aux États-Unis, la politique sociale du programme électoral de Barack Obama a été mise à mal par la règle de plafonnement de la dette. Les agences de notation sont pieusement écoutées comme les Grecs et les Romains interprétaient l’oracle de Delphes20. Les détenteurs des obligations sont les banques, les compagnies d’assurances et les fonds de pension et, avec des différences suivant les pays, à travers ces institutions on trouve les ménages des classes moyennes et supérieures des pays avancés. C’est donc essentiellement pour des créanciers anonymes que l’on demande des efforts budgétaires dans les pays mal notés, ce qui y pénalise les actions publiques de long terme pour la transition écologique. Comment ces anonymes, relativement peu nombreux, sont-ils capables de faire agir les responsables élus pour les défendre ? Parce que le risque de krach en cas de défaut d’un pays, dramatisé par certains économistes, paralyse les décisions politiques.

La dette contraint évidemment aussi les pays pauvres. On estime qu’avec l’accroissement naturel de la population, trente-six pays, regroupant 1, 4 milliard d’habitants, connaîtront une pénurie d’eau ou de terre cultivable en 2025. L’eau et la nourriture vont être des facteurs décisifs de la dynamique inégalitaire. Une part de la classe moyenne mondiale est en train d’adopter le régime alimentaire occidental et son mode de vie extrêmement consommateur d’eau. Cela se répercute directement sur l’agriculture qui représente 70% de l’eau utilisée actuellement. À cela vient s’ajouter le fait que les pays exportateurs de céréales (États-Unis, Canada, Argentine, Australie) vont consacrer des surfaces importantes à des cultures destinées aux biocarburants qui diminueront la production et feront monter les prix mondiaux des céréales (ces politiques, peu convaincantes sous l’angle du bilan énergétique, sont menées surtout pour des raisons de balance commerciale21). À cela s’ajoutera encore une irrégularité plus grande et plus incertaine des prix mondiaux dus à la spéculation et aux intempéries. Les pays pauvres sont aussi ceux où l’action publique est limitée et l’État « défaillant » : exposés aux contraintes climatiques, aux difficultés d’approvisionnement en eau et aux risques de famine (comme dans la corne de l’Afrique en 2011), ils sont en outre aux prises avec l’insécurité, le trafic de drogue, la violence paramilitaire, la prostitution, les épidémies qui fragilisent l’État.

La révolution industrielle fut une succession d’équilibres et de déséquilibres entre les profits capitalistes et les retombées salariales grâce aux luttes syndicales dans la répartition des avantages du progrès et de la consommation. Maintenant le tiers monde a cessé d’être exportateur de produits agricoles et son déficit commercial alimentaire est croissant. Le capitalisme a eu cette habileté qu’après la période de décolonisation, l’extraction minière a fortement augmenté dans les pays du tiers monde sans que cela se répercute sur le développement économique. Dans les vingt dernières années du siècle passé, la dette énorme, les taux d’intérêt élevés entraînent un bilan nul voire négatif du flux net des ressources du tiers monde. On sait depuis bien avant Rio que les « besoins » auxquels sont habitués les pays développés ne peuvent pas – c’est arithmétique – être étendus à la population mondiale. Cela veut donc dire que pour les préserver (a fortiori pour les augmenter, comme le répètent les politiciens sur la croissance bientôt retrouvée) il faut maintenir à un bas niveau ceux du plus grand nombre des humains.

Dans un tel contexte, que peut-on attendre des politiques environnementales ? Répété dans toutes les conférences internationales, l’argument selon lequel l’inaction risque de coûter bien plus cher que l’adoption immédiate de programmes concertés n’a pas convaincu. Pourquoi ? Parce que ce raisonnement, a-t-il été considéré, ne tenait que si l’on énonçait des mesures contraignantes pour tout le monde sur la planète, ce qui limiterait les possibilités de développement. Le coût pourrait être plus faible, et surtout mieux contrôlé, préfère-t-on penser, si on limitait les dépenses à l’adaptation des comportements, à la diminution de la pression sur les ressources et aux modifications de l’environnement et qu’on calait l’agenda sur ces nécessités économiquement mesurables. Tel est le sens des plaidoyers qui se développent actuellement au sein des pays riches comme alternative au scénario d’un effort mondial global et solidaire.

Sous le terme de climate realism, les pays riches sont en train de se débrouiller pour faire échouer toute politique internationale de réduction des émissions de gaz à effet de serre autre que la mise en place d’un marché des émissions de CO2. Un tel système, cependant, ne peut permettre aux pays peu développés 2 de réorienter leurs économies qu’à condition d’aides importantes spécifiques venant compléter la traditionnelle aide au développement. Cette remarque de bon sens faite lors de la conférence de Copenhague par les Ong, le rapport de la Banque mondiale et Nicholas Stern est pourtant restée lettre morte. Ces transferts sont nécessaires pour que la politique énergétique ait un effet sur la composition physique de l’atmosphère et ils sont légitimes pour atténuer le double privilège des pays riches : ils ont pu se développer sans se préoccuper de la pollution et ils pourront s’acheter le plus de permis d’émission dans l’avenir. La logique de marché est considérée comme tellement normale que ces transferts, s’ils voient le jour, apparaîtront comme des aumônes alors qu’ils ne seraient que justice. Le climate realism accorde la priorité aux dépenses d’adaptation plutôt qu’à celles de réduction des émissions. Cette littérature de plus en plus abondante cache, par un cynisme inavoué, son principal argument qui est le suivant : certes les modifications climatiques créent des nuisances pour tout le monde avec des variations ici ou là, mais l’adaptation à ces changements nécessite des moyens économiques et financiers importants que les pays riches peuvent envisager mieux que les autres, ce qui, à court terme, modifiera les rapports dans les discussions internationales. Dit autrement, les investissements pour les réductions et pour l’adaptation sont utiles, mais les seconds sont les seuls à améliorer nos positions relatives dans les rapports de force économiques.

Au cœur de l’argumentation de la poursuite du progrès économique se trouve une théorie plus élaborée, celle de la « modernisation écologique » qui prône un respect absolu de l’environnement grâce à des ruptures technologiques innovantes permettant un découplage progressif entre énergie et économie. Elle se présente comme une solution flexible et à moindre coût des problèmes d’environnement. Cette utopie très séduisante trouve ses partisans surtout dans les sociétés très avancées, notamment en Allemagne, aux Pays-Bas, dans les pays scandinaves (et dans une moindre mesure aux États-Unis), où les flux économiques des services ont une part importante dans le Pib et où le rêve d’une autonomie individualiste semble une voie possible et prometteuse grâce aux micro-éoliennes, cellules photovoltaïques, panneaux solaires, isolation thermique, piles à combustible, voitures hybrides électricité-biocarburants, etc., évitant les coûts des infrastructures de transport des énergies classiques, parallèlement à la mise en œuvre progressive de recyclages efficaces. Les expériences et réalisations actuelles ne permettent pas de faire d’ores et déjà la preuve d’une vie de qualité avec une empreinte écologique faible et durable car elles se greffent sur des structures économiques encore classiques et consommatrices de ressources. Elles suggèrent néanmoins que c’est possible. Cette possibilité ouvre une nouvelle perspective politique très introvertie : on laisse de côté les problèmes « insolubles » des négociations internationales avec les pays pauvres et les pays en développement et… on montre l’exemple de ce qu’il faut faire dans un cadre expérimental idéal (tout en maintenant, dans le cas de l’Allemagne, les demandes d’exception auprès de Bruxelles des émissions de CO2 des voitures de grosse cylindrée pour ne pas pénaliser l’industrie automobile). Cette idéologie, au final, ne résout aucun des problèmes de la planète et affaiblit encore plus les solidarités avec le tiers monde en confortant ses adeptes dans la conviction que « tout irait bien si nous étions seuls ».

Le réalisme climatique et la théorie de la modernisation écologique se présentent pour le grand public de nos pays avancés comme une réponse active aux menaces annoncées par les écologistes. Sur chaque indicateur – pollution, recyclage, biodiversité, forêts… –, un discours de modification corrective des usages conforme à l’analyse économique marginale recueille, grâce aux médias et aux réseaux, le soutien de beaucoup de bonnes volontés. Où cela mène-t-il ?

Aller à petits pas vers l’horrible victoire ou construire un pluralisme digne et durable ?

Pour certains, l’égoïsme des riches se révélera à long terme totalement chimérique. Même s’ils avaient la volonté, plus ou moins consciente, de faire sécession, ils n’y arriveraient pas. D’abord à cause de l’imbrication fractale des catégories sociales, ensuite à cause des problèmes écologiques (réduction de la biodiversité, changement climatique) qui nous embarquent tous dans le même bateau.

Ce n’est pas évident. L’échec des diverses tentatives de politique fiscale en faveur de l’environnement ne peut manquer de faire réfléchir. Transportons-nous dans cinquante ans, où, selon toute vraisemblance, nous aurons à faire face à un état très dégradé de la planète. Se demandera-t-on : « À qui la faute ? », « N’est-ce pas aux riches de rendre ce qu’ils ont pris ? » Non, il sera vain de chercher à démêler les responsabilités ou à laver son linge historique dans des querelles sans fin. On regardera l’état des lieux et on discutera des actions à mener : « Que faire ? » Voilà la seule question qui sera jugée raisonnable. Ce sera comme aujourd’hui : ceux qui ont acquis le pouvoir (en s’appropriant les ressources) exigeront le réalisme de solutions économiques négociées de façon pragmatique, tout simplement parce qu’ils seront en position de l’imposer. Les actions violentes, les guerres n’y changeront rien, elles seront facilement disqualifiées auprès de l’opinion et les instances internationales : on ne peut construire le durable par le terrorisme. En situation d’intérêts divergents, c’est celui dont la prospérité dépend le moins du bilan collectif qui résiste le plus longtemps.

Aujourd’hui déjà, on sent que les mentalités ont changé. Concernant l’effet de serre, le Giec, émanation de l’Onu, a eu initialement une fonction essentielle d’alerte fondée sur les savoirs scientifiques synthétisés. Mais depuis le quatrième rapport, le rôle de la communauté scientifique, en se perfectionnant, a évolué. Par une coopération internationale d’une vingtaine d’équipes travaillant sur une cinquantaine de modèles, elle fournit de bien meilleures connaissances sur l’évolution climatique, conséquence de divers scénarios d’émission, non seulement pour ce qui est de la courbe de la température moyenne mais aussi sur l’évolution du climat planétaire et des climats régionaux. Le Giec ne coordonne plus ces études mais y puise les données de ses synthèses. Parallèlement, on a vu se développer énormément d’études économiques sur l’adaptation dont l’esprit est de comparer diverses politiques énergétiques globales ou régionales pour déceler les moins coûteuses parmi celles qui ont un résultat équivalent en termes d’émission. Les inerties et les capacités d’adaptation sont, dans ces modèles, traduites en coûts afin de permettre des comparaisons. Le bilan est significatif : on fabrique des connaissances qui sont de plus en plus utilisables par les agents économiques pour optimiser leurs anticipations commerciales et leurs implantations. Le rôle de l’Onu est amoindri. Dans ces études régionales et ces raisonnements de meilleur coût entre options, les chercheurs font de la science – bien sûr – mais de la science utile à qui ? À ceux qui disposent des moyens économiques pour prendre des initiatives. Comme cela se fait dans le contexte de plus en plus sévère de la crise économique et des contractions des budgets publics, la solidarité devient une idée de plus en plus saugrenue.

Lors du colloque international de Fontevraud22 organisé par Jacques Theys en septembre 1996, la diversité des opinions sur les menaces de la technique et du profit sur l’environnement faisait place à un accord général pour considérer que le climat, au moins, imposerait un point de vue universel qui redonnerait à la recherche une tournure salutaire hors de la science « économiquement produite ». Sur cet espoir se créa l’association Global Chance. Aujourd’hui, cette idée a vécu. On mesure combien elle a été éphémère. La communauté scientifique internationale fournit essentiellement des outils pour optimiser les dépenses d’adaptation.

La question qui se dresse dès lors est de savoir si l’Occident – et les élites des pays en développement rapide dits émergents – est capable de regarder en face cet avenir ou si l’on va continuer à faire semblant de l’ignorer en construisant l’horreur sous couvert de civilisation et de progrès.

Où va le monde non solidaire ? Il ne faut pas esquiver cette question. Il va inéluctablement vers deux collectifs qui s’éloignent de plus en plus tout en s’imbriquant l’un dans l’autre géographiquement et socialement. D’un côté, des miséreux qui survivent, accablés de toutes sortes d’impossibilités et qui sont, par millions, laissés à la merci d’idéologues et de manipulateurs, religieux ou autres ; d’un autre, des « élites » qui poursuivent l’aventure du progrès technologique grâce à l’informatique et la biologie en prenant soin de ne pas lâcher les leviers du pouvoir policier et militaire. À long terme, cela conduit, selon toute vraisemblance, ainsi que plusieurs auteurs l’ont anticipé, à une différentiation des modes de vie créant deux strates humaines sociologiquement distinctes, ce qui peut fort bien déboucher à l’échelle d’un siècle, ou un peu plus, sur la réalisation des fantasmes des transhumanistes : deux espèces biologiquement différentes, l’une améliorée par les prouesses de la génétique et ne souhaitant pas se mêler à l’autre, encore brute de toutes sortes de scories héréditaires ou sociétales. Cela est compatible avec le courant de la modernisation écologique qui accueille favorablement la haute technicité microscopique (traitement informatique généralisé permettant de suivre les objets dans l’économie et les animaux que l’on souhaite protéger, etc.).

L’idée est ancienne que la gestion économique, de façon analogue aux lois générales de la compétition pour la vie, produit nécessairement des exclus. Les économistes classiques du xviie siècle avaient noté que la charité chrétienne n’était pas la meilleure conseillère en matière de richesse des nations. Aujourd’hui, la finitude de la planète change ce défaut éthique « à la marge » du développement économique en une loi implacable et numériquement écrasante. L’idéologie économique s’est perfectionnée, elle s’est infiltrée dans tous les rouages et résiste en poursuivant le même monisme. Cela signifie que l’on préfère abîmer gravement la nature et le climat en restant les mieux pourvus plutôt que de partager quoi que ce soit. Mais c’est l’avenir indéfini qui est en jeu.

L’humanité est en train de se faire piéger dans un recroquevillement dramatique des égoïsmes conduisant à des conflits armés pour la sauvegarde de son « niveau de vie ». Comme l’a dit fort justement Marie-José Mondzain, il faut aller plus loin que l’indignation, il convient

qu’on se rende compte de l’indignité silencieuse, sans bruit, sans possibilité expressive de ceux qui sont sans voix, sans abri, sans parole, coupés de leur langue, de leur pays. Ce qu’on attend, ce n’est pas un réveil des consciences mais un réveil de l’action politique. Cette organisation est cynique et rationnelle ; rationnelle, parce qu’elle a ses justifications comptables, elle a ses justifications financières, elle a ses experts économiques et elle a la rationalité des profits. Il y a une légitimité qui s’établit dans la rationalité même du capital et du capitalisme néolibéral dans sa violence qui est soutenue par la science économique23.

Qu’est-ce qui rend si difficile le changement de cap afin d’éviter cette indignité ? Pour une part déterminante, le monologisme occidental. Maintenant que l’aventure communiste a échoué avec son scientisme progressiste et conquérant, il faut reconnaître la responsabilité de la logique néolibérale et mettre en place de façon urgente la dimension collective de la planète de façon pluraliste. Évidemment, cette transition et le progrès des institutions politiques internationales vont nécessiter des compromis, des procédures, et coûter beaucoup d’argent. L’initiative est forcément du côté de ceux qui en ont.

  • *.

    Mathématicien, professeur à l’École des Ponts, chercheur au Cired, a notamment écrit dans Esprit : « Climat et développement durable : comment penser à long terme ? », août-septembre 2010 et « Une pensée devenue Monde », novembre 2009.

  • 1.

    Voir Benjamin Dessus, Atlas des énergies, pour un monde vivable, Paris, Fph-Syros, 1994.

  • 2.

    Source Ocde, janvier 2011. Selon l’Agence internationale de l’énergie (Aie), 30, 6 gigatonnes de CO2 ont été émises en 2010, soit 5% de plus que le précédent record de 2008. Les réserves de houille dans le monde, aux États-Unis, en Russie et en Chine en particulier, sont considérables et prolongeront le problème climatique bien au-delà du peak oil. Compte tenu des inerties (80% des émissions d’ici 2020 sont déjà programmées), limiter l’élévation de température moyenne à 2 oC par rapport à l’ère préindustrielle est devenu quasi impossible.

  • 3.

    Alors que la Banque mondiale et le Fmi mettaient en œuvre la politique de « l’ajustement structurel », le commerce mondial explosait. Il a quintuplé en termes réels depuis 1980 (importations et exportations de pétrole exclues).

  • 4.

    Voir Benoît Lallau, « Pauvreté, durabilité et capacité de choix », Développement durable et territoires, octobre 2004. Une analyse fine des indicateurs montre que les pays africains ont un impact plus grand sur l’environnement par unité de richesse produite que les pays européens, voir B. Kestemont, L. Frendo, E. Zaccaï, Ecological Indicators, 11 (2011), p. 848-856.

  • 5.

    Au cœur de la discussion, ligne de partage des positions sur le nucléaire, se trouve la technologie de la fusion. Ses avantages sont bien expliqués dans le récent ouvrage d’André

    Lebeau, les Horizons terrestres, réflexions sur la survie de l’humanité, Paris, Gallimard, 2011. Propre, sûre, sans problèmes de ressources, cette filière, grâce au projet Iter, est à attendre dans une cinquantaine d’années. Selon certains il n’y a donc qu’à « tenir bon » durant ce temps et nous disposerons d’une énergie inépuisable, pratiquement à volonté. Deux observations s’imposent toutefois : d’abord, les techniques de la fusion n’étant pas maîtrisées à ce jour, on ne peut faire le tour des avantages et des inconvénients. La mise au point de cette technologie pouvant durer un siècle ou davantage, faut-il laisser les centrales à fission, sales et dangereuses, se multiplier d’ici là ? Ensuite, une source d’énergie à volonté, qu’est-ce que cela veut dire ? À volonté de qui ? Les risques vont reprendre de plus belle sur une planète où la faune et la flore n’ont jamais connu que le flux solaire. L’idée manque gravement de contours précis pour fonder l’action collective internationale.

  • 6.

    Entre 2004 et 2010, le rapport entre le patrimoine moyen des 10% de ménages français les plus dotés et celui des 50% les moins dotés a augmenté de près de 10%, voir les Revenus et le patrimoine des ménages, Insee, 2011.

  • 7.

    Hans Jonas, Pour une éthique du futur, Paris, Payot & Rivages, 1998, p 112 sq.

  • 8.

    Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Le Seuil, 2002.

  • 9.

    La courbe de Heaviside ou échelon unité est celle qui vaut 0 à gauche d’un point et 1 à droite de ce point. Elle porte le nom de l’ingénieur anglais Oliver Heaviside (1850-1925), inventeur du calcul opérationnel. Beaucoup de systèmes décrits en proportion ou pourcentage, déterministes ou probabilistes, approchent asymptotiquement 0 ou 1 lorsque leur dynamique est locale sauf si interviennent des phénomènes de transfert ou de couplage.

  • 10.

    Lorsque Michel Serres écrivait (le Passage du Nord-Ouest, Hermès V, Paris, Minuit, 1980) : « Je cherche le passage entre la science exacte et les sciences humaines. Ou, à la langue près, ou, au contrôle près, entre nous et le monde », il s’avère aujourd’hui que, pour ce projet également, le plus grand pari résidait dans le « nous ».

  • 11.

    Voir « Mondialisation et inégalités », Perspectives de l’économie mondiale, Fmi, octobre 2007.

  • 12.

    Néanmoins l’aggravation de la pauvreté se voit nettement entre 1993 et 2003 pour le quintile le plus pauvre d’Amérique latine et, d’après le World Watch Institute, la population considérée comme sous-alimentée a augmenté de 12 % entre 2008 et 2009 arrivant à 1, 02 milliard globalement.

  • 13.

    Selon les services des Nations unies, la population urbaine représente depuis 2007 plus de 50% de la population mondiale, dépassera 60% en 2035 et avoisinerait 70% en 2050.

  • 14.

    Albert Jacquard, l’Explosion démographique, Paris, Flammarion, 1993.

  • 15.

    Aider les pauvres à s’en sortir coûte extrêmement cher. Il faut créer les conditions de coopérations internationales efficaces pour former localement des enseignants et des médecins et apporter des moyens économiques pour favoriser les réorientations des modes de vie dans le respect des usages vécus. Le budget de l’Unesco est dérisoire en comparaison.

  • 16.

    L’idée centrale de l’œuvre de John Rawls sur l’équité peut être schématisée en disant qu’une société où les riches ont 100 et les pauvres 2 est préférable à celle où les uns ont 3 et les autres 1. Cet argument, qui a conforté la croissance et la doctrine néolibérale ces dernières décennies, prend un jour tout différent dans un contexte globalisé où sur plusieurs paramètres vitaux essentiels la somme totale des consommations est bornée. Mais comme les bornes (des gisements fossiles, de l’énergie solaire récupérable, etc.) ne sont pas numériquement connues de façon certaine, le raisonnement encourage les riches à la croissance sans qu’on sache calculer de combien cela va priver les pauvres. Voir Edgar Szoc, « La taille du gâteau et l’assiette du voisin, ce que Jackson fait à Rawls », dans Autour de Tim Jackson : inventer la prospérité sans croissance, Presses universitaires de Namur, coll. « Etopia », 2011, no 9.

  • 17.

    Voir les chapitres ii et iii de l’ouvrage de Mike Davis, le Pire des mondes possibles, de l’explosion urbaine au bidonville global, Paris, La Découverte, 2006.

  • 18.

    Le taux de chômage des jeunes dans les pays de l’Ocde est passé de 13, 4% à 16, 7% de 2002 à 2009 et atteint plus de 20% dans onze pays d’Europe dont la France. Les dépenses publiques sociales n’ont pas varié de 2000 à 2007 en pourcentage du Pib dans les pays de l’Ocde.

  • 19.

    En région parisienne, les prêts hypothécaires s’obtiennent à des taux plus bas pour l’acquisition de logements intra-muros qu’à la périphérie.

  • 20.

    Il aurait été infiniment plus utile, comme le suggère Marc Fleurbaey, d’instaurer une agence fournissant sur chaque produit commercialisé deux notes, l’une environnementale, l’autre sociale. Voir « La solidarité est-elle soluble dans l’individualisme ? », Cahiers de l’Iau, juin 2011, no 158.

  • 21.

    Les États-Unis, qui produisent 37% du maïs mondial, en ont consacré le tiers en 2009 à la fabrication de biocarburants.

  • 22.

    Les actes de ce colloque ont été publiés en trois volumes sous la direction de Jacques Theys : l’Environnement au xxie siècle, vol. i : les Enjeux ; vol. ii : Visions du futur ; vol. iii : Démocratie et politique à long terme, Paris, Association Germes, 1998, 2000, 2000, respectivement 640 p., 694 p. et 784 p.

  • 23.

    http://c-pour-dire.com/2011/06/marie-jose-mondzain-une-organisation-rationnelle-etcynique-de-la-misere/

Nicolas Bouleau

Professeur émérite à l'École des Ponts ParisTech où il a dirigé pendant dix ans le centre de mathématiques, Nicolas Bouleau est mathématicien et philosophe des sciences. Il est notamment l'auteur de Le Mensonge de la finance (Éditions de l'Atelier, 2018), Mathématiques et risques financiers (Odile Jacob, 2009), Martingales et marchés financiers (Odile Jacob, 1998). …

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