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Une pensée devenue Monde

novembre 2009

#Divers

C’est en mathématicien spécialiste des marchés financiers que l’auteur s’intéresse ici à la manière dont les mathématiques sont sollicitées dans l’économie contemporaine : démonstrations incomplètes, résultats locaux extrapolés sans justification, diagrammes schématiques… L’usage des calculs masque une dogmatique qui ne s’avoue pas comme telle mais dont il faut rediscuter les présupposés dont les effets pratiques sont dévastateurs.

On peut avoir de sérieux doutes sur les capacités de l’économie à surmonter les problèmes environnementaux et de ressources, si elle reste dominée comme actuellement par le libéralisme néoclassique. Lorsque les conflits d’intérêts sont pensés comme devant se résoudre aujourd’hui et demain par le jeu spontané d’accords commerciaux et financiers, tout le monde a intérêt à dissimuler sa course au développement avec les sources d’énergie encore disponibles.

L’économie n’est-elle pas allée trop loin ? Connaissance à la fois scientifique et apte à orienter l’action, à la fois mathématisée et traitant du social, mêlant faits et valeurs, n’est-elle pas parvenue à dissiper tous les paradoxes de la volonté et de la représentation, et à s’élever au-dessus des autres savoirs en une doctrine apparemment totale et inexpugnable ?

Le fait est que cette pensée imprègne notre époque comme une foi intense et semble faire, malgré les réserves qu’on peut ressentir, de plus en plus d’adeptes.

L’économie : une religion aux dogmes inadaptés

Le mathématicien René Thom écrivait en 1991 :

Quant à la situation générale de l’humanité sur la planète, je pense comme tout le monde qu’il faudrait en arriver le plus rapidement possible à la croissance zéro, pour parvenir à rétablir un équilibre à peu près satisfaisant, comme celui des sociétés primitives qui vivaient dans un environnement qu’elles ne gâtaient pas… Il faudrait comme disait Lévi-Strauss, « refroidir » notre humanité, la transformer à l’état de société froide. Elle serait peut-être moins excitante qu’une société chaude mais enfin… J’ai fait cette remarque à beaucoup de gens : les économistes semblent convaincus qu’il faut qu’il y ait nécessairement de l’expansion en économie1.

En effet, l’histoire nous montre des périodes de prospérité progressive et des chutes brutales, confuses, « irrationnelles » où souffle un vent de panique. La connaissance économique est un équipement pour monter vers la richesse. Elle n’est pas destinée à organiser la descente.

Pourtant les partisans de la négociation économique (economy first) sont largement majoritaires parmi les dirigeants publics et privés des pays de l’Ocde et probablement aussi actuellement dans la population de ces pays. C’est le courant dominant dans les négociations en cours sur le climat. La plupart n’envisagent pas que les paramètres non économiques (politiques, culturels, naturels) puissent être pris en compte en amont des négociations puisque le résultat va concerner l’économie.

La mondialisation a promu ces croyances au rang d’église universelle dont les adeptes les plus virulents se recrutent parmi les classes aisées des pays en développement. Les nouveaux prédicateurs sont les professeurs de management dont l’habileté première est de persuader leurs étudiants qu’ils sont vraiment exceptionnellement brillants. Les fidèles sont les petits épargnants qui ont peu et ne veulent pas le perdre2.

Jean-Pierre Dupuy a écrit que l’économie contient la violence, i.e. la tient en réserve et l’empêche de s’exprimer. Ce n’est qu’un aspect de cette institution au rôle historique majeur. L’économie a une fonction de dissipation des scrupules moraux. Si les chrétiens américains peuvent chanter des cantiques de charité universelle le dimanche tout en laissant le quart de l’humanité dans la misère et en payant la plus puissante armée du monde – et nous sommes tous pris plus ou moins, sauf les plus pauvres, dans une problématique semblable –, c’est que nous pensons que pratiquer honnêtement l’économie à notre niveau est compatible avec l’équité générale ou du moins avec un ordre global satisfaisant. L’économie traite cette question du passage du local au global sans que nous ayons à nous en soucier. On peut en parler comme d’une doctrine parce qu’elle n’a pas de limite, elle régit potentiellement tout, la production et les échanges de biens et de services évidemment, mais aussi les choix des professeurs et des étudiants dans l’enseignement supérieur, et toute la politique puisque tout projet et toute stratégie a un coût, l’optimisation rend virtuellement inutiles les partis et les assemblées.

La liturgie de cette religion est mathématique, une certaine mathématique très simple, simpliste même si l’on pense à la complexité des phénomènes sociaux qu’elle embrasse, mais facile à prendre en compte dans les situations pratiques. C’est un langage. Il mérite d’être examiné plus en détail. Il y a un costume et des mots de science mais le paraître science est trop visible pour convaincre, comme les médecins de Molière avec leurs toges et leur latin. C’en serait même assez comique s’il n’y avait par derrière des enjeux tout à fait sérieux.

Extrapolation pure et simple de raisonnements marginaux et locaux

Comme le Gps pour l’automobiliste, l’économie est essentiellement un Business Positioning System. En tant que tel, elle n’est pas parfaite mais perfectible. Elle constitue une aide pour chaque agent pour mener ses affaires. En revanche cette discipline est faible pour tout ce qui concerne le global et les comportements collectifs, en contre-emploi pour penser les problèmes mondiaux.

Dans l’ensemble de ce corpus on ne trouve quasiment jamais de « problèmes aux limites » comme ils sont nombreux en physique, c’est-à-dire des représentations de situations où l’on a un système de lois régissant les phénomènes (équations ou inégalités) et des conditions à la frontière indiquant ce qui se passe lorsque les grandeurs et paramètres atteignent les bornes du domaine. D’ailleurs, lorsque les modèles généraux veulent aborder les questions de changement global sous l’angle économique, on se heurte à des difficultés graves en ce qui concerne les limites : le fait que les lois de probabilité ne sont pas bien connues pour les événements extrêmes qui sont rares, met en péril une bonne part de la rationalité économique. L’ouvrage classique de Jean Tirole The Theory of Industrial Organisation3, cité comme une bible, ne contient que des schémas élémentaires qui relient des grandeurs théoriques par des relations simples. Pour beaucoup de raisonnements, les courbes peuvent être remplacées par des droites, éventuellement on fait intervenir la convexité ou la concavité4. Les concepts utilisés en revanche sont très abstraits. La notion de fonction d’utilité censée représenter les préférences des agents ou celle de fonction de production reliant la quantité produite aux coûts et à d’autres facteurs de l’activité d’une industrie ne sont pas connues en pratique. On fait des calculs comme si la fonction d’utilité était à disposition, quoique les choix dans l’incertain des agents utilisent en vérité les circonstances et les significations attribuées au contexte. L’idée de « marché » est elle-même très loin de la réalité. Hormis les marchés financiers, et encore, les échanges se font largement par des choix symboliques qui sont des lectures du monde fondées sur des jugements subjectifs. Évidemment, la production d’une entreprise dépend d’aléas et pas seulement de facteurs tels que capital, travail, etc. Or le calcul différentiel élémentaire utilisé pour comparer les élasticités, etc. ne s’applique plus dans le domaine stochastique. La notion de dérivée se scinde en plusieurs opérateurs, etc. Je ne souhaite pas rentrer dans les détails techniques ici, mais dire simplement que le mathématicien que je suis ne ressent aucune force de conviction à ce type de discours. Cela n’a pas du tout le caractère d’une approximation, avec des méthodes fournies pour l’améliorer. Il s’agit d’une science sociale qui prend prétexte des chiffres fournis par la comptabilité publique et celle des entreprises pour encapsuler un petit groupe de concepts dans une mathématique du niveau de la classe de première.

Avant le xixe siècle la pensée économique était une réflexion politique au-dessus des faits comptables simplement arithmétisés. L’apparition des mathématiques en économie est assez récente, elle apparaît notamment avec les Français Dupuit et Cournot, et quelques autres. Aujourd’hui, la théorie néoclassique qui représente le cœur de l’orthodoxie et qui est proposée comme discipline ancillaire de la politique pour le choix des projets, les indices de qualité de l’activité et de l’organisation de la production, a conservé le même type de langage que ces deux auteurs et privilégie les situations simples, pensées comme cas exemplaires – des paradigmes si l’on veut – où des équilibres interviennent avec des fluctuations et des forces de rappel. Quand, à mi-parcours de la démonstration d’un théorème difficile, on voit un professeur de maths s’arrêter et déclarer : « On a donc le résultat… », on assiste à un tour de passe-passe et non à une démarche scientifique.

Car en effet, et les chercheurs en économie le savent bien, si le perfectionnement de la représentation mathématique était poursuivi, dans l’esprit de ce que faisaient Dupuit et Cournot à leur époque, afin de mieux tenir compte de la réalité, on arriverait à un paysage fort différent. On s’apercevrait que la réalité sociale est si complexe que l’économie – la pratique économique – rencontre une multitude de problèmes qui sont totalement inextricables. Exemple entre mille : le problème simplissime de deux marchands de glaces sur une plage qui agissent en choisissant leurs prix de vente n’a pas de solution stable en toute généralité5 ! La théorie néoclassique dissimule l’immensité des situations mal comprises ou instables.

L’abus réside dans le fait que même si l’on attribue aux agents très peu des facultés de jugement réelles des humains pour construire leurs comportements, mais uniquement celle d’avoir une information partielle sur ce que font les autres et le souci d’augmenter leur intérêt décrit par une certaine utilité, même dans ce cas, la combinatoire des situations est proliférante et d’une indescriptible complexité, incluant des cas de relations entre deux ou trois agents qui sont instables ou indécidables. Les économistes ont découvert des hypothèses simplifiantes qui sont des sortes d’états « harmonieux » du système, mais dès qu’il y a du hasard dans l’affaire, on ne sait pas si ces états sont des petites cuvettes de stabilité ou non.

Nous sommes à même de comprendre comment l’économie a le travers inné de dériver du descriptif au normatif : le simplisme des situations harmonieuses devient prescriptif dès lors qu’il est présenté et ressenti comme proche de la situation réelle et figurant ce que serait l’intérêt général. Ceci est vrai de toute science sociale mathématisée. Prenons l’exemple du trafic automobile. On a installé il y a une dizaine d’années des panneaux indicateurs de temps de parcours sur le périphérique parisien. Le système est fondé sur des capteurs qui comptent et mesurent les vitesses des véhicules et sur un « modèle de trafic » qui, dans le cas présent, est un modèle hydrodynamique. Voilà une petite science sociale mathématisée. Elle permet de raisonner. En principe, les temps de parcours sont indicatifs et les conducteurs en font ce qu’ils veulent (descriptif), mais en pratique l’indication ne peut être pensée que comme approximation du temps de parcours réel et induit de fait des comportements de maintien de la vitesse constante qui rendent le dispositif plus précis. Les comportements fantaisistes d’automobilistes qui vont tantôt vite tantôt lentement nuisent aux performances du système : lorsqu’une science sociale formalisée se prétend approximation, cette prétention même en fait un discours normatif, en réalité elle tente de tirer à elle le réel. Si l’économie ne s’applique pas bien, c’est que le comportement des gens n’est pas le bon, d’où les trains de réformes pour tenter d’orienter mieux usagers et administration, d’où également la tendance à rendre responsables des excès notoires (crise, corruption, etc.) des individus particuliers en épargnant le schéma théorique6.

Pour voir comment opèrent la syntaxe, la sémantique et la pragmatique du discours économique, on peut lire le rapport Stern lui-même7. C’est un bon exemple, justement parce que Nicholas Stern tente de mettre tout son talent d’économiste pour tirer la sonnette d’alarme, et on doit lui reconnaître le courage d’oser des synthèses frappantes comme celle de comparer le problème climatique avec le coût de la Seconde Guerre mondiale afin d’alerter les journalistes et de provoquer une résonance dans les médias.

Dans la quatrième partie de son rapport (« Réponses stratégiques pour la diminution »), Nicholas Stern discute l’opportunité d’agir sur les prix (taxes) ou sur les quantités (plafond d’émission et droits négociables) pour tenir compte des incertitudes dans la ligne d’une longue série de travaux. Il pratique les petits diagrammes dont nous avons parlé comparant les convexités de courbes de coût et de bénéfices en fonction des quantités. Son apport à ce débat est de conclure que la réponse n’est pas la même sur le court terme et sur le long terme. Il considère que le dommage d’une unité de CO2 supplémentaire est actuellement constant mais qu’un tournant sévère pour rejoindre l’asymptote horizontale sera nécessaire, donc la courbe a une dérivée seconde faible maintenant et forte plus tard. Il conclut grâce à une formule avancée par Weitzman en 1974.

Comment peut-on croire à un tel argument ? Les courbes n’ont aucune raison d’être gentilles et bien régulières. Celles que l’on parvient à mesurer ne le sont pas. Et quand bien même celle que considère Stern le serait, il y a une infinité de courbes croissantes vers une asymptote horizontale dont la dérivée seconde décroît (en valeur absolue). C’est assez irritant. On est en présence d’un discours quasi religieux. On demande à la déesse Économie, et à ses grands prêtres, s’il faut avancer le pied droit ou le pied gauche, comme faisaient les Anciens avec l’Oracle de Delphes avant d’engager une bataille.

Le taux d’actualisation est, dans ce culte, une notion théorique faisant l’objet d’une abondante exégèse véritablement byzantine. Le discours néoclassique prétend qu’on peut représenter la préférence pour un avantage aujourd’hui plutôt que demain par un coefficient multiplicateur sur les montants qu’il suffirait de déterminer pour étendre la rationalité du marché aux actions à moyen et long terme. Plusieurs paramètres entrent dans son calcul qui permettrait de dire si on doit le placer plus haut (ce qui pénalise l’avenir) ou plus bas (ce qui rend les conséquences lointaines plus importantes). Comme si la réflexion économique pouvait y faire quelque chose ! Les taux des prêts ou emprunts sont fixés par les marchés financiers, les actions à terme en dépendent strictement tant pour les acteurs privés que publics étant donné les déficits budgétaires actuels.

Mais voyons comment Nicholas Stern aborde la question. Il commence son propos en citant des célébrités (Ramsey, Amartya Sen, Robert Solow) qui ont considéré que le seul argument éthique solide pour fonder ce taux est que la probabilité que l’humanité existe dans le futur est strictement plus petite que un. Voici un argument typiquement économique. De prime abord ça choque la morale, car si, en effet, l’humanité est menacée, il y a d’autres choses à faire que des arguties sur la façon de compter aujourd’hui les sous de demain. Mais ce brutalisme amoral fait partie des arguments économiques. Sa fonction est de faire croire que l’économie se place parmi les sciences, nous y reviendrons.

Puis il fait référence à Kenneth Arrow, autre prélat, pour noter que les taux peuvent être évalués de façon prescriptive et de façon descriptive. En effet, mais il faut mesurer la « révolution » que représenterait le choix prescriptif d’un taux par des instances politiques qui n’existent pas actuellement puisque les taux à long terme, en fait, sont fixés par les marchés financiers. Ne pas prendre en compte ces taux imposés coûte cher. Les gouvernements y ont recours, comme les firmes, les collectivités locales et les caisses de retraite8, et cela contraint les États d’autant plus qu’ils sont plus endettés. Notons que ces taux donnés par les marchés organisés s’agitent significativement et que ces hausses et ces baisses perturbent énormément l’économie des pays peu développés9. Sur les marchés à terme on observe même parfois que les taux à court terme sont plus élevés que ceux à long terme10. La question n’est pas simple11

Il ressort de ce passage de la Stern Review12 que les petits calculs justificatifs sont dérisoires pour discuter des efforts à faire aujourd’hui ou demain. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle arrive Stern lui-même puisqu’il finit par choisir délibérément un taux comme ça, d’après son bon sens, sans aller toutefois jusqu’à reconnaître le caractère fallacieux de ces raisonnements.

Choisir les politiques au moindre coût

De nombreux articles acceptés dans les revues dites de rang A ont reproché à Nicholas Stern de surestimer les coûts des dommages du changement climatique et de sous-estimer ceux des modifications vers des technologies propres par rapport à ce que devrait conclure une « analyse coûts-bénéfices standard13 ». Quelle est donc cette méthode qui a pignon sur rue dans le monde académique et qui permet d’aborder plus scientifiquement les décisions communes ?

L’analyse coûts-bénéfices, nous dirons l’Acb, était à l’origine une préoccupation de l’administration pour utiliser au mieux les deniers de l’État. Le corps des Ponts et Chaussées s’en est préoccupé dès le xixe siècle et la période de gloire de cette technique fut en France celle des années 1970 à l’époque de la « rationalisation des choix budgétaires » ou Rcb. Il s’agit de choix économique des projets. Comment décider entre l’amélioration des caractéristiques d’une route nationale et un prolongement autoroutier plus onéreux mais qui fait gagner un quart d’heure à des millions d’usagers par an ? Le problème se complique si l’un des deux projets épargne des vies humaines et si les impacts sur l’environnement sont importants. L’Acb prend en compte la totalité des critères.

La difficulté est d’attribuer des prix à des grandeurs qui ne sont pas commercialisées, en particulier, mais ce n’est pas la seule catégorie, en ce qui concerne les modifications de l’environnement. Les économistes ont proposé plusieurs méthodes dans le cadre de « l’économie néoclassique du bien-être14 », pour évaluer les impacts immatériels et les biens non marchands (autrement dit pour inclure les externalités).

La première est celle des préférences révélées qui utilise divers raisonnements pour extrapoler ces valeurs à partir des prix de produits marchands. Par exemple, on approchera le bien culturel « pouvoir voir la mer » par la différence de prix entre les chambres d’hôtel avec ou sans vue sur la mer. Ou bien, par exemple, on se servira du montant des dépenses faites par les ménages ou les usagers pour se protéger contre une nuisance. D’autres méthodes sur le coût des pollutions font intervenir les frais dus aux maladies, etc.

Mais cette approche est insuffisante lorsque le projet a des caractéristiques vraiment nouvelles et peu comparables. Là intervient la méthode des préférences déclarées encore appelée de l’évaluation contingente. Elle se fonde sur des questionnaires qui demandent aux personnes concernées combien elles sont prêtes à payer pour profiter des avantages ou être épargnées par les nuisances, ou prêtes à recevoir pour accepter les nuisances ou ne pas profiter des avantages. À partir de ces informations, par un certain nombre d’agrégations et d’actualisations pour se ramener à la monnaie d’aujourd’hui, on est en mesure d’estimer et de classer tous les projets.

L’analyse coûts-bénéfices dans le monde contemporain est devenue une force politique en elle-même. Selon certains chercheurs, elle est en train, aux États-Unis, de « formater » la politique publique. Les faiblesses et le côté primaire de cet empaquetage qui crée des marchés artificiels pour des choses – telles que bonne santé, longue vie, air pur – qui ne sont pas vendues ni achetées, ont été souvent dénoncés15. De nombreux aspects se traduisent dans les faits par des « abus de pouvoir » de cette rationalité :

les riches sont prêts à payer plus pour éviter les mêmes désagréments ;

il n’y a pas d’usager « statistique16 » ;

les individus ne sont pas guidés par un simple égoïsme, ils sont prêts à prendre soin d’autres individus ;

les dégradations irréversibles ne sont pas assimilables à des pertes d’argent ;

le futur est trivialisé dans des rubriques d’aujourd’hui.

Je renvoie à l’article d’Ackerman et Heinzerling cité plus haut où l’on trouvera des exemples tellement excessifs qu’ils en sont savoureux. Un point de portée générale mérite d’être souligné, c’est le schématisme réductionniste avec lequel on traite la dimension temporelle. Philosophiquement, le temps c’est ce qui change. Grâce aux mathématiques, non seulement par l’actualisation, mais aussi par le fait même de figer les goûts dans des montants monétaires, on gèle les préférences à l’avance dans des catégories répertoriées, ne laissant pas de place à des modifications en réponse à des informations nouvelles, à la découverte de nouveaux enjeux ou de nouveaux compromis. Le principe d’un processus délibératif est faussé. Le philosophe Marc Sagoff rapporte que ses étudiants interrogés sur un projet commercial de station de ski près d’un site sauvage y sont opposés comme citoyens mais sont prêts à y aller comme consommateurs si la station est réalisée17. Il n’y a pas de contradiction. Voter n’est pas la même chose qu’acheter. En matière de risques, l’Acb tombe dans le piège fondamental de la formalisation qui consiste à figer des significations dans des écritures mathématiques qui se sépareront de plus en plus au cours de leur traitement des signifiés qui font les risques18. On court-circuite les institutions politiques destinées à la représentation des citoyens.

Depuis les années 1970, l’usage de l’Acb a reculé dans l’administration française et reste tempérée par d’autres considérations dans les directives-cadres de Bruxelles mais pour des raisons subsidiaires qui n’ont pas permis de dénoncer clairement le simplisme de ces pratiques. Le développement des sciences de l’environnement et de la sociologie de la décision publique a montré à l’évidence que les décisions relatives aux zones urbaines sont d’une telle complexité que ces méthodes n’apportent quasiment rien et également que la perturbation des sites naturels et la gestion de l’eau nécessitaient des procédures décisionnelles beaucoup plus élaborées. Néanmoins, un réseau de partisans actifs poursuit la défense de l’Acb, comme solution à tous les débats de société19, et on continue dans les écoles à faire croire aux futurs ingénieurs qu’on peut calculer le bonheur des gens longtemps à l’avance grâce à l’économie !

Amoralité ne garantit pas scientificité

Les économistes raffolent de jeux logiques qu’ils appellent paradoxes. La fonction de ces exercices est d’articuler les idées avec la syntaxe, en ajoutant si besoin de nouveaux concepts. Cela reste toujours abstrait, comme les discussions formelles des facultés de théologie du Moyen Âge. Mais peu d’entre eux se sont intéressés au paradoxe de fond qu’avec des arguments apparemment non normatifs l’économie tend à justifier un certain type d’organisation sociale et n’envisage jamais de compromis basés sur d’autres considérations que commerciales20.

S’il y a un problème de limites du capitalisme, comme l’ont souligné récemment des commentateurs de toutes tendances, c’est que non seulement il est sans morale et totalement miscible avec la corruption, les mafias et trafics de drogue et d’armes, mais cette fluidité aggrave aujourd’hui les difficultés collectives21. Les politiques publiques se dégonflent comme des chambres à air pleines de fuites.

Bien avant qu’on parle du mécanisme de développement propre, Lawrence Summers (ancien trésorier puis président de l’université de Harvard) dans un célèbre mémoire qui circulait en 1991 alors qu’il était économiste en chef à la Banque mondiale discutait les migrations des « industries sales » vers les pays en développement :

Les mesures des coûts de la pollution qui détériorent la santé, écrivait-il, dépendent d’un accroissement de morbidité et de mortalité. De ce point de vue un niveau donné de pollution nocive doit être localisé dans la région avec le coût le plus bas, qui sera le pays avec les salaires les plus bas. Je pense que la logique économique derrière le dumping des déchets toxiques dans le pays de plus bas salaire est impeccable et doit être regardé en face22.

La main invisible se charge aussi des basses besognes.

Le raisonnement économique n’est pas pour les cœurs sensibles. Plus d’un siècle après qu’Adam Smith eut analysé les mécanismes de la prospérité dans son ouvrage la Richesse des nations, les troupes britanniques de 1840 à 1842 puis à une seconde reprise de 1856 à 1858 avec l’appui de la marine française, firent la guerre à la Chine dans le but avoué de continuer à écouler l’opium provenant de l’Inde. L’un des principaux acteurs – il faut dire plus exactement dealers – de ce trafic juteux, William Jardine, député au Parliament de 1841 à 1843 et dirigeant de la compagnie Jardine, Matheson and Co ltd, déclara « l’opium est le seul produit vraiment monnayable avec la Chine ». Cette compagnie existe toujours, elle est cotée à Londres et à Singapour et basée à Hong Kong, elle a un site internet où elle indique un chiffre d’affaires de 36 milliards de dollars en 2008 : pour les actionnaires l’argent n’a pas d’odeur.

Ce qui est intéressant dans cet exemple, c’est que le raisonnement économique est explicite et au cœur de la géostratégie. Les débats qui eurent lieu à la Chambre des communes autour de la question de savoir s’il fallait indemniser les compagnies qui avaient perdu plusieurs milliers de caisses d’opium prises et détruites par les Chinois – ce qui fut le casus belli – et les autres discussions qui suivirent, montrent clairement que les Anglais avaient compris que l’interdiction de l’opium dans l’Empire chinois, et donc le caractère clandestin du trafic, faisait monter les prix et multipliait les bénéfices23.

De même devant nous, la rareté des ressources va doper le bénéfice des exploitants d’énergie et de matières premières. Inutile de faire des schémas pour le comprendre. Le temps que la demande captive se reporte sur des biens de substitution peut prendre plusieurs décennies étant donné que les technologies qui équipent les installations doivent être changées pour d’autres qui sont en cours de mise au point. On peut prévoir que l’après-peak oil ne sera pas une évolution en équilibre « quasi statique » mais un rapport de force de plus en plus tendu entre certaines puissances économiques et les pouvoirs politiques24.

En général les religions, au moins pour le peuple des fidèles, considèrent Dieu comme bienveillant et s’accordent avec les structures traditionnelles de la société. De façon un peu similaire, l’économie s’appuie sur des raisonnements strictement logiques fondés sur le seul intérêt des agents supposés lucides pour appuyer une « bonne » organisation sociale qu’on peut résumer en disant : liberté du consommateur et liberté de l’actionnaire. On atteint ainsi une certaine forme d’universalité morale, que possèdent également plusieurs doctrines philosophiques, et qui est sans doute un trait de la connaissance scientifique, mais n’en constitue certainement pas la caractéristique. Cette « sagesse » est pertinente aussi bien pour organiser la corruption – problème majeur dans bien des régions et secteurs d’activité – ou le travail des enfants ou le trafic d’organes. L’économie, grâce à sa charpente analytique et mathématique, est moralement mobile et volatile. C’est une des raisons des réticences très nettes provoquées par le développement de « l’économie de la connaissance » entendue comme critères économiques pour le choix des enseignants, des étudiants et la gestion des universités.

Contrairement à ce qui est répété dans les manuels, l’économie dite de marché dont nous parlons ici, ainsi que les religions mais d’une autre manière, véhicule un message éthique fort : vous avez le droit à la climatisation dans votre voiture parce que c’est proposé et que vous êtes à même de payer, vous pouvez acheter ce lave-vaisselle fabriqué dans un pays en développement par des méthodes fortement émettrices de gaz à effet de serre puis transporté parce qu’il est le moins cher. En tant que consommateur, vous avez le droit de ne considérer que le résultat et le prix. Du côté de l’entreprise qui produit, vous avez le droit d’acheter ou de vendre des actions en fonction de leur rendement comme bon vous semble. Il est d’ailleurs recommandé, dans la littérature spécialisée, d’y prêter assez d’attention pour se débarrasser des actifs les moins rentables afin d’allouer des ressources financières aux sociétés les plus profitables. Ces deux droits, en dualité, sont objectivement absurdes devant les responsabilités qui sont à assumer pour une humanité de sept milliards d’individus et une planète qui maigrit25.

Le gestionnaire de fonds de placement George Soros écrit :

Si l’on parvient à ouvrir une brèche dans les règles, la faute en incombe à ceux qui les ont fixées. Ma position est claire, elle se défend. Qu’on me traite de spéculateur ne m’empêche pas de dormir […] Mettre sur pied un système qui ne profite pas aux spéculateurs, c’est le rôle des autorités. Quand les spéculateurs s’enrichissent, c’est que les dirigeants politiques ont failli26.

Soros aime être un élève turbulent et considère que ce n’est pas à lui de faire la discipline dans la classe, il parle comme un enfant. La philosophie qu’il met en arrière-plan de son livre est d’ailleurs faite de bribes réunies de quelques auteurs célèbres sans apport personnel. C’est l’enfant-capitaliste qui joue dans la grande cour. Ce type de comportement était déjà analysé dans le livre de Denny Gabor The Mature Society27 qui y voyait l’une des causes – une seulement – de la cécité actuelle devant les problèmes de ressources et environnementaux.

Une pensée envahissante malgré elle?

Certes les puissances d’argent influencent considérablement l’opinion et la politique, il n’est que de penser au lobby du pétrole pendant la présidence Bush ou à la firme Monsanto pour s’en convaincre28. Certes les économistes, précisément parce que la scientificité de leurs connaissances est contestable, se drapent souvent dans des arguments d’autorité en se référant aux lauréats du prix Nobel, etc. Mais il n’est pas certain que le pouvoir des uns et l’audience des autres suffisent à expliquer ce qu’on observe aujourd’hui. La plupart des économistes ne se sentent pas la vocation d’idéologues, ils préfèrent les chaires académiques que celles des prédicateurs, ils aiment surtout donner des conseils au prince et décortiquer les casse-tête de la théorie des jeux.

Comment expliquer par exemple la réélection de Silvio Berlusconi et la facilité avec laquelle les pays en développement accueillent la mondialisation ? Sans doute monte l’idée vague que le temps de l’expansion s’achève et qu’il y a une sorte de « gâteau à partager ». Nous sommes en fait traumatisés par le scénario historique déclenché par le marxisme. Même si on garde à l’esprit qu’il s’agissait d’une stratégie de lutte pour le progrès matériel fondée sur la force de la classe ouvrière et que maintenant les enjeux collectifs sont au contraire ceux de la décroissance, de la moindre consommation, et de parvenir à vivre ensemble pacifiquement, l’électeur des pays démocratiques ne voit sur tous ces sujets (biens communs, espace public, contribution à l’intérêt général, organisation du recyclage, etc.) que les ornières du collectivisme. La crainte d’un nouveau stalinisme est réelle. Si nous relisons Marx, il est clair que le matérialisme dialectique et le projet de société sont contestables et imprégnés des utopies du xixe siècle, en revanche la majeure part, qui est l’analyse du capitalisme, est remarquablement pertinente, de sorte que toute critique de l’économie semble emboîter le pas au communisme.

Après cette discussion, nous pouvons expliciter cinq articles de foi qui font partie de ces vérités défendues avec d’autant plus de véhémence qu’elles permettent des profits considérables.

1. L’innocence du consommateur. On ne voit pas pourquoi le fait d’acheter un produit moins cher, en étant informé qu’il a été fabriqué dans des conditions répréhensibles – soit qui dégradent l’environnement, soit qui surexploitent des ressources vulnérables, ou encore qui ne respectent pas les droits de l’homme –, reçoit une bénédiction de principe. Le choix de l’acheteur est un acte volontaire dont il est responsable et il n’y a aucune raison de l’infantiliser à ce sujet. Acheter aujourd’hui une puissante automobile capable de rouler à 200 km/h et bien climatisée est un comportement qui crée un rapport avec la collectivité qui doit être assumé par les deux parties, c’est un contrat dont les modalités ne se limitent pas au versement d’un chèque. C’est évident, on ne voit pas pourquoi il serait sacrilège de penser une organisation qui en tienne compte.

2. L’immunité de l’actionnaire. Le capitalisme, tel qu’il s’est développé depuis les années 1980 avec le modèle néolibéral aux États-Unis et au Royaume-Uni puis mondialement, accorde une place primordiale à la rémunération de l’actionnaire. La philosophie est qu’on récompense vivement le choix judicieux de celui qui apporte des fonds aux entreprises florissantes ou prometteuses. S’il est si bien rétribué, c’est que cet acte est très important pour la société. On ne voit pas pourquoi l’actionnaire est a priori disculpé de ce qui est fait avec son argent. On est en pleine hypocrisie, la collectivité s’est privée, ce faisant, d’un levier qui lui est maintenant indispensable : il s’agit simplement de maîtriser les limites. Lorsqu’on a limité la vitesse des voitures à 130 km/h sur autoroute et à 50 en agglomération, on aurait pu brandir la « liberté du conducteur ». (On aurait pu aussi faire une Acb qui aurait montré les avantages qu’il y a à fabriquer les voitures les plus puissantes et à tracer des voies pour la vitesse.)

Les trois dogmes suivants sont plus cachés mais lourds de conséquences. Ils explicitent le fait que les risques ne se ramènent pas à un hasard probabilisé dans le cadre néoclassique.

3. Le hasard est fair-play. Non, il pénalise les plus faibles. Si une situation d’échange économique considérée comme équitable vient à être soumise à un aléa, même si le jeu reste mathématiquement équilibré, l’agent le moins fortuné sera ruiné le premier. Cela intervient notamment dans l’impact des risques météorologiques et de marché pour les pays agricoles du Sud29.

4. L’économie fait le bilan de la compétition. Un bilan très partiel. D’abord par le fait que les dirigeants des États concèdent des avantages à des entreprises en situation de quasi-monopoles grâce à des décisions politiques qui ne sont pas comptabilisées dans le bilan économique de la compétition. Ensuite pour la raison que la lutte se passe dans un contexte. Le combat détériore le champ de bataille qui n’est dans les comptes d’aucun des antagonistes. Ces dégâts sont pensés comme des accidents, des aléas exogènes. Les risques sont comptabilisés de façon dissymétrique, ceux qui sont non répertoriés a priori sont laissés pour la collectivité.

5. La représentation des risques futurs. Elle est simpliste et fallacieuse. L’idée d’actualisation qui aurait la vertu de permettre des choix rationnels entre des projets aujourd’hui et dans dix ans est abstraite et grossière. D’abord parce qu’en pratique les taux sont fournis par les marchés à terme, nous l’avons dit. Ensuite parce que ces taux fluctuent de façon aléatoire et que la surface des taux est très changeante. Enfin et surtout parce qu’une irréversibilité n’est pas équivalente à une perte d’argent, qui, elle, est toujours potentiellement réparable.

Sur ces vérités du niveau de la profession de foi, il convient de rappeler l’économie à la modestie, garder sa raison et son jugement en faisant appel aux autres connaissances moins schématiques dans leur approche du social.

L’urgence : davantage de place pour le politique

Il est difficile d’être élu sur un programme de restrictions pour cause de préservation planétaire. En Europe, les inquiétudes devant la dégradation de l’environnement et l’épuisement des ressources font voter à droite, et la droite mise sur le credo néoclassique.

Faut-il penser comme Rosa Luxemburg que le capitalisme ne saurait prendre fin à la suite de l’action politique, violente ou non, mais uniquement lorsque l’accumulation et la reproduction ne peuvent plus avoir lieu, ne peuvent plus continuer ? Il est vrai que les difficultés à réformer le système semblent immenses : en septembre 2008, en pleine crise financière, 166 économistes n’ont-ils pas adressé au Congrès une lettre ouverte expliquant que le dynamisme des marchés de capitaux privés avait donné à l’Amérique une prospérité sans pareil et qu’affaiblir ces marchés pour calmer des crises à court terme était précisément à courte vue. L’économie néoclassique reste pensée comme une pureté, un état idéal, qu’il ne faut pas abîmer. Pour autant, il ne suffit pas de substituer « habitant de la planète » à « travailleur » dans les textes de Marx pour constituer un corps de pensée cohérent et mobilisateur. Comme le remarque le sociologue Ulrich Beck, les altermondialistes sont pratiquement éparpillés30.

D’autres considèrent que le capitalisme est le résultat de l’évolution et que l’impasse est due à la conformation propre d’homo sapiens, elle-même résultat d’une histoire conquérante. Il conviendrait donc de laisser opérer le capitalisme et compter sur le développement, grâce à lui, de la biologie et du génie génétique…

Les positions extrêmes se confortent mutuellement et aboutissent à l’immobilisme. En fait, le capitalisme est réformable comme toute convention collective. La mission principale du pouvoir politique n’est plus aujourd’hui le management des affaires comme on gère un holding mais bien d’instaurer un état de droit dans l’activité économique par les moyens que donnent la fiscalité, la réglementation et l’action internationale. Il ne s’agit certainement pas de réglementer pour cadrer ou contrôler les comportements, il s’agit simplement de cesser d’esquiver des responsabilités environnementales.

L’économie nous a maintenant habitués à ce que certaines décisions et actions volontaires soient considérées comme anodines, alors même qu’elles ont des conséquences collectives significatives voire graves. Leurs auteurs sont juridiquement invisibles. C’est le cas de la décision d’acheter : l’achat d’un bien important – bateau, avion, voiture, machine industrielle ou agricole, etc. – ou d’une grande quantité de biens de consommation ordinaire met l’acheteur en situation objective de responsabilité sur les dégâts à l’environnement faits avec ces biens et pour la réalisation de ces biens. Également le fait d’allouer un soutien financier à une entreprise ou de le lui retirer. L’actionnaire est dans une situation d’immunité tout à fait curieuse puisqu’il connaît les procédés, les risques et agissements de l’entreprise dont il entend tirer des profits. Au niveau des États et au niveau international, les paradis fiscaux et places financières offshore ont un rôle avant tout polémique pour empêcher l’état de droit de s’instaurer. La représentation élective dans les systèmes parlementaires pluralistes ne consiste pas à additionner l’intérêt des ménages comme le ferait une analyse coûts-bénéfices, ni à tirer au hasard les responsables et magistrats comme cela se faisait dans les cités grecques démocratiques31 et comme font maintenant les sondages. Ainsi que Condorcet l’a finement analysé32, le mandat électif engage l’électeur, et cette délégation donne plus de possibilités d’initiatives que les autres procédures de choix.

Aujourd’hui, ce n’est pas trahir l’électeur mais utiliser pleinement l’idée démocratique que de repousser l’économie sur le territoire restreint des moyens et aider l’individu à ce que son souci global – qui est immense – soit vraiment relayé.

  • *.

    Mathématicien, professeur à l’École des ponts, chercheur au Cired, auteur de Mathématiques et risques financiers, Paris, Odile Jacob, 2009 et dans Esprit : «  Malaise dans la finance, malaise dans la mathématisation », février 2009.

  • 1.

    René Thom, Prédire n’est pas expliquer, Eshel, 1991.

  • 2.

    Dans cet article, je confonds volontairement économie-discipline, économie-néolibérale et capitalisme. C’est une façon rapide de s’exprimer justifiée par les relations intimes que leur a donné le monde contemporain. Il est clair qu’il faudrait trier ce qui porte plutôt sur l’un des trois supports de ce trépied. Nous pouvons laisser ceci de côté dans un premier temps, la lecture naturelle le fait suffisamment comprendre.

  • 3.

    Jean Tirole, The Theory of Industrial Organisation, Mit Press, 1990.

  • 4.

    Les économistes semblent ne pas avoir compris que ne pas se préoccuper des limites – avec des petits diagrammes locaux – c’est choisir implicitement un certain type de limites. Évidemment, les données limites ont une importance cruciale sur le comportement des agents. Par exemple, maintenant que les banques savent qu’elles peuvent compter dans les cas extrêmes sur l’argent public, elles vont pouvoir prendre plus de risques. Sauf si des règles prudentielles telles que celles discutées au G20 compensent cette modification.

  • 5.

    Problème dit de Hotelling (1929), voir B. Guerrien, Dictionnaire d’analyse économique, Paris, La Découverte, 1996, p. 242 sq.

  • 6.

    L’idée que la simplification économique serait de même nature que celle des gaz parfaits qui a servi à développer la thermodynamique, elle-même base de nos machines thermiques (J.-M. Daniel, « Rencontres de Pétrarque », France-Culture, 11 août 2009), est fallacieuse. La thermodynamique n’est pas liée au modèle particulier des gaz parfaits, elle étudie les transformations réversibles ou irréversibles des gaz, des liquides et des milieux quelconques. Le lien entre les deux est seulement historique et pédagogique. La thermodynamique ne dit pas « faites comme si les gaz étaient parfaits et je vous rendrai les plus grands services » ! C’est ce que font, en revanche, ce que j’ai appelé ailleurs les « sciencettes » qui sont des savoirs très liés aux usages et traditions des communautés de praticiens (Nicolas Bouleau, Philosophie des mathématiques et de la modélisation, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 302 sq.).

  • 7.

    Nicholas Stern, Stern Review on the Economics of Climate Change, http://www.hm-treasury.gov.uk/sternreview_index.htm

  • 8.

    Dans le système français de retraite la composante que représente le Fonds de réserve pour les retraites a environ la moitié de son portefeuille en obligations.

  • 9.

    Voir Joseph Stiglitz, Un autre monde, Paris, Fayard, 2006, p. 363 sq.

  • 10.

    « Paradoxe » qui s’est produit au 2e trimestre 2001 et de l’été 2006 jusqu’au printemps 2007.

  • 11.

    Influer sur les taux peut être obtenu par la fiscalité, en taxant davantage les plus-values annuelles sur chaque valeur mobilière et détaxant les plus-values sur dix ans (voir l’article de J. Gatty et L. Gautier, Le Monde, 19 septembre 2009, p. 24), idée qui n’a pas les défauts dirimants de la taxe Tobin mais qui suppose évidemment une concertation internationale.

  • 12.

    N. Stern, Stern Review on the Economics of Climate Change, op. cit., p. 43-50.

  • 13.

    D’autres articles ont évalué des coûts de dommages dus au changement climatique supérieurs à ceux du rapport Stern, voir M. Sterner et U. M. Persson “An Even Sterner Review: Introducing the Relative Prices into the Discounting Debate”, Review of Env. Economics and Policy, 2008.

  • 14.

    Voir D. Pearce, G. Atkinson et S. Mourato, « Analyse coûts-bénéfices et environnement. Développements récents », Ocde, 2006, document sans aucune discussion critique.

  • 15.

    Voir notamment N. Hanley, “Are there Environmental Limits to Cost Benefit Analysis?”, Env. and Resource Economics, 2, 1992, p. 33-59, et surtout le remarquable article de F. Ackerman et L. Heinzerling, “Pricing the Priceless: Cost-Benefit Analysis and Environmental Protection”, Univ. of Pennsylvania Law Review, vol. 150, 2002, p. 1553-1584.

  • 16.

    Remplacer une catégorie ou sous-catégorie de population par quelque chose qui serait « moyen » selon tous les critères est non seulement grossier évidemment, mais généralement contradictoire. Voir A. Desrosières, la Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 2000.

  • 17.

    Marc Sagoff, The Economy of Earth: Philosophy, Law and Evironment, Cambridge University Press, 1988.

  • 18.

    Voir sur ce sujet mon article « Malaise dans la finance, malaise dans la mathématisation », art. cité, p. 37-50.

  • 19.

    Récemment encore dans une émission de France-Culture du 20 juillet 2009, un directeur d’un laboratoire mixte Inra-Cnrs, favorable aux Ogm, préconisait une analyse coûts-bénéfices pour trancher sur le moratoire concernant le maïs Monsanto 810.

  • 20.

    La scolastique médiévale conciliait la philosophie d’Aristote et la théologie chrétienne. Elle mettait ainsi du côté de la religion la charpente argumentaire du calcul propositionnel. Ce système très stable ralentit l’émergence de la science moderne qui avait besoin de l’usage non religieux de la logique et bloqua, jusqu’à la Réforme, les interprétations différentes des textes saints. La situation est similaire avec l’économie aujourd’hui qui utilise les mathématiques pour penser le social. Il y a un cœur de représentations liées aux échanges et à la monnaie qui sont pertinentes mais qui sont étendues en une véritable philosophie sociale, dissimulant la nécessité du recours aux sciences humaines et obérant la place du politique.

  • 21.

    Sur les liens du crime, au sens large, avec l’économie, voir Clive Dilnot, “The Triumph – and Costs – of Greed”, dans Crash, why it Happened and what to do About it, éd. Edward Fullbrook, Real-world Economics Review, 2009.

  • 22.

    Voir F. Ackerman et L. Heinzerling, “Pricing the priceless…”, art. cité.

  • 23.

    Voir M. Tibon-Cornillot, « Les guerres de l’opium et l’écrasement de la Chine » (http://www.dedefensa.org) qui cite D. E. Owen, British Opium Policy in India and China, New Haven, Conn. Yale University Press, 1934, rééd. Londres, Archon books, 1968 : « Dès lors s’instaure un fructueux commerce illicite en triangle : l’opium part des Indes ; il est importé en Chine ; les bénéfices de l’échange reviennent à l’Angleterre. Grâce à l’interdit et au marché noir, les prix grimpent sans cesse, tout comme les bénéfices retirés des ventes. »

  • 24.

    Ce qui commence à apparaître dans les dialogues entre Edf et le gouvernement français.

  • 25.

    Sur les irresponsabilités structurelles, voir C. Dilnot, “The Triumph – and Costs – of Greed”, art. cité.

  • 26.

    George Soros, le Défi de l’argent, Paris, Plon, 1996.

  • 27.

    Denny Gabor, The Mature Society, Praeger Publishers, 1972, voir en particulier le chapitre “Undeserving Elites of the Past”, p. 59 sq.

  • 28.

    Voir M.-M. Robin, le Monde selon Monsanto, Paris, La Découverte/Arte éd., 2008.

  • 29.

    Pour plus d’explications, voir mon livre Mathématiques et risques financiers, op cit., chap. VIII, voir aussi J. Stiglitz, Un autre monde, Paris, Fayard, 2006, p. 362 sq.

  • 30.

    Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation, Paris, Aubier, 2003.

  • 31.

    Voir B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1996.

  • 32.

    Condorcet, Œuvres, éd. A. Condorcet, O’Connor et François Arago, 12 vol., 1847-1849, Paris, t. IX, p. 287 sq.

Nicolas Bouleau

Professeur émérite à l'École des Ponts ParisTech où il a dirigé pendant dix ans le centre de mathématiques, Nicolas Bouleau est mathématicien et philosophe des sciences. Il est notamment l'auteur de Le Mensonge de la finance (Éditions de l'Atelier, 2018), Mathématiques et risques financiers (Odile Jacob, 2009), Martingales et marchés financiers (Odile Jacob, 1998). …

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