Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Nietzsche : un inactuel qui parle encore

mars/avril 2014

La notion de volonté est au cœur de la Généalogie de la morale. Ce texte, sans doute l’œuvre la plus sombre de Nietzsche, s’intéresse aux ressorts de la volonté, de la faiblesse et de la force chez les individus. Et résonne encore dans la société contemporaine.

Mœurs et références morales ont été tellement bouleversées en plus d’un siècle qu’on peut légitimement se demander s’il est encore besoin d’user du marteau de la critique, comme le fit Nietzsche à la fin du xixe siècle, pour ébranler nos certitudes morales. Lui qui a voulu essentiellement être un affirmateur (Nur ein Jasagender sein) n’a-t-il pas été vaincu ou débordé par ses propos négatifs ? N’a-t-il donc pas été submergé par le nihilisme qu’il annonçait, non sans effroi d’ailleurs ?

Et pourtant, il se pourrait bien que cet inactuel (Unzeitgemäss) comme il se voulait aussi, nous parle encore. On ne retiendra ici que quelques éléments de sa pensée qui peuvent nous éclairer sur la situation éthique de notre temps. Et l’on partira surtout de sa Généalogie de la morale1, ouvrage sans doute le plus sombre et le plus impitoyable que le philosophe de Sils-Maria ait écrit.

Lectures de la volonté

Lorsque Nietzsche décrit le nihilisme comme la dévalorisation des valeurs les plus hautes, il ne veut pas dire que nous soyons sans valeurs de référence aucunes. Nous aspirons toujours à la liberté, nous cherchons à instaurer la justice. Ces valeurs restent des références dont en réalité nul ne peut se passer. Encore faut-il savoir ce qu’on met sous ces termes. Ici intervient l’idée de généalogie : que veut la volonté quand elle veut, quoi que ce soit qu’elle veuille ? Que cherchons-nous au juste quand nous aspirons à la liberté ou à la justice ? Quel type de liberté et de justice voulons-nous ? Ou plus exactement, quelle est la qualité de liberté et de justice que nous visons ? Une telle question conduit aux fameuses distinctions entre morale esclave et morale noble, entre servitude et aristocratie, entre faiblesse et force, entre distinction et avilissement, entre maladie et santé. Ces distinctions ne divisent pas les êtres humains en catégories sociales, comme si tels groupes d’individus étaient infailliblement du côté de la servitude et d’autres fixés dans la noblesse. Nietzsche prétend se situer sur le terrain de la psychologie, et ses analyses portent en effet sur les profondeurs de la volonté, pressentant ainsi les analyses freudiennes.

Ces distinctions, qu’on peut décliner en noms divers, désignent donc des attitudes qui traversent toute volonté particulière. Chacun consent plus ou moins à la servitude ou se veut plus ou moins noble ; chacun peut vouloir s’affaisser dans le conformisme et se confondre dans la morale du troupeau, mais chacun peut aussi se vouloir noble, distingué, différent, original, mettre sa marque propre sur ses actes, leur donner une signature spécifique. Personne n’est jamais fixé dans la servitude ou la noblesse, mais chacun a à vouloir dans une sorte d’éternel retour sur soi pour décider dans un sens ou dans un autre. Mais qui peut avoir assez de volonté de puissance pour ne pas consentir à l’esclavage et garder le « sens de la distance » ? Si personne ne peut entièrement se prévaloir de sa noblesse ou admettre ne vivre que dans la servitude, n’est-ce pas aussi que tout acte humain appelle une multitude d’interprétations, qu’on ne peut jamais le réduire à un jugement simple ? Or souvent « la volonté manque », selon une autre définition du nihilisme : elle manque à elle-même et accepte de ne pas (se) vouloir. Il faut donc admettre une pluralité des lectures de la volonté qui ne contribue pas nécessairement au relativisme, si elle conduit à bien mesurer la complexité de nos décisions. Qui niera qu’on touche ici une réalité vive de nos sociétés en tous domaines où nous avons à prendre position ?

Il est clair pourtant qu’aux yeux de Nietzsche domine dans le monde moderne une complaisance pour la servitude. Par là même, sa pensée jette une lumière impitoyable sur des sociétés démocratiques qui se flattent de leur « autonomie » conquise, sans apercevoir à quel point elles entretiennent le ressentiment, cultivent en chacun des désirs toujours ravivés d’avoir plus, de paraître plus, de se conformer davantage aux modèles sociaux de la performance ou de la réussite. Le grégarisme consiste justement à imposer subtilement la loi du grand nombre, à valoriser la faiblesse égalitariste : « pas de chef, un seul troupeau », dit Zarathoustra. L’égalitarisme niveleur ne supporte pas l’idée de différence : tous doivent chercher leur petit bonheur, et il ne faut surtout pas prétendre se distinguer. Nivellement et indifférenciation sont les nouvelles normes qui écrasent non seulement les inégalités, mais les différences (sexuelles, politiques, religieuses). La première partie de la Généalogie de la morale offre ainsi une critique impitoyable de l’utilitarisme qui vise au bonheur du plus grand nombre et qui serait l’expression théorique de ce nivellement où la masse du plus grand nombre impose sourdement sa loi.

Or un regard averti ne peut que remarquer la prégnance de ces normes morales serviles qui constituent en effet de nouveaux tabous. Ainsi, pour le faible asservi à l’opinion, l’opposant ne peut être que « méchant », immoral, indigne d’être pris en considération ; en sorte que sous le conformisme du troupeau, l’égalitarisme démocratique alimente des oppositions irréductibles entre les faibles qui se croient les justes ou les meilleurs puisqu’ils ne se « distinguent » pas, et tous les autres jugés et condamnés comme des « ennemis » à dévaloriser. La tactique des faibles consiste précisément à détruire du dedans les valeurs sur lesquelles repose la distance, pour en montrer la soi-disant bassesse (homophobie, racisme, sexisme …). On confond ainsi l’adversaire, non en se mesurant à lui, non en appréciant les valeurs qu’il affirme (ce dont le faible est incapable), mais en utilisant la ruse propre aux faibles qui consiste à dévaloriser les valeurs de noblesse pour en montrer la soi-disant bassesse. Réduire le noble à la bassesse, telle est la tactique de l’esclave moderne, du nihiliste !

La formation de la conscience morale

La deuxième dissertation de la Généalogie de la morale cherche à descendre dans les labyrinthes de la volonté ; et ce texte plein de violences et de cruautés attribue au manque de confrontation au contrat imposé par la tradition ou à la loi du maître (en fait à toutes formes d’autorité) l’incapacité à devenir « maître de soi », souverain de soi-même. L’incapacité à se forger une volonté propre en se confrontant à la force des traditions et des morales produit ces volontés incapables de se vouloir et de vouloir quoi que ce soit qui les dépasse. Ce rude rappel à l’importance de la formation de la conscience morale (Gewissen) montre aussi que la mauvaise conscience l’emporte alors, ravageant des êtres de ressentiment toujours obligés de se mesurer à des « effigies » imaginaires inaccessibles. Le tourment et l’insatisfaction des modernes trouveraient là une source toujours féconde et inextinguible.

Du moins tant que ces volontés asservies, incapables de se prendre en main, ne trouvent pas des « prêtres ascétiques » (troisième dissertation) qui donnent un sens (illusoire) à leur tourment. Plutôt n’importe quel sens que pas de sens du tout. Mais, dira-t-on, où sont aujourd’hui ces « prêtres ascétiques » ? N’est-ce pas sur un tel point que la pensée de Nietzsche est la plus inactuelle au sens péjoratif du terme ? Or s’il est bien clair que ces fameux « prêtres ascétiques » sont devenus rares dans les églises ou les temples, ils n’en continuent pas moins à prospérer de manière plus subtile, selon la ruse toujours intelligente des faibles. Mais ailleurs et sous d’autres formes. Comme le précisent ces pages assez terribles, de tels prêtres sont tous ceux qui fournissent des dérivatifs au ressentiment, ceux qui continuent à endormir des volontés tourmentées ou perdues dans leur torpeur ou enfermées dans le divertissement (ne pas oublier que Nietzsche fut un admirateur de Pascal). Il ne manque pas de gourous pour étourdir les volontés, d’illuminés qui délestent d’avoir à être soi (pour s’ouvrir à l’Esprit ou à la volonté d’un Prophète), de séducteurs qui grisent les esprits plutôt que de leur demander de « dire oui » à la vie, à la vie unique qui est la leur.

Si la morale ascétique se définit par la formule de la division de la vie d’avec elle-même, de son retournement acharné contre soi, qui niera qu’elle domine dans les idéaux de la compétitivité à tout prix, de la performance, du harcèlement incessant sur les lieux de travail ? Cette morale donne en effet un but, elle permet de mobiliser des énergies qui sans elle tourmenteraient l’individu ; elle n’est donc pas une illusion qu’un peu plus de raison pourrait vaincre, elle est la façon vitale de tenir à la vie et de la détenir. Mais le but visé par l’idéal est inatteignable, et en ce sens cette morale contribue à étourdir, à rendre malade, dépressif, à viser des fins inaccessibles qui brisent en réalité l’individualité au lieu de la « sauver ». Elle est la forme nouvelle d’un « nihilisme suicidaire » (§ 28). Ainsi les prêtres ascétiques actuels sont-ils sans doute plus présents dans les tours de la Défense et leurs bureaux climatisés que dans les sacristies. Ou dans les nouveaux « séminaires » où l’on inculque des contraintes sur soi qui n’ont rien à envier aux anciens séminaires. Il faudrait aussi ranger dans cette catégorie ces scientifiques (§ 23) qui, animés par une « volonté inconditionnelle de vérité », font croire régulièrement qu’on va enfin déchiffrer le mystère de la vie ou du cosmos, prétendant qu’on peut rendre toute chose « pensable » (Ainsi parlait Zarathoustra, II,  »Von der Selbst-Überwindung« ).

L’idée de généalogie est assurément féconde, car elle prend en compte l’importance du sujet et en lui de la volonté. Par là même, fidèle à Schopenhauer qui a donné tant de place à la volonté, Nietzsche se sait aussi l’héritier du christianisme. Il n’ignore pas que le souci de soi, lié à une théologie du péché, a ouvert la voie à des analyses psychologiques inconnues de l’Antiquité, mais plus largement a fondé l’importance moderne donnée à la personne, ou comme il dit plus volontiers, à l’individu. C’est donc le christianisme qui apporte avec lui ce sens de l’individu, et ouvre la voie à la découverte de l’abîme qu’est chacun pour lui-même. Pour cette raison, Nietzsche ne rêve nullement d’un retour à la Grèce comme d’autres philosophes allemands l’ont fait avant lui. Nous sommes les héritiers du christianisme, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur dans l’insistance mise sur la subjectivité qui nous rend étrangers le monde grec (ainsi, dit-il, nous ne comprenons plus ce que les Grecs entendaient par « esclave » [le Gai Savoir, § 18]) ; mais pour le pire, car la conscience de soi peut s’affaisser dans l’incapacité à se vouloir, ou dans la culpabilité permanente (l’insatisfaction moderne), selon la pente de nos sociétés, valorisant à l’excès les droits de l’homme, comme si l’individu était un ayant droit qui recevrait sans avoir jamais à « créer ». L’affaissement moderne ne pourrait être « surmonté » que si l’individu apprenait à se vouloir, à devenir « maître de soi », à apprendre à danser au-dessus des abîmes, un peu comme l’enfant d’Ainsi parlait Zarathoustra, ou comme le dieu danseur qu’évoquent aussi ces chants. Comme le danseur dont la grâce des gestes découle de la discipline (la loi) qu’il a su vouloir s’imposer.

  • *.

    Directeur de la revue Archives de philosophie.

  • 1.

    Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, Le livre de poche, 2000.