
Les marchés financiers et la planète
Les marchés financiers mis en place après la Seconde Guerre mondiale, mathématisés, spéculatifs et volatiles, ne rendent pas visible la rareté d’un bien sur son prix. On ne peut préserver la nature en lui donnant un prix.
L’œuvre d’Auguste Walras est centrée autour de la notion de rareté et voit l’économie comme l’expression par les prix de la relation entre la rareté des biens et les besoins : « La valeur qui paraît se régler sur l’utilité, se règle réellement sur la rareté. Ce phénomène, ainsi compris et expliqué, n’offre rien d’extraordinaire. Il rentre parfaitement dans mon principe que la valeur vient de la rareté et se proportionne sur elle[1]. » Cette idée est tout à fait compatible avec la mathématisation de l’offre et de la demande que son fils Léon Walras, ingénieur des Mines, construit en s’inspirant des outils de la mécanique rationnelle, si prestigieuse à l’époque. Mais Auguste Walras est le premier économiste à donner une importance centrale à ce qu’on appelle maintenant le signal-prix : les tendances du prix reflètent les variations d’abondance et de rareté des biens disponibles.
Petite histoire de la finance
Les théories et les institutions contemporaines de la finance ont été mises en place après la Seconde Guerre mondiale, en suivant quatre étapes fondamentales.
Après de nombreux développements et raisonnements que rendait possibles la modélisation néoclassique, la question du signal-prix est reprise sous un jour différent par Friedrich Hayek dans un plaidoyer contre l’économie planifiée et fondement important de la doctrine économique libérale. Hayek montre, avec un grand talent argumentatif, qu’il est illusoire de tout décider de façon centralisée et qu’au contraire, il faut laisser faire ceux qui connaissent les techniques et le contexte local. Le signal-prix permet à l’économie d’utiliser l’intelligence distribuée parmi les agents : « C’est plus qu’une métaphore de décrire le système de prix comme une sorte de machinerie pour l’enregistrement des changements, ou un système de télécommunication qui permet aux producteurs individuels de regarder simplement le mouvement de quelques indicateurs, comme un ingénieur peut regarder les aiguilles de quelques cadrans, afin d’adapter leurs actions aux changements dont ils ne peuvent jamais savoir que ce que reflète le mouvement des prix[2]. » Les prix évoluent et leurs tendances transmettent de l’information, qui est ce dont a besoin l’industriel pour anticiper sa production. Le bien-fondé de cette analyse est conforté par ce que l’on savait alors des difficultés de la planification soviétique, les contradictions entre les ministères et la fabrication de statistiques erronées.
La deuxième étape est une grande découverte théorique faite par Kenneth Arrow et Gérard Debreu en 1952, soit vingt ans avant le premier rapport du Club de Rome. Ils partent du théorème général de l’équilibre selon lequel, si des agents viennent avec des paniers de biens et s’en servent pour les échanger contre d’autres biens afin d’optimiser leur fonction d’utilité, alors un système de prix se met automatiquement en place, de sorte que chacun n’aura qu’à se fixer sur ces prix pour faire ses échanges. Ils se rendent compte qu’on peut étendre ce principe au cas des biens futurs incertains en introduisant la notion de « biens contingents ». Pour rendre ces idées opérationnelles, Arrow suggère la création de marchés dérivés, c’est-à-dire de marchés dans lesquels on peut échanger des contrats futurs incertains. Ces travaux constituent un progrès historique fondamental pour justifier et mettre en place des marchés financiers de produits dérivés. On peut alors traiter les biens contingents comme s’ils étaient déterministes : la même démonstration mathématique s’appliquait et montrait l’équilibre. Mais l’enjeu social est révolutionnaire : on n’a plus besoin de faire du calcul des probabilités pour évaluer l’espérance du prix futur. Debreu écrit : « Cette nouvelle définition d’une marchandise nous permet d’obtenir une théorie du cas incertain, libre de tout concept de probabilité, et formellement identique à la théorie du cas certain[3]. » Cela signifie que l’opinion des acteurs sur les marchés financiers est la meilleure prévision possible. On n’a plus besoin des ingénieurs qui expertisent des projets d’entreprise pour les banques ; les marchés disent tout.
Une troisième étape intervient alors que les marchés organisés, avec leurs produits à terme, sont institués dans toutes les places financières mondiales : c’est une découverte technique due à Fischer Black et Myron Scholes en 1973. C’est à ce moment précis que la finance commence à s’appuyer sur des mathématiques de haut niveau[4]. Cet ésotérisme vertigineux permet de comprendre la force politique des marchés financiers : personne n’y entend grand-chose et les banquiers ont beau jeu de dire aux hommes politiques ce qu’ils doivent penser. La finance a trouvé une théorie mathématique sur laquelle elle peut s’appuyer : dans cette théorie, les prix sont des processus aléatoires et on suppose des marchés parfaits dans lesquels il n’est pas possible de faire un profit sans risques. Cette seule hypothèse a beaucoup de conséquences. La théorie mathématique de l’arbitrage décrit des marchés dans lesquels aucun arbitrage n’est possible[5]. Fischer Black et Myron Scholes ont démontré qu’on pouvait gérer les options avec très peu de risques en faisant beaucoup de transactions sur le marché pour se couvrir. C’est ce qu’on appelle la gestion par réplication ou en delta neutre, une grande découverte qui entraîna dans son sillage une série de travaux plus fins et plus généraux qui sont les outils des traders aujourd’hui.
La quatrième étape, plus récente, est la mise en place d’un marché structuré du crédit au tournant des années 2000 avec la titrisation. Les financiers allèrent trop vite, les marchés s’emballèrent, ce fut la crise de 2007-2008. Mais on a pansé les plaies grâce à l’argent des contribuables, et maintenant les agences de notation sont beaucoup plus circonspectes.
Spéculation et volatilité
Les marchés financiers sont des institutions où s’échangent des actions, des devises, des matières premières minérales (pétrole, métaux) ou agricoles (blé, soja, laine, coton, etc.) ainsi que des obligations, des prêts titrisés, donc des taux d’intérêt, et les produits à terme sur ces sous-jacents (options, futures, swaps, etc.). Ils indiquent un prix qui joue un rôle de référence mondiale pour les échanges en raison des volumes considérables qui y sont négociés et du fait que, si une transaction se fait à un prix différent, le vendeur ou l’acheteur est perdant. Ils sont très mathématisés. On ne peut être trader si on ne connaît pas le calcul différentiel d’Itō qui concerne les processus aléatoires tels que le mouvement brownien.
Ils sont spéculatifs : on peut acheter ou vendre sur ces marchés quand on veut, autant qu’on veut, ou presque. La spéculation n’est plus du tout ce qu’elle était à l’époque où Marx et Proudhon parlaient de la Bourse, lorsqu’on « boursicotait ». Elle est devenue professionnelle. Des équipes spécialisées dans le monde entier, à Chicago, à Hong Kong, à Singapour, mettent en œuvre des moyens informatiques puissants pour détecter le moindre profit possible, en dégageant des régularités que les autres n’ont pas vues. Pour cela, ces équipes utilisent des statistiques et des corrélations sur les séries temporelles, des big data, pour relier des événements géopolitiques aux évolutions des cours, du trading haute fréquence où les profits sont infimes mais innombrables, et surtout les fameux algorithmes d’apprentissage qui ont fait des progrès considérables ces dernières années.
La spéculation n’est donc plus du tout artisanale, elle est puissante et constitue un acteur permanent fondamental des marchés financiers. Le problème est que les prix indiqués par les marchés financiers sont très agités. C’est ce qu’on appelle la volatilité. Ils n’indiquent plus le signal-prix, du moins pas suffisamment pour qu’on puisse s’en servir comme Hayek le disait. Ils sont intrinsèquement fumigènes. En effet, si un cours avait une évolution régulière en montant sur une pente visible, tout le monde le saurait et les traders achèteraient, ce qui ferait monter les cours jusqu’à ce que la tendance ne se voie plus. La volatilité n’est pas une petite fièvre instantanée, il y a de la volatilité à toutes les échelles de temps.
Sur les marchés mathématiques, c’est la présence de hasard qui fait qu’il y a de la volatilité. Sur les marchés réels, entre deux devises très solides, la volatilité est faible. Sur des actifs très incertains, elle est forte. Plus il y a d’incertitude, plus la volatilité est élevée. La volatilité est souvent d’un ordre de grandeur considérable. Sur le marché des ressources par exemple, les prix peuvent être multipliés ou divisés par trois en l’espace de quelques mois.
La spéculation a une véritable fonction de morphogenèse : elle oblige les marchés à ressembler de plus en plus aux marchés mathématiques où les profits sans risques sont impossibles et où donc la spéculation est inopérante. Évidemment, la spéculation est profitable, sinon elle n’aurait pas lieu, mais elle est de plus en plus difficile et ses profits sont dus à ses perfectionnements techniques. S’il y a des pêcheurs, c’est qu’il y a du poisson, sinon l’activité de pêche ne serait pas rentable et n’aurait pas lieu. Pourtant, il y a de moins en moins de poisson et si la pêche se maintient, c’est qu’elle utilise des radars et des sonars de plus en plus perfectionnés, de sorte que les ressources halieutiques tendent vers zéro. Les ressources des spéculateurs, ce sont les arbitrages possibles, ils disparaissent progressivement parce que les moyens se perfectionnent. Par conséquent, les marchés réels ressemblent de plus en plus aux marchés mathématiques.
Mais attention à ne pas croire que les mathématiques disent tout ! Au contraire, les marchés restent des marchés d’opinion, les mathématiques disent simplement qu’il y a forcément de la volatilité et suffisamment pour empêcher les profits sans risques.
Alors, on n’a plus de tendances mais des produits dérivés qui sont des sortes d’assurances sur les cours futurs. Il se passe exactement ce qu’Arrow et Debreu avaient souhaité : les produits dérivés remplacent les estimations qu’on faisait en évaluant le plus rationnellement possible la réalité par l’économétrie. Ce sont désormais les acteurs sur les marchés qui disent leur avis sur les risques futurs. Arrow et Debreu n’avaient pas vu le rôle néfaste de la volatilité ou l’avaient sous-estimé. En effet, cette agitation des marchés paralyse tous les agents économiques. Un petit agriculteur du Sud envisage à cinq ans soit d’augmenter son cheptel, soit d’acheter une machine, soit de construire un hangar, soit de consacrer une partie de sa prairie à des arbres fruitiers. Tous ces projets ont des coûts très incertains : il vend sa récolte à un grossiste qui va lui imposer les prix des cargos qui sont les prix des marchés, très fluctuants. Ce qu’on lui propose consiste à se couvrir des risques financiers en achetant des produits dérivés. Mais cela ne résout pas son problème décisionnel. On ne peut diriger une affaire uniquement avec des assurances.
La planète
L’immobilisme actuel vis-à-vis des dommages à l’environnement est certainement dû, pour une large part, à ce que notre économie est orchestrée par les marchés financiers qui précisément gênent tout pilotage.
Si nous considérons le pétrole ou n’importe quelle ressource non renouvelable, sa rareté n’est pas visible sur le prix. Du moins, elle n’est pas assez clairement visible pour qu’on puisse en tenir compte dans un projet vers la transition écologique. Tout le monde se dit que le prix du pétrole va monter mais, de temps en temps, il monte et, de temps en temps, descend avec de fortes amplitudes. Et si nous réfléchissons à ce que peut être le marché lorsqu’on est proche de l’épuisement, compte tenu des nouvelles technologies de prospection et des perfectionnements des énergies renouvelables, nous sommes dans une grande incertitude et donc une forte volatilité.
Les marchés financiers ne donnent pas aux agents les informations sur l’état de la planète dont ils ont besoin pour s’engager dans la transition énergétique. Il faut leur donner l’information autrement. Par des indicateurs non financiers, en surface, en volume, en masse, par des instances publiques les plus scientifiques possibles. C’est une condition sine qua non pour sauver le climat.
Les marchés financiers ne donnent pas aux agents les informations sur l’état de la planète dont ils ont besoin pour s’engager dans la transition énergétique.
Il y a aujourd’hui une peur légitime devant les perspectives de dérèglement climatique, mais aussi de pollution et de dégradation de la biodiversité. Devant les troubles géopolitiques, on se dit que ce qui marche le mieux, c’est le marché. Alors, on a créé en Europe le marché du carbone avec des droits d’émission négociables. Cela n’a aucun d’effet : le marché est très spéculatif, il est pourvu de tous les produits dérivés ; les quotas sont trop généreux et les cours s’agitent beaucoup trop. Personne ne sait combien l’Europe émettra de CO2 dans dix ans.
En matière de biodiversité, c’est encore pire. La même idéologie de marché croit résoudre le problème en donnant un prix à la nature pour la préserver. Seulement, en affectant un prix à des biens non marchands, un marais par exemple, on ne pourra pas lutter contre l’exploitation destructrice d’un site de gisement, comme cela se passe au Canada ou au Brésil pour des forêts primaires.
Mais la plus grande illusion est la mise en place des marchés de compensation (offset markets), comme cela existe aux États-Unis et comme le prévoient la loi Biodiversité d’août 2016 et le plan Biodiversité 2018. La possibilité serait donnée de détruire la biodiversité pour des opérations d’aménagement, à condition de compenser par des zones nouvelles où la biodiversité prospérera et qui pourront être achetées et vendues sur un marché des compensations muni de tous ses produits dérivés.
Nous sommes devant des menaces sérieuses et nous implorons : « Marché, aie pitié, sauve-nous ! » Alors que cette logique perfectionne des idées du xixe siècle aussi vieilles que le marxisme, construites en pleine industrialisation, à une époque où les ressources semblaient infinies et où le seul souci était de produire davantage.
[1] - Auguste Walras, De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur, Paris, A. Johanneau, 1831.
[2] - Friedrich Hayek, “The use of knowledge in society”, The American Economic Review, vol. 35, no 4, 1945, p. 519-530.
[3] - Gérard Debreu, Théorie de la valeur. Analyse axiomatique de l’équilibre économique [1959], trad. par J.-M. Comar et J. Quintard, Paris, Dunod, 2001.
[4] - Voir Nicolas Bouleau, Le Mensonge de la finance. Les mathématiques, le signal-prix et la planète, préface de Gaël Giraud, Ivry-sur-Seine, L’Atelier, 2018.
[5] - Le terme d’arbitrage désigne un profit sans risques. La théorie mathématique de l’arbitrage décrit des marchés où aucun arbitrage n’est possible.