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Vladimir Poutine à la cérémonie d’ouverture de l’exposition « Russia ! » consacrée à l’art russe, au musée Guggenheim de New York, en Septembre 2005 / Kremlin.ru
Vladimir Poutine à la cérémonie d'ouverture de l'exposition "Russia !" consacrée à l'art russe, au musée Guggenheim de New York, en Septembre 2005 / Kremlin.ru
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Poutine ou la tentation de l’aevum

La notion d'aevum, qui désigne un état situé entre le temps et l'éternité, peut être utile pour comprendre la façon dont Vladimir Poutine s'identifie à l'essence de la Russie éternelle et s'en fait le dépositaire. Elle se relie alors à la notion d'hubris, la démesure des rois, qui se matérialise dans l'invasion de l'Ukraine.

Un peu plus d'un mois après le début de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, invasion redoutée par beaucoup mais qui ne semblait crédible qu’à peu de personnes, il peut être opportun de se souvenir des propos que tenait Vladimir Poutine en 2005. Il y considérait la chute de l’URSS comme la plus grande catastrophe géopolitique du siècle précédent. Des voix s’élèvent donc, parmi lesquelles celle de François Hollande, énonçant la crainte de voir la Russie « reconstituer un empire », forme de stabilité politique face à la contingence historique et de résistance au changement. On se souvient que gouverner, c’est d’abord et avant tout imposer sa durée, se rendre maître du temps, au moyen des institutions qui fondent le corps politique. La considération de ce temps si particulier qu’est celui de la conduite du pouvoir, qui doit opposer à la corruptibilité des êtres la fiction intemporelle de l’État, permet d’analyser sous un autre angle la situation internationale, en jetant un regard en arrière.

Ce qui naît mais ne meurt pas obéit à ce qui se nomme en latin l’aevum, concept d’abord uniquement utilisé au sein du vocabulaire théologique. Il transcrit littéralement le grec aiôn, traduit généralement par « éternité », ce que le latin entérine d’abord en ne distinguant pas aevum d’aeternitas. Mais, à partir de la fin du xiie siècle, l’aevum se met à signifier ce qui n’est ni dans le temps ni hors du temps. Ainsi, on le trouve lorsqu’il s’agit de désigner les êtres qui ne sont pas soumis à la corruption, au contraire de l’homme par exemple, et dont l’essence diffère de l’être, au contraire de Dieu, qui est l’Être même. Les intelligences angéliques et les corps célestes répondent de cette définition, étant engendrés mais immortels, nés de Dieu et destinés à partager son éternité aux cieux. Ces êtres « aeviternels » demeurent dans une durée qu’il faut différencier de la successivité caractérisant nos existences ici-bas, voyant les instants se céder la place l’un après l’autre, scandant de leur pas la marche du devenir. L’aevum, lui, ne connaît que la simultanéité, l’être angélique ne subissant pas le changement, et serait identique à la permanence divine s’il était parfaitement hors du temps. Mais si la substance angélique est immuable, ses accidents, ces propriétés qui n’appartiennent pas de manière nécessaire à son être, peuvent varier. Le corps céleste change par exemple de lieu ; il n’est donc pas entièrement soustrait aux affections du temps.

Ces caractéristiques de l’aevum évoquées, on comprend dès lors que le concept ait quitté dès la fin du xiiie siècle le champ théologique pour redescendre auprès des substances corruptibles dont il doit marquer la continuité, la capacité à demeurer ce qu’elles sont malgré les changements extérieurs qu’elles connaissent inéluctablement. Je reste moi-même par-delà les aléas que mon corps essuie (les accidents, la vieillesse). L’idéal de l’aevum en vient alors à entrer dans la sphère de la théorie politique, associé au corpus fictum, cette abstraction immortelle du corps politique dont l’incarnation se trouve dans le roi et l’échelle des détenteurs du pouvoir. Il est aisé de reconnaître ici la théorie, bien connue depuis Kantorowicz, des deux corps du roi1. Ce qui importe dans ce propos n’est pas d’abord la figure du roi, mais ce désir de créer une fiction dont la stabilité excéderait celle du réel, qui par essence l’interdit. Ce qui dure ne peut être ce qui existe ici et maintenant, mais au contraire ce qui émane des institutions et des individus les servant, ou parfois se servant d’eux, tout en différant radicalement d’eux sur le plan de l’être. L’abstraction n’est pas remplaçable, ceux qui la composent le sont, mais le paradoxe veut que ce ne soit qu’à travers eux, leur ouvrage et leurs décisions, que l’abstraction devienne irremplaçable, définitive. L’étrangeté de la fiction vient de ce qu’elle excède le réel tout en ne naissant que de lui. C’est en ce sens que nous pouvons lier le concept d’aevum aux derniers événements, dans ce désir dont semble tributaire Poutine de frayer avec le corps des anges, de diviniser son individualité matérielle afin que, par son truchement, ressuscite le corps mystique d’un État plus fantasmé que réel, passage à la limite qui peut aussi être à l’origine de son engloutissement. L’on voit ici la confusion opérée : Poutine ne semble capable de concevoir la renaissance pour l’éternité de la grande Russie qu’en se désignant comme son unique incarnation. Il ne s’agit plus de représentation, mais bien de dyophysisme, en témoigne la réforme constitutionnelle de 2020 lui laissant la voie du pouvoir jusqu’en 2036. Le roi est désormais un corps enfermant en son sein deux natures réelles, l’État et lui, et non plus deux corps, dont l’un relève du fictif.

La volonté d’entrer dans l’aevum semble donc pouvoir éclairer l’agression russe de l’Ukraine, en ce qu’elle est politique, peut-être même personnelle, et non strictement économique ou géostratégique. C’est par la protection des frontières, dont la force est d’abord garantie par l’histoire, que se galvanise le pouvoir. L’Ukraine, c’est l’Odessa de Catherine II, qui recevait l’aristocratie en villégiature, c’est le lieu que Poutine revendiquait comme étant « inventé par le bolchevisme », c’est le peuple dont Poutine affirmait « l’unité historique » avec le peuple russe dans son discours du 12 juillet 2021. En restaurant les frontières de l’URSS, Poutine retrouve celles de l’empire, il retrouve une coïncidence fantasmée de la Russie à elle-même, mais aussi sa propre identité, puisqu’il est l’État lui-même. C’est sa propre essence que Poutine vient chercher en Ukraine. En prenant cette terre à laquelle il dénie toute identité, il reforme un corps que l’on aurait amputé d’un membre. Ainsi se bâtissent les empires, entité suprêmes capables d’intégrer en les digérant toutes les disparités, toutes les langues, toutes les religions, autour d’un territoire dont les frontières sont d’abord celles érigées par le rempart des corps reconnaissant cet idéal qui les protège parce qu’il écrase, ces corps qui prendront les armes pour lui. Donbass, Crimée, Biélorussie : autant aujourd’hui de régions circonscrivant la promesse intenable d’un nouvel empire, obéissant à l’impératif machiavélien visant à mantenere lo stato, quand bien même ce dernier serait mort, quand bien même il ne serait plus fiction mais illusion. L’Ukraine, selon Poutine, sera russe ou ne sera plus. La tentation de l’aevum n’est souvent que la marque de l’hubris des rois.

 

  • 1. Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge [1957], trad. par Jean-Philippe et Nicole Genet, Paris, Gallimard, 1989.