
Nietzsche, Foucault et la vérité
Dans Les Foudres de Nietzsche, Jacques Bouveresse se demande comment on a pu oublier la violence réactionnaire de Nietzsche. Et il regrette que Foucault s’appuie sur Nietzsche pour confondre la vérité avec les abus de pouvoir commis en son nom. Une telle confusion encourage en effet la défiance à l’égard de la science.
L’ouvrage posthume de Jacques Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche, traite de questions qu’il avait déjà abordées dans son Nietzsche contre Foucault1. En ces temps inquiétants où le déni, la désinformation et la défiance à l’égard de la connaissance rationnelle sont devenus des problèmes politiques majeurs2, l’importance du thème de la vérité dans le compagnonnage entre Nietzsche et la pensée postmoderne confère à ce livre une actualité brûlante.
Le paradoxe d’un nietzschéisme de gauche
Le fil conducteur du livre de Bouveresse est la contradiction, flagrante, entre les implications politiques des idées de Nietzsche et la manière dont celles-ci ont été reçues et interprétées par des intellectuels qui se présentent eux-mêmes comme des penseurs de gauche : « Étant donné l’hostilité patente, constante, déterminée et même parfois violente que Nietzsche a manifestée contre des choses comme la démocratie, le socialisme, le progrès social, l’égalité – y compris, soit dit en passant, l’égalité entre les hommes et les femmes –, il n’aurait jamais dû, semble-t-il, y avoir un Nietzsche de gauche. Et pourtant, il y en a eu bel et bien un, et c’est même celui qui a occupé dans la période récente le devant de la scène et est devenu plus ou moins le Nietzsche officiel3. »
Est-ce exagéré ? On peut certes en discuter, mais Gilles Deleuze et Michel Foucault, pour ne citer qu’eux, ont bien fait de Nietzsche l’un de leurs inspirateurs. L’image d’un Nietzsche précurseur du nazisme n’a toutefois jamais disparu4, et l’on ne peut certainement pas dire que les intellectuels de gauche, pris globalement, soient devenus nietzschéens. La contradiction soulignée par Bouveresse serait peut-être mieux située au sein de la pensée postmoderne française, entre la volonté de congédier les grands récits et un soutien à différentes causes relevant d’une éthique compassionnelle et d’une idéologie anti-autoritaire. Plus qu’une adhésion aux projets politiques de la gauche, c’est en effet le souci des victimes (du capitalisme, des institutions, du pouvoir sous toutes ses formes) qui sous-tend les engagements publics de Foucault et d’autres penseurs postmodernes, à commencer par le Groupe d’information sur les prisons, créé en 1971 et auquel la revue Esprit s’est trouvée associée. Comme le résume le philosophe américain Duane Armitage, « de telles “vérités” ou “métarécits” éthiques et politiques sont en tension évidente avec la critique globale de la vérité et des “métarécits” du postmodernisme5 ». Tension d’autant plus flagrante, pour des penseurs qui se réclament de Nietzsche, que le souci des victimes, des faibles et des vaincus de l’histoire était justement ce dont le philosophe entendait nous guérir. Des phrases telles que : « Les faibles et les malvenus doivent périr : premier principe de la société. Et l’on doit de surcroît les aider à cet effet. Qu’est-ce qui est plus nuisible qu’un quelconque vice ? La compassion active pour tous les malvenus et faibles – “le christianisme”6 » ne peuvent être tenues pour des dérapages isolés, et personne ne peut raisonnablement nier qu’elles reflètent un aspect central de la pensée nietzschéenne.
L’un des mérites du livre de Bouveresse est de montrer, sans discussion possible, que les textes les plus choquants de Nietzsche ne se prêtent à aucune « herméneutique de l’innocence7 » qui en atténuerait la portée. Il n’a cessé de rejeter, avec le plus grand mépris, toutes les valeurs typiques de la gauche, ou même simplement de l’ethos démocratique le plus élémentaire. L’idée d’un philosophe « profondément apolitique », défendue entre autres par Thomas Mann8, ne résiste pas à l’examen des textes publiés, encore moins à celui de la correspondance. Nietzsche était certes un penseur atypique et politiquement marginal, mais il était aussi un homme de son époque et de son pays, lié de multiples façons aux milieux aristocratiques et aux courants les plus réactionnaires de l’Allemagne du xixe siècle finissant. Le monde social où il évoluait était marqué par « la persistance de la présence active, militante et même parfois agressive de ce que l’on peut appeler l’Ancien Régime – bien au-delà de la Révolution française et même jusque dans les années qui ont précédé immédiatement la Première Guerre mondiale9 ». Or il est difficile de concevoir que la « réaction aristocratique » – qui a cherché à s’opposer par tous les moyens au progrès de la démocratie et des idéaux portés par la Révolution – « puisse avoir été ignorée par Nietzsche ou lui être restée à peu près indifférente10 ». Et il est tout aussi difficile d’imaginer que Nietzsche ait pu être ignoré par les milieux intellectuels portant ce genre d’idées.
Quel que soit le domaine considéré, Nietzsche raisonnait toujours en termes d’opposition irréductible, quasiment ontologique, entre « supérieurs » et « inférieurs ». Comme l’observe ironiquement Bouveresse, tout cela rend « étranges et difficiles à approuver les efforts presque démesurés qui ont été faits et continuent de l’être pour innocenter Nietzsche de toute espèce de complicité avec le mode et le courant de pensée qu’on a l’habitude, quand on appelle les choses par leur nom, de qualifier de “réactionnaire”11 ». Que Nietzsche puisse être à ce point révéré par des défenseurs sourcilleux des idéaux issus de la Révolution française est, pour Bouveresse, « réellement stupéfiant et également, à certains égards, inquiétant ». On aimerait au moins, ajoute-t-il, « qu’ils se rendent compte de temps à autre à quel point la relation qu’ils entretiennent avec leur héros est loin d’être réciproque12 ».
On peut toutefois se demander ce que l’on gagne en intelligibilité en rattachant Nietzsche à la pensée réactionnaire. Il y a chez lui quelque chose de plus radical, de plus intéressant, mais aussi de plus insensé. L’une des manières d’innocenter Nietzsche consiste à observer, comme beaucoup l’ont fait, que la fameuse « volonté de puissance » ne peut être simplement confondue avec la volonté d’accaparer le pouvoir politique. Sur cette ligne de défense, Gilles Deleuze va jusqu’à prétendre que la volonté de puissance n’est pas la volonté d’accéder à une puissance que l’on n’a pas, mais seulement de donner libre cours à une puissance que l’on porte en soi : « La Puissance, comme volonté de puissance, n’est pas ce que la volonté veut, mais ce qui veut dans la volonté13. » Deleuze se montre ici particulièrement catégorique : « On ne saurait trop insister sur le point suivant : combien les notions de lutte, de guerre, de rivalité ou même de comparaison sont étrangères à Nietzsche et à sa volonté de puissance14. »
Bouveresse critique sévèrement cette lecture. Comment, en effet, prendre au sérieux l’idée d’une domination sans violence ? La vision du monde exposée par Nietzsche n’a rien d’irénique. Beaucoup de ses textes sont pétris de violence, et l’on ne doit jamais oublier que, pour Héraclite, dont il se réclame, « la guerre est la mère de toute chose ». Ajoutons qu’il n’est pas besoin d’avoir l’esprit malveillant pour imaginer l’avenir que dessinent certaines de ses prophéties : « Une race souveraine ne peut se développer à ce niveau qu’à partir de commencements terribles et violents. Problème : où sont les barbares du xxe siècle ? De toute évidence ne vont-ils se montrer qu’à la suite de formidables crises sociales15. » Pour conclure sur le texte de Deleuze, n’y a-t-il pas quelque chose de comiquement incohérent dans son effort pour « moraliser » (en tentant de masquer son approbation de la violence la plus injuste) celui qui cherchait un sens de la vie « par-delà bien et mal » ?
La critique de l’ordre bourgeois
Qu’est-ce qui, aux yeux de penseurs supposés progressistes comme Deleuze ou Foucault, a suffisamment de prix pour faire oublier la violence et les outrances réactionnaires de Nietzsche ? Pour Bouveresse, la réponse est claire : « Quand on se demande quel genre de raison il pourrait y avoir encore de persister, en dépit de toutes les preuves du contraire, à voir en Nietzsche un penseur de gauche, on ne trouve guère pour finir, me semble-t-il, que l’antipathie et le mépris particuliers qu’il éprouvait pour une société dont l’organisation repose sur une combinaison du capitalisme industriel et financier en économie avec le libéralisme en politique, dans laquelle le vrai pouvoir est au fond celui du marché et de l’argent et dont les “hommes supérieurs” et l’aristocratie dirigeante risquent par conséquent d’être constitués par une caste d’entrepreneurs, de chevaliers d’industrie, de financiers, de spéculateurs, etc.16. » Or, pour Nietzsche, ces types d’hommes étaient dépourvus du genre de noblesse requis pour incarner l’idéal de vie qu’il entendait promouvoir.
Sa détestation de l’ordre bourgeois avait donné à Nietzsche une conscience aiguë de la violence économique et sociale du capitalisme, et de l’hypocrisie fondamentale d’un système politique dans lequel on peut soupçonner le droit, les institutions et la culture des compromis raisonnables d’être, en réalité, au service des plus favorisés. On comprend sans difficulté que cela puisse attirer la sympathie de « ceux qui pensent que ce qui est le plus suspect est toujours plutôt le consensus et la paix sociale (ou peut-être, plus exactement, son apparence) que la dissension et le conflit, qu’il ne faut au contraire jamais hésiter à faire surgir ou à encourager17 ». Mais, comme le note Bouveresse, il y a maldonne, car si Nietzsche critique l’hypocrisie de l’ordre bourgeois, ce n’est certainement pas au nom des valeurs démocratiques. « Pour être tout à fait nietzschéen, il faudrait être capable de se rendre compte que, quand Nietzsche dénonce l’hypocrisie fondamentale qu’il y a dans le fait de ne pas reconnaître la part de dureté, de violence, de cruauté et d’égoïsme qui existe dans tout système de lois et toute autorité réels ou concevables, ce qu’il dénonce est bien l’hypocrisie, et non la dureté, la violence et l’injustice elles-mêmes que l’on fait semblant d’ignorer, alors qu’il y aurait un devoir non seulement d’admettre qu’elles existent, mais également de s’insurger par principe contre elles. Car pour lui, bien entendu, aucune obligation de cette sorte n’existe18. »
Si Nietzsche critique l’hypocrisie de l’ordre bourgeois, ce n’est certainement pas au nom des valeurs démocratiques.
Rendre attrayante pour une certaine gauche cette pensée agressivement réactionnaire constitue un véritable tour de force rhétorique que l’on doit principalement à Foucault : « Ce que la gauche traditionnelle ne pouvait accepter, à savoir le rejet explicite, direct et radical d’à peu près toutes les valeurs fondamentales qu’elle défendait, une certaine “gauche de la gauche” a réussi à le rendre présentable en procurant à l’aristocratisme et à l’élitisme de Nietzsche (qu’elle partageait au fond, tout en s’efforçant de donner l’impression du contraire) un mode d’expression approprié, c’est-à-dire […] capable de le rendre difficile ou même à peu près impossible à percevoir19. »
Déprécier la vérité en tant que valeur
Pour des penseurs comme Foucault, l’autre grand mérite de Nietzsche est d’avoir désacralisé l’idée de vérité ou, pour être plus précis, d’avoir déconstruit la vérité comme valeur transcendante. N’est-il pas contradictoire pour des philosophes de s’en prendre à la vérité ? Bouveresse pose ainsi la question : « Comment est-il possible, après avoir formulé le genre de critique radicale qu’ils adressent l’un et l’autre, de deux façons différentes, à l’idée de la vérité elle-même, de maintenir le genre d’exception éminente qui est supposé devoir être fait simultanément en faveur du philosophe20 ? » Toutefois, ni Nietzsche ni Foucault ne nient la vérité en tant que telle : c’est à la vérité comme valeur qu’ils s’en prennent. Mener un débat serré avec Foucault sur ce point est d’autant plus difficile qu’on ne sait jamais, en le lisant, s’il parle de la vérité, de la « volonté de vérité », de la « volonté de savoir », des « disciplines de la vérité » (les différentes modalités d’institutionnalisation et de contrôle social des discours qui se réclament de la vérité, qu’ils soient scientifiques ou philosophiques) ou, le plus souvent, de l’instrumentalisation de l’idée de vérité par le pouvoir. Le tour de passe-passe (l’intention mal cachée de Foucault) consiste à suggérer que la question de la vérité, au sens philosophique habituel – Selon quelle acception et dans quelles limites prétendons-nous dire le vrai ? Sur quelle forme d’objectivité sont fondés nos arguments ? etc. –, est bien moins intéressante que l’entreprise de déniaisement consistant à faire la « généalogie » de la vérité (ou de la « volonté de vérité »…) et à débusquer la volonté de pouvoir de ceux qui prétendent parler en son nom.
Quant à la question posée par Bouveresse, celle de l’exception dont se réclame le philosophe, la réponse de Foucault pourrait être qu’il revient à celui-ci de « restituer au discours son caractère d’événement21 » en renonçant à la vénérable prétention des penseurs d’être les instruments du dévoilement de la vérité. En d’autres termes, c’est l’unité de la raison que Foucault cherche à mettre en doute, au profit de la « créativité » du philosophe, de sa vocation à faire émerger un sens nouveau. C’est ce que l’on peut déduire, semble-t-il, de la citation suivante : « Quand les fous erraient à travers les rues, je ne suis pas sûr que c’était mieux que quand ils étaient internés dans un asile, mais le fait que les asiles ne soient pas pires ne signifie pas que les asiles soient une nécessité. Ce qui, je crois, est dangereux dans ces systèmes d’évaluation, c’est le fait qu’ils nous emprisonnent, qu’ils nous empêchent d’être libres de créer autre chose. Si vous acceptez la situation présente parce qu’elle est meilleure que la situation antérieure, vous êtes disposés à accepter une situation, la situation actuelle, comme si elle était définitive22. » On est ici fondé à se demander en quoi le fait d’évaluer rationnellement les progrès accomplis interdirait de vouloir faire encore mieux. La manière dont Foucault oppose un devoir supérieur d’imagination et de création à l’humble travail de connaissance et d’évaluation de la réalité fait écho au prophétisme de Nietzsche. Ce dernier, cependant, était beaucoup plus clair sur les motifs et les implications de cette conception charismatique de la philosophie.
Nietzsche, tout d’abord, ne confond jamais la vérité scientifique et la vérité philosophique. Comme Heidegger, il n’est pas loin de penser que « la science ne pense pas ». À travers les prétentions de la science, c’est le rapport entre la raison et la vérité qu’il cherche à défaire. Pour lui, la science – et donc aussi la raison, sous la forme du principe logique de non-contradiction –, est forcément vouée au calcul et à la manipulation des choses matérielles, incapable de connaître en vérité une réalité où tout est mouvement, contradiction, qualités incommensurables : « Qu’est-ce que la vérité ? Le principe de contradiction fournit le schéma : le monde vrai, dont on cherche la voie, ne peut pas être en contradiction avec lui-même, ne peut pas changer, ne peut pas devenir, n’a pas d’origine et pas de fin. C’est la plus grande erreur qui fut jamais commise, la seule vraie calamité d’erreur sur terre : on pensait posséder avec les formes de la raison un critérium de la réalité, alors qu’on les avait pour maîtriser la réalité, pour se méprendre habilement sur cette réalité… Et voilà que le monde est devenu faux, et précisément à cause des propriétés qui font sa réalité, le changement, le devenir, la multiplicité, le contraste, la contradiction, la guerre23. » Nietzsche va jusqu’à dire que « la simplification, la schématisation, l’idéalisation, etc., sont […] par elles-mêmes de la nature d’une falsification pure et simple, qui rend probablement impossible la connaissance au sens strict du terme ».
L’ironie de la situation, c’est que le sens politique de la position de Nietzsche à l’égard de la science est à l’exact opposé de ce qui passe pour être le message politique de Foucault. Comme l’observe Bouveresse, « contrairement à ce que semblent supposer la plupart du temps les nietzschéens “postmodernes”, la science est loin d’être, pour lui, une créatrice d’oligarchies plus ou moins arbitraires et répressives ; il dit au contraire textuellement d’elle qu’elle est, par essence et de façon regrettable, “anti-oligarchique”24 ». Nietzsche ne pense pas les différences entre la science et la philosophie en termes épistémologiques, mais de position dans la hiérarchie des phénomènes culturels : « Il traite les différences en question comme relevant, elles aussi, de la valeur et du rang ; et il estime que ceux qui, comme les Anglais, ont tendance à penser que la philosophie aurait peut-être intérêt à se rapprocher de la science et à essayer d’imiter un peu plus ses méthodes méticuleuses et prudentes représentent la plèbe, alors que les Allemands et les Français, pour leur part, représentent, ou en tout cas ont représenté, l’aristocratie du monde philosophique25. »
Mais pour quelle raison fondamentale, liée au cœur de sa philosophie, Nietzsche porte-t-il ce jugement négatif sur la science ? Parce qu’elle incarne le caractère absolu d’une « volonté de vérité » qu’il juge incompatible avec sa conception de la vie. La volonté de vérité revendiquée par la science a en effet une dimension métaphysique ; elle reflète « un besoin absolu du vrai26 » qui procède d’une foi elle-même absolue dans une réalité transcendante : « La foi dans la science affirme par cette volonté même un autre monde que celui de la vie27. » Que la vérité scientifique soit contraire à la vie, cela résulte pour Nietzsche du fait qu’elle est par nature réductrice, matérialiste, utilitariste et nihiliste : « C’est bien le règne sans partage de la rationalité calculatrice et de l’ordre qu’elle impose qui a été à l’origine du nihilisme européen28. » Le mensonge de l’artiste est donc plus utile à la vie que ne l’est la vérité du scientifique29.
Cependant, si la vérité n’est ni accessible ni profitable au plus grand nombre, les philosophes authentiques, dont Nietzsche pensait faire partie, ont pour mission, non pas certes de la découvrir, mais bel et bien de la créer. Dans son livre sur Nietzsche, Deleuze note d’entrée de jeu que celui-ci incarne une nouvelle image du penseur et de la pensée : « À l’idéal de connaissance, à la découverte du vrai, Nietzsche substitue l’interprétation et l’évaluation30. » Il existe, dans cette perspective, une distance infranchissable entre la vérité comme sens des choses, réservée aux esprits supérieurs, et les « substituts de différentes sortes, en particulier l’utilité, par lesquels on croit pouvoir la remplacer31 ». La tâche de ces esprits supérieurs n’est pas d’aider à comprendre le monde, mais de commander et de légiférer ; ce sont avant tout des créateurs de nouvelles valeurs, des maîtres spirituels. Nietzsche distingue ainsi explicitement deux types de philosophes : « Les premiers cherchent à se rendre maîtres du monde présent ou passé, ce qu’ils font en résumant et en abrégeant celui-ci par des signes. Ce qui incombe à ces chercheurs est de rendre tous les événements qui ont lieu et les évaluations qui ont été faites jusqu’à présent accessibles à une vision synoptique, pensables en même temps dans leur ensemble, saisissables, manipulables, mais aussi de maîtriser le passé, de raccourcir tout ce qui est long, voire le temps lui-même, une grande et merveilleuse tâche. Mais les véritables philosophes sont des gens qui commandent et qui légifèrent32. »
L’indifférence à la vérité
Le livre de Bouveresse est traversé par une colère sourde face au scandale que constitue pour lui le traitement que Foucault fait subir à l’idée de vérité, l’habileté avec laquelle ce dernier a réussi à instiller l’idée que la question philosophique de la vérité cesse de se poser dès lors qu’on a débusqué le désir de pouvoir dont elle procède : « Je ne peux qu’exprimer à nouveau mon étonnement de voir imputer aussi régulièrement à la vérité elle-même les abus que le pouvoir commet en son nom33. » Tout cela n’aurait qu’une importance relative s’il ne s’agissait que de critiquer Foucault, mais cet aspect de sa pensée exerce une influence persistante et problématique sur la vie intellectuelle, en France comme ailleurs : « La seule question qui semble compter dorénavant n’est pas de savoir ce qu’est exactement la vérité, mais comment elle est produite, avec une ambiguïté caractéristique concernant la façon dont doit être compris ici le mot “produite”, puisqu’il peut vouloir dire aussi bien “mise au jour” que “créée” ou “engendrée”. Il va sans dire que pour Foucault et ceux qui s’inspirent de ses travaux, c’est essentiellement et même à peu près uniquement au second sens qu’il faut songer. Car la vérité est bien plus une chose que nous faisons exister qu’une chose qui préexiste et que nous réussissons, au moins dans certains cas, à trouver34. »
Bien que les positions de Nietzsche et de Foucault sur la vérité soient loin d’être superposables, leurs effets se conjuguent. L’idée que Nietzsche se fait de la philosophie ne peut qu’inciter ses lecteurs à se méfier du regard qui se veut « objectif » et des prétentions à la scientificité. Pour Foucault, il est « plus important de vouloir créer et de rester capable de le faire que de vouloir seulement connaître35 ». Pour Bouveresse, c’est ce genre de discours qu’attendent certains, notamment ceux qu’il classe un peu sommairement dans les « avant-gardes philosophiques et littéraires » et qui voient dans ces pensées une arme contre l’ennemi « conservateur36 ». Comme il l’observe non sans perfidie, on ne peut exclure qu’à ces raisons politiques s’ajoute un ressentiment à l’égard d’une science dont ils ne maîtrisent pas les codes : « Tout comme il y a un ressentiment et un besoin de vengeance contre le pouvoir et ses détenteurs, il peut également y avoir un besoin de vengeance, tout aussi peu nietzschéen, contre la vérité, les exigences qu’elle comporte, les efforts qu’elle demande et les souffrances qu’elle cause37. »
Si nul ne peut nier que la prescription de la vérité par un pouvoir, quel qu’il soit, constitue une menace permanente pour la démocratie, « l’indifférence à la vérité n’a rien non plus d’innocent et d’anodin, et elle est tout aussi susceptible de provoquer, d’une autre façon, des catastrophes de la pire espèce38 ». La situation actuelle de l’humanité – que l’on pense au climat ou à la pandémie – exige de prendre au sérieux les vérités scientifiques, même si leur caractère difficilement supportable confirme ironiquement et dramatiquement – mais sans qu’il faille en tirer prétexte pour se mettre la tête dans le sable – l’idée nietzschéenne d’une vérité dont la nudité brutale expose au nihilisme.
- 1. Jacques Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples, postface de Jean-Jacques Rosat, Marseille, Hors d’atteinte, 2021 et Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, avant-propos de Benoît Gaultier et J.-J. Rosat, Marseille, Agone, 2016.
- 2. Sur l’actualité de ces questions, voir par exemple, Esprit, « Science sans confiance », mars 2021.
- 3. J. Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche, op. cit., p. 106.
- 4. Pour René Girard, par exemple, « s’il y a une essence spirituelle du mouvement [nazi], c’est Nietzsche qui l’exprime » (Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris, Grasset, 1999, p. 227).
- 5. Duane Armitage, Philosophy’s Violent Sacred: Heidegger and Nietzsche through Mimetic Theory, East Lansing, Michigan State University Press, 2021, p. xiv.
- 6. Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes (automne 1887-mars 1888), textes et variantes établis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari, trad. par Henri-Alexis Baatsch et Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1976, fragment 11 [414], cité par J. Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche, op. cit., p. 67.
- 7. L’expression est empruntée à Domenico Losurdo, Nietzsche philosophe réactionnaire. Pour une biographie politique, trad. par Aymeric Monville et Luigi-Alberto Sangi, Paris, Delga, 2008.
- 8. Thomas Mann, « La philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience » [1947], dans Les Maîtres, trad. par Louise Servicen et Jeanne Naujac, préface Jacques Brenner, Paris, Grasset, 1979, cité par J. Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche, op. cit., p. 279.
- 9. J. Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche, op. cit., p. 202.
- 10. Ibid.
- 11. Ibid., p. 235.
- 12. Ibid., p. 167.
- 13. Gilles Deleuze, Nietzsche [1965], Paris, Presses universitaires de France, 2020, p. 21.
- 14. Ibid., p. 246.
- 15. F. Nietzsche, Fragments posthumes, op. cit., p. 220, cité par J. Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche, op. cit., p. 261.
- 16. J. Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche, op. cit., p. 178.
- 17. Ibid., p. 165.
- 18. Ibid., p. 137.
- 19. Ibid., p. 108.
- 20. Ibid., p. 28.
- 21. Ibid., p. 53.
- 22. Michel Foucault, Dire vrai sur soi-même. Conférences prononcées à l’Université Victoria de Toronto, 1982, introduction par Henri-Paul Truchaud et Daniele Lorenzini, Paris, Vrin, 2017, p. 269.
- 23. F. Nietzsche, Fragments posthumes (début 1888-début janvier 1889), textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, trad. par Jean-Claude Hémery, Paris, Gallimard, 1977, fragment 14 [153], p. 119.
- 24. J. Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche, op. cit., p. 255.
- 25. Ibid., p. 164.
- 26. F. Nietzsche, Le Gai savoir [1882], trad. par Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1950, p. 287.
- 27. Ibid., p. 289.
- 28. J. Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche, op. cit., p. 150.
- 29. « Comment naît l’art ? Comme remède à la connaissance. La vie n’est possible que par des mirages artistiques » (F. Nietzsche, La Naissance de la tragédie. Fragments posthumes [automne 1869-printemps 1872], textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, trad. par Michel Haar, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Paris, Gallimard, 1977, fragment 7 [152], p. 228).
- 30. G. Deleuze, Nietzsche, op. cit., p. 14.
- 31. J. Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche, op. cit., p. 301.
- 32. F. Nietzsche, Fragments posthumes (automne 1884-automne 1885), textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, trad. par Michel Haar et Marc B. de Launay, Paris, Gallimard, 1982, fragment 38 [13], cité par J. Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche, op. cit., p. 128.
- 33. J. Bouveresse, Les Foudres de Nietzsche, op. cit., p. 61.
- 34. Ibid., p. 303.
- 35. Ibid., p. 79.
- 36. Ibid.
- 37. Ibid., p. 60.
- 38. Ibid., p. 35.