À la pointe avancée de la République. Introduction
L’histoire a porté les sociétés de la Caraïbe aux avant-postes du combat pour l’égalité républicaine. C’est du ventre immonde de l’esclavage des nègres qu’ont surgi en acte, pour la première fois et de la manière la plus radicale, les valeurs universalistes des droits de l’Homme et du Citoyen. La levée en masse des esclaves de la partie occidentale de l’île de Saint-Domingue, puis de ceux de la Guadeloupe, a, au cœur de la Révolution française, actualisé et dynamisé les potentialités émancipatrices de l’idéal républicain. Tous ceux que Laurent Dubois a appelé les Vengeurs du Nouveau Monde ont été, avec les philosophes « des Lumières » et les leaders de cette révolution, les véritables cofondateurs de la République. Des femmes et des hommes des Lumières tropicales.
C’est cette vérité que décline, à sa façon, chacune des contributions qui constituent ce dossier. Cette répétition quasi fortuite apparaît des plus nécessaires, tant cette vérité continue à être peu ou mal assumée dans l’ensemble de la société française d’aujourd’hui. Une négligence qui tient d’abord à l’ignorance, ensuite à la forte empreinte qu’a laissée sur cette société le vieux mépris colonial et puis enfin aux aveuglements nationalistes et aux crispations identitaires que la légitime révolte contre ce mépris a suscités chez nombre des anciens colonisés des Antilles.
Tant que métropolitains et Antillais vivaient dans des univers mentaux, sociaux et géographiques séparés, cette vérité pouvait être occultée. En avril 1962, alors que la guerre d’Algérie touchait à sa fin, la revue Esprit, qui nous a offert aujourd’hui la possibilité de construire et de publier ce dossier, publiait le premier ensemble de textes qui ait jamais été consacrés aux Antilles. Le titre de cet ensemble, Les Antilles avant qu’il soit trop tard, portait la marque des préoccupations décolonisatrices de l’époque et ses articles comme sa présentation dénonçaient un « malaise antillais » né d’une malheureuse volonté d’assimiler. Les inquiétudes, les irritations, voire la pointe de désespérance, qui se dégagent parfois du présent dossier pourraient laisser penser qu’il y a entre 1962 et 2007 comme une permanence antillaise. Il n’en est rien ! Hier, il était encore temps de s’interroger sur le dénouement de la « question nationale » aux Antilles, aujourd’hui cette question est tranchée… par son évacuation. Aujourd’hui les Antillais, dans leur grande majorité, se veulent des citoyens français, bien décidés à le rester.
Le cours du temps présent fait de la singularité de la situation antillaise – celle de colonisés qui ne pouvaient pas trouver la voie de leur émancipation dans une accroche (aussi difficile que soit toujours celle-ci) à un ordre antécolonial – le paradigme de l’exigence générale du vivre ensemble de tous les Français dans une diversité qui s’est développée et enrichie au cours du dernier demi-siècle.
Les Antilles et les Antillais ne symbolisent donc pas seulement l’origine des valeurs fondamentales de notre République, mais ils préfigurent aussi largement son avenir. Porteurs par leur histoire de l’universalisme de ces valeurs, ils sont souvent confrontés dans leur vie quotidienne à un décalage entre les principes affichés et les pratiques subies. Contradiction qui ne peut se résoudre que dans l’obligation d’assurer concrètement l’égalité de tous et le respect de la particularité de chacun. Un nœud gordien qu’a su si bien incarner la pensée du poète et homme politique martiniquais Aimé Césaire, une des grandes figures morales de notre époque. L’enjeu des années qui viennent. C’est dire l’importance de la matière du présent dossier.
Esprit a publié récemment sur le sujet :
« Pour comprendre la pensée postcoloniale », décembre 2006 Février 2006
Olivier Mongin, « Une précipitation à retardement. Quelques perplexités sur le consensus historien »
Sévane Garibian, « Pour une lecture juridique des quatre lois “mémorielles” »
Jean-Pierre Chrétien, « Certitudes et quiproquos du débat colonial »
Frédéric Worms, « Au-delà de la concurrence des victimes »
Richard Senghor, « Le surgissement d’une “question noire” en France », janvier 2006.
Esprit, « Les Antilles avant qu’il soit trop tard » (avril 1962)
Paul Niger, « L’assimilation, forme suprême du colonialisme »
Yvon Leborgne, « Le climat social »
Marcel Manville, « Chronique de la répression »
E. Marie-Joseph, « Réalités économiques »
Édouard Glissant, « Culture et colonisation : l’équilibre antillais »
Henri Corbin, Gabriel Jos, Sony Rupaire, « Poèmes »