Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy sur sa politique d’immigration
Le ministre de l’Intérieur va proposer une nouvelle loi sur l’immigration, visant en particulier à limiter le rapprochement familial et à supprimer les mécanismes de régularisation individuelle. Spécialiste des questions d’immigration, l’auteur montre pourquoi ces mesures risquent de se révéler à la fois injustes et inefficaces.
Le 13 février 2006, Nicolas Sarkozy m’adressait un courrier dans lequel il contestait plusieurs des critiques publiques que j’avais émises à l’encontre du projet de loi sur l’immigration qu’il s’apprêtait à déposer devant le Parlement. Les lecteurs d’Esprit trouveront ici le texte de la réponse que je lui ai adressée1. Dans sa lettre, Nicolas Sarkozy justifie les restrictions que son projet de loi vise à instaurer dans le domaine de l’immigration de famille ainsi que la suppression des mécanismes de régularisations individuelles par le souci de lutter contre les fraudes. Souvent, pour justifier ces restrictions, il se réfère aux législations des autres pays européens. Enfin il rappelle l’objectif officiel de son projet de loi : faire venir des immigrés dont les qualifications peuvent être utiles à la France.
Or, pour faire venir de l’immigration de travail, M. Sarkozy n’avait pas besoin de changer la loi. Des instructions ministérielles eussent suffi. L’usine à gaz administrative que sa loi mettra en place va nuire à cet objectif : elle fera exploser les tâches administratives et se révélera très vite dépassée : elle n’intègre pas l’ouverture complète du marché du travail français aux ressortissants des nouveaux pays membres de l’Union européenne qui se produira dans un délai maximum de 5 ans.
Si M. Sarkozy revient devant le Parlement deux ans à peine après l’adoption d’une précédente loi en novembre 2003 – pour la première fois depuis 1974, le même ministre de l’Intérieur présente au cours de la même législature deux projets de loi, d’approches divergentes –, c’est que son bilan n’était pas, à droite, très « présentable ». En trois ans, l’immigration légale a progressé de 30 % (de 103 000 en 2001 à 134 000 en 2004) ; et en son sein, l’immigration de travail, elle, a baissé, de 8 800 en 2001 à 6 700 en 2004. Il fait, ainsi, dans ce domaine, moins bien que la gauche.
Comme la loi Pasqua de 1993, ce projet vise à restreindre les conditions d’une vie familiale normale. Du coup, le nombre de sans-papiers va augmenter : on ne peut pas empêcher durablement un père ou une mère de vivre sans conjoint ni enfants. Ils finissent par immigrer et vivre alors en situation irrégulière. Mais ils deviendront alors des ni-ni. Ni expulsables car la Convention européenne des droits de l’homme les protège contre l’expulsion. Ni régularisables, car M. Sarkozy veut supprimer les plus importants des mécanismes de régularisation permanente sur des bases individuelles mises en place en 1998. La seule voie possible pour la régularisation sera celle de la mobilisation de masse après grèves de la faim, occupations, manifestations. La fraude à la politique de l’immigration est faible – eu égard aux 80 millions d’étrangers qui entrent en France chaque année –, elle doit être réduite, mais elle existe comme dans toutes les politiques publiques. Il existe alors deux types de pays, ceux qui régularisent de façon permanente et individuelle et ceux qui font des régularisations exceptionnelles massives. La nouvelle loi Sarkozy choisit de faire passer la France de la première à la deuxième catégorie.
Enfin la justification du projet de loi est dangereuse. Il y a trois voies d’immigration légale – asile, famille, travail – toutes légitimes. En tentant de discréditer l’immigration dite « subie » d’où sont issus aujourd’hui nombre de nos compatriotes et de nombreux immigrés, il contribue à leur stigmatisation.
Paris, le 24 février 2006
Monsieur le Ministre d’État,
Je tiens à vous remercier de l’intérêt que vous avez bien voulu à nouveau porter à mes récents propos sur votre politique de l’immigration.
Dans une lettre du 13 février 2006, vous me reprochez d’avoir indiqué que votre nouveau projet de loi remettait en cause les droits fondamentaux des Français à se marier avec un étranger, ou des étrangers réguliers à vivre normalement en famille. Vous justifiez les restrictions que vous proposez dans ces domaines ainsi que la suppression des mécanismes de régularisation individuelle prévus par la loi par le souci de lutter contre les fraudes, en vous appuyant sur les législations des autres pays européens. Enfin vous me rappelez l’objectif officiel de votre projet de loi : faire venir des immigrés dont les qualifications peuvent être utiles à la France. Aucun des arguments que vous invoquez ne me convainc vraiment.
Commençons par le mariage. La liberté de se marier, de choisir son conjoint est une liberté fondamentale. Dans le même temps, pour un petit nombre d’étrangers le mariage avec un national peut être considéré comme un moyen de contourner la réglementation du séjour en France. Le législateur doit donc veiller à garantir la liberté du mariage tout en dissuadant les fraudes. Dès 2001, le groupe « statistiques » du Haut Conseil à l’intégration que je présidais avait remis au gouvernement un rapport qui soulignait la multiplication des mariages à l’étranger dans certains postes diplomatiques. Voilà pourquoi je ne suis pas opposé aux mesures qui, dans le projet de loi de votre collègue Pascal Clément, concernent les mariages célébrés à l’étranger2. Pour les mettre en œuvre, d’importants moyens supplémentaires devront cependant être attribués aux consulats de France à l’étranger. Sinon, concrètement, la liberté du mariage risque d’être mise en cause.
Je suis en revanche très réservé à l’égard des dispositions de votre projet de loi sur ce sujet. Dans une décision du 20 novembre 2003, le Conseil constitutionnel avait annulé une disposition de votre précédente loi : permettre au maire de suspendre la célébration d’un mariage en invoquant le caractère irrégulier du séjour de l’étranger. Il l’a fait au motif que
le respect de la liberté du mariage, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, s’oppose à ce que le caractère irrégulier du séjour d’un étranger fasse obstacle, par lui-même, au mariage de l’intéressé » (décision no 2003-484 DC – 20 novembre 2003).
Vous en tirez la conséquence que puisque vous ne pouvez refuser de les marier, du moins pouvez-vous les maintenir dans l’illégalité. Vous exigez d’eux un visa long séjour qui les obligera à rentrer chez eux et vous pourrez alors leur refuser un visa en prétextant la rupture de la vie commune.
Vous invoquez pour ce faire la législation des autres pays européens. Mais dans un arrêt Mrax/État belge3, la Cour de justice des Communautés européennes a indiqué :
Un refus du titre de séjour ou une décision d’éloignement fondés exclusivement sur le non-accomplissement de formalités légales relatives au contrôle des étrangers – telle qu’une entrée sans visa dans un État membre – sont des mesures disproportionnées et donc contraires aux normes communautaires, lorsque l’intéressé peut apporter la preuve de son identité et de son lien conjugal avec un ressortissant communautaire.
La Belgique et d’autres États européens ont choisi d’appliquer cette jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes à leurs propres ressortissants. Si votre dispositif est approuvé par le Parlement et validé par le Conseil constitutionnel, des décisions de refus de séjour prises sur son fondement risquent d’être annulées par le juge ; vous créerez ainsi des situations de « ni-ni » : ni régularisables, ni expulsables, du désordre et de l’encombrement dans les préfectures et dans les tribunaux, quand d’autres dispositifs eussent été, sans remettre en cause le droit au séjour de tous les époux de Français, plus efficaces. Plus gravement, vous précarisez le séjour de l’étranger marié à un(e) Français(e) qui respecterait toutes les règles que vous édictez : le titre de résident ne peut plus lui être délivré qu’après 3 ans de mariage, mais l’administration a la faculté de reporter de plusieurs années la délivrance de ce titre sécurisant.
En matière de regroupement familial, vous voulez imposer des conditions de ressources supplémentaires aux familles qui voudraient se regrouper en France et de meilleures conditions de logement car, dites-vous :
Le dispositif actuel du regroupement familial permet d’accueillir une famille de sept personnes, un couple et ses cinq enfants, dans un appartement de 61 mètres carrés. Selon moi ce qui est inacceptable pour une famille française l’est tout autant pour une famille étrangère.
Si le regroupement familial d’une famille de 7 personnes a lieu dans un 61 m2, ce n’est pas parce que la loi le permet, c’est parce que vous ne vous êtes pas depuis 3 ans suffisamment intéressé à son application, au fonctionnement et aux pratiques de vos services. La loi actuellement en vigueur indique en effet très explicitement que le regroupement familial peut être refusé
si le demandeur ne dispose pas à la date d’arrivée en France d’un logement considéré comme normal pour une famille comparable vivant en France.
En réalité votre projet de loi contient toute une série de mesures qui, additionnées, organise une remise en cause concrète du droit au regroupement familial alors même que le nombre de personnes concernées par cette procédure est en baisse : 25 000 personnes, enfants compris. Vous en connaissez d’ailleurs les conséquences : si la loi est injuste au point de porter atteinte à un droit fondamental, elle portera fortement préjudice à l’attractivité de la France dans les pays du « Nord » : comment pourrez-vous attirer le moindre travailleur américain ou japonais quand son droit de faire venir sa famille dépendra d’une connaissance suffisante de la langue française ? Des pays du « Sud », elle provoquera le développement d’une immigration illégale : on ne peut durablement empêcher une famille d’être séparée. Le regroupement familial se fera donc dans l’illégalité. Vous serez empêché de les renvoyer chez eux car les tribunaux vous condamneront au titre du non-respect de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Et votre loi empêchera de les régulariser !
En effet, vous souhaitez supprimer le dispositif de régularisation individuelle permanente qui selon vous « revient à récompenser une violation prolongée de la loi républicaine ». Il ne s’agit pourtant que d’un dispositif qui s’inspire du principe de la prescription, tel qu’il en existe pour la plupart des délits. Prenons, par exemple, le cas des impôts. La plupart des Français paient leurs impôts. Mais aucune loi fiscale, aussi parfaite soit-elle, ne peut empêcher l’existence d’un certain nombre de fraudeurs. C’est pourquoi le contrôle fiscal existe. S’il était supprimé, plus personne ne paierait d’impôts. Mais s’il n’y avait pas de limite à ce contrôle, si l’État pouvait intervenir les trente ou quarante années qui suivent une déclaration, les citoyens se sentiraient, en permanence, surveillés, cela créerait un sentiment d’insécurité, préjudiciable au bon fonctionnement de la société. Après un certain nombre d’années, il y a donc prescription.
En matière de politique d’immigration, le même système a été mis en place. Au bout de dix ans de présence dans le pays – et dix ans dans la clandestinité, c’est très long –, si l’immigré résidant de façon irrégulière est toujours là, c’est que la police a échoué à l’interpeller et le renvoyer, qu’il a fait la preuve de sa volonté d’intégration, il faut arrêter les frais. Cela concerne chaque année environ 3 000 personnes. Le même dispositif est prévu pour les personnes ayant un lien de vie privée et familiale et pour des étrangers malades. Cela fait au total 20 000 régularisations par an.
Vous aviez, en 2003, maintenu ce dispositif contre les franges les plus extrémistes de votre ministère et de votre majorité. Parce que grâce à lui, en arrivant place Beauvau en 2002, vous aviez pu répondre à une mobilisation de sans-papiers en leur délivrant des titres de séjour. Aujourd’hui vous voulez supprimer la régularisation après dix ans de séjour et ne maintenir que pour la forme le titre de séjour accordé sur le principe du respect de la vie privée et familiale telle que la Convention européenne des droits de l’homme la garantit. Vous allez là encore créer des dizaines de milliers de situations de « ni-ni » qui, en fin de compte, augmenteront le nombre d’étrangers en situation irrégulière.
Vous affirmez que dans aucun pays européen – et vous mentionnez particulièrement le Royaume-Uni et l’Allemagne –, ces deux dispositifs existent. C’est inexact.
Au Royaume-Uni, deux mécanismes, très proches de ceux qui existent en France, prévoient une régularisation après quatorze ans de séjour illégal, et seulement après sept ans pour les familles avec enfants.
En Allemagne, la nouvelle loi du 31 juillet 2004 prévoit (section 25) d’accorder un titre de séjour aux personnes « pour des raisons humanitaires ». Cette disposition vise notamment toutes les personnes protégées par la Convention européenne des droits de l’homme. À l’inverse de ce que vous envisagez pour la loi française, la portée de la disposition permet de couvrir les situations très différentes que protège la Convention. Elle s’ajoute et complète une disposition du droit allemand (section 60 de la loi) qui permet à environ 200 000 personnes de vivre actuellement avec une Duldung (certificat de séjour de fait4) parce que l’État allemand a dû renoncer à les expulser.
En Espagne, un décret du 27 décembre 2004, adopté suite à un accord passé entre les deux grands partis du pays, est entré formellement en vigueur le 1er août 2005, mais dans les faits après la grande régularisation récemment opérée par le gouvernement de M. Zapatero. Il prévoit une régularisation après 2 ans de séjour illégal pour tout étranger faisant la preuve qu’il a déjà travaillé un an et une régularisation après 3 ans de séjour, dans le cas d’un lien de famille et d’une promesse d’embauche.
En supprimant de la loi française la faculté de régulariser, vous liez les mains des préfets. Or il est pour eux essentiel de pouvoir ainsi régler de façon pragmatique des cas humanitaires, concernant des personnes qui sont sur notre territoire depuis très longtemps.
En matière de régularisation – vous le savez bien – l’option n’est pas entre 20 000 régularisations individuelles par an, comme aujourd’hui en France, et une « régularisation-zéro ». L’option est entre 20 000 et 500 000, voire 800 000, quelques années après le vote de votre loi. C’est ce que viennent de faire l’Espagne et l’Italie, avec tous les effets pervers que l’on connaît : une désorganisation de l’administration, l’afflux des pays voisins de nouveaux candidats et, après celle-ci, de nouveaux irréguliers en masse.
Officiellement, vous affichez vouloir favoriser l’immigration de travailleurs dont la France a besoin. Mais que ne l’avez-vous fait depuis trois ans et demi ? En effet, dans ce domaine, le gouvernement n’a pas besoin pour agir d’une nouvelle loi. Il peut par simple instruction ou circulaire aux services organiser souplement ce que vous voulez inscrire dans la rigidité d’un texte législatif. Ainsi, le 16 juillet 19985, le précédent gouvernement avait, par circulaire, décidé de permettre aux entreprises françaises confrontées à la préparation du « bug » de l’an 2000, de recruter des informaticiens étrangers. Jusqu’au début 2004, 6 374 ingénieurs informaticiens ont obtenu une carte de séjour à vocation permanente. Une autre circulaire, du 15 janvier 2002, a ouvert la porte du marché du travail aux étudiants ayant achevé leur cursus universitaire et aux étrangers qualifiés sous réserve que le projet d’embauche, dans le cas d’un ressortissant du Sud, s’inscrive dans le cadre d’un projet de codéveloppement.
De 2002 à 2004 vous aviez besoin du ministre du Travail pour agir de concert dans ce domaine et donner par exemple des instructions aux services qui délivrent des autorisations de travail. Mais depuis le 16 juin 2005, vous avez l’autorité sur ces services. Vous aviez le pouvoir de les mobiliser et d’y supprimer les tâches inutiles. Qu’avez-vous fait de ces nouveaux pouvoirs ? Rien. La circulaire de 2002 n’a pas reçu l’impulsion nécessaire de votre gouvernement. Le 12 janvier 2004, l’instruction sur les informaticiens étrangers a été abrogée par vous-même et M. Fillon6. Pendant toutes ces années, des entreprises, des laboratoires de recherche repéraient – par exemple au travers de stages – des étudiants étrangers qualifiés déjà présents en France, et ne pouvaient les recruter en raison de l’opposition de votre administration. Les résultats sont clairs et sans appel : depuis votre arrivée au gouvernement, d’après les chiffres publiés par le Haut Conseil à l’intégration, l’immigration à vocation permanente a augmenté, de 103 000 en 2001 à 134 000 en 2004. L’immigration de travail, elle, a baissé, de 8 800 en 2001 à 6 700 en 2004. Vous avez donc accueilli plus d’immigration légale que la gauche et, au sein de cette immigration, moins d’immigration de travail.
Pour masquer ce bilan, vous m’écrivez d’abord que les chiffres de l’immigration de travail auraient baissé sous la précédente législature « de 48 000 à 16 000 » entre 1998 et 1999 ! Les chiffres qui servent de base à votre argumentation, issus du rapport remis au Parlement par votre gouvernement7, sont repris tels quels dans l’exposé des motifs de votre projet de loi. Ils sont pourtant le produit d’une manipulation statistique grossière.
Vous vous en souvenez probablement : au cours des années 1997, 1998 et 1999, le gouvernement de Lionel Jospin a procédé à la régularisation d’environ 80 000 étrangers en situation irrégulière. Dans les statistiques officielles, ces régularisés sont comptabilisés à part des autres catégories d’étrangers qui obtiennent un titre à vocation permanente – réfugiés, familles, immigration de travail. Pour arriver au chiffre de 48 000 de 1998 vous avez additionné à l’immigration de travail, les sans-papiers régularisés cette année-là par M. Jospin. Curieux procédé, quand on se rappelle que le critère principal de la régularisation n’était pas le travail, mais le lien de famille8.
Toujours dans le but, au demeurant compréhensible, de déguiser ce bilan, vous proposez également un nouveau dispositif pour l’immigration de travail qui distinguerait plusieurs statuts différents : un statut commun, le statut des étudiants voulant travailler, celui des travailleurs moins qualifiés répondant à des besoins géographiques dans des secteurs tels que « mécanique, maintenance industrielle, froid, hôtellerie restauration, des travaux publics, infirmières », un statut de « talents » que vous voulez offrir sur le modèle canadien à des candidats sur la base de leur profil et de leur projet. Vous voulez enfin quantifier à l’avance le nombre de permis accordés pour chaque catégorie. Un tel système n’est pas adapté au problème français.
Comme vous le savez, une fois entrés sur le territoire, les étrangers repérés dans le système canadien doivent trouver un emploi et ne le trouvent pas toujours. Médecins ou ingénieurs, ils se retrouvent employés dans des métiers comme chauffeurs, gérants de restaurants, vigiles ou gardiens d’immeubles. Le risque existe donc que ce système appliqué à la France entraîne l’arrivée d’étrangers qualifiés qui, au bout de quelques mois de recherches infructueuses, s’inscriront au chômage.
Pour ce qui est des étudiants, les nouveaux titres de séjour que vous leur proposez, à durée limitée, sont moins attractifs que ceux qu’offrent l’Allemagne, le Royaume-Uni ou bien sûr les États-Unis. Pour s’assurer que les étudiants ainsi recrutés ne désertent pas leur pays d’origine, s’ils proviennent du Sud, il ne faut pas limiter leur possibilité de rester en France. Mais il faut aussi leur permettre de circuler librement entre l’Europe et leur pays, en leur accordant par exemple un visa permanent, afin qu’ils ne craignent pas en cas de retour chez eux, de ne jamais pouvoir revenir en France. On pourrait aussi imaginer que lorsqu’une université ou un hôpital français recrute des professeurs ou médecins étrangers, il puisse leur être proposé d’exercer alternativement leur fonction dans leur pays d’origine, leur salaire étant alors pris en charge par la France ou l’Union européenne au titre de la coopération au développement.
Dans des secteurs comme l’hôtellerie, la restauration ou les travaux publics, il me semble qu’une réorganisation des statuts et des conditions de travail aurait dû être engagée afin d’y attirer étudiants, chômeurs ou Rmistes en quête d’emplois, avant de faire appel à une main-d’œuvre extérieure.
Enfin je m’étonne que votre projet soit complètement silencieux sur l’immigration en provenance des dix nouveaux pays membres de l’Union européenne. Aujourd’hui le Royaume-Uni, l’Irlande, la Suède, l’Italie, l’Espagne et la Finlande ouvrent leur marché du travail à leurs ressortissants. Les pays qui continuent à leur fermer la porte se retrouvent dans une situation contre-productive : de nouveaux citoyens européens y immigrent quand même et y travaillent illégalement. Dans les États de l’Union européenne ayant ouvert leur marché du travail, les nouveaux citoyens européens occupent les emplois pourvus, dans le reste de l’Europe, par les migrants irréguliers, qu’ils soient originaires des nouveaux États membres ou de pays tiers. Et si votre gouvernement maintient son refus, dans cinq ans, en 2011, le marché français du travail sera, de toute façon, entièrement ouvert aux maçons, à tous les spécialistes de ces secteurs « mécanique, maintenance industrielle, froid, hôtellerie restauration, des travaux publics, infirmières » sans que les prévisions de permis de séjour que vous prévoyez de faire secteur par secteur, chaque année, n’y puissent rien. En attendant, les qualifiés polonais, hongrois, tchèques ou lettons, auront trouvé au service d’entreprises britanniques, italiennes, espagnoles ou suédoises un accueil que la France aura négligé de leur offrir, alors qu’ils auraient pu aider nos entreprises à conquérir les marchés de leur pays et créé du coup des emplois en France !
Monsieur le Ministre d’État, votre projet de loi est une rupture, mais une rupture avec vous-même, avec le texte que vous avez fait adopter il y a un peu plus de deux ans en novembre 2003. Dans la précipitation, vous ne lui laissez pas le temps de la mise en œuvre. Les inexactitudes contenues dans votre lettre contribuent à camoufler les carences de votre administration de l’immigration, les vrais objectifs de votre projet de loi et ses conséquences probables.
Vous allez faire exploser les situations d’illégalité, forcer les juges à intervenir contre vos décisions ; créer ainsi du désordre dans la police, les préfectures et les tribunaux. Vous allez organiser une bureaucratie de l’immigration de travail inefficace, coûteuse et inadaptée. Et vous négligez ainsi de préparer la France et les Français à une réalité à laquelle ils devront faire face d’ici cinq ans au plus tard : la liberté de circulation et de travail des nouveaux ressortissants de l’Union européenne. Faute d’avoir investi dans l’administration de l’immigration, d’y avoir consacré le temps nécessaire, vous précipitez la France dans une réforme qui, plutôt que de la préparer aux défis du xxe siècle, la ramène au mieux au temps de la planification des années 1950, au pis, au temps de la loi Pasqua de 1993.
Permettez-moi de vous dire enfin, Monsieur le Ministre, très sincèrement, que la justification de votre projet de loi me paraît dangereuse. Hiérarchiser entre les immigrés légaux, selon leur voie d’entrée en France, distinguer entre les bons – ceux qui travaillent et que l’on choisirait – et les mauvais – ceux qui ont des droits et que l’on subirait, c’est choisir d’exciter les tensions entre Français quand elles ont besoin d’être apaisées. Nombreux sont aujourd’hui nos compatriotes qui sont issus de cette immigration que vous appelez « subie ». Le respect de la vie familiale et du droit d’asile n’est pas subi. Il est un choix que la France a inscrit dans ses principes et dans ses droits fondamentaux, afin que nul ne puisse, au gré de la conjoncture, de ses calculs politiques, de ses intérêts, voire de ses convictions personnelles, y porter atteinte. En disqualifiant ainsi beaucoup de nos compatriotes et de nombreux étrangers respectueux de nos lois, vous ne facilitez ni la justice, ni la paix sociale, ni l’intégration.
Je vous prie de croire, Monsieur le Ministre d’État, en l’expression de mes sentiments les meilleurs.
Patrick Weil
- *.
Directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (Cnrs, Centre d’histoire sociale du xxe siècle, université de Paris 1). Il a publié récemment dans Esprit : « Lever le voile », janvier 2005.
- 1.
Cette réponse a donné lieu à un nouvel échange de lettre. Lettre de Nicolas Sarkozy à Patrick Weil le 16 mars 2006, réponse de P. Weil à N. Sarkozy, le 25 mars 2006.
- 2.
Projet de loi 2838 déposé le 1er février 2006 sur le bureau de l’Assemblée nationale [adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 26 mars 2006].
- 3.
25 juillet 2002, Arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes, dans l’affaire C-459/99, Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie Asbl (Mrax)/État belge.
- 4.
Dans la nouvelle loi, la Duldung est devenue la »Bescheinigung über die vorübergehende Aussetzung der Abschiebung« (certificat de suspension temporaire d’expulsion).
- 5.
Circulaire Dpm/DM 2-3 no 98-429 du 16 juillet 1998, relative au recrutement d’ingénieurs informaticiens étrangers.
- 6.
Circulaire Dpm/Dmi 2 no 2004-12 du 13 janvier 2004.
- 7.
Rapport au Parlement, « Les orientations de la politique d’immigration », février 2006.
- 8.
[Dans la réponse qu’il m’a adressée le 16 mars 2006, M. Sarkozy indique que ce chiffre était repris du rapport au Parlement effectué par le ministère de l’Intérieur en 1998. Je lui ai répondu le 25 mars 2006 que le ministère de l’Intérieur fournit des données très précieuses sur le nombre de titres de séjour à vocation temporaire ou permanente délivrés chaque année. « Mais ces données doivent être vérifiées et – le cas échéant – harmonisées avec les données provenant d’autres administrations. C’est à cette fin que M. Marceau Long avait créé au sein du Haut Conseil à l’intégration un groupe “statistiques” devenu Observatoire statistique de l’immigration et de l’intégration sous le gouvernement Raffarin. Celui-ci publie chaque année un rapport qui devrait être pour vous une référence. Les rapports 1998 et 1999 indiquaient que 4 149 permis de séjour avaient été attribués à des travailleurs permanents en 1998 et 5 326 en 1999. »]