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L'Europe face aux risques extrêmes

décembre 2017

L’Europe fait face à de nombreuses crises face auxquelles ont été développés des mécanismes de gestion des risques sur un modèle assurantiel. La réduction et la mutualisation des risques imposent de repenser le principe de subsidiarité.

Κρίσις : I. action ou faculté de distinguer ;

II. action de choisir, choix, élection ;

III. action de séparer1.

« Tout événement extrême, toute violence paraissaient presque impossibles dans une ère de raison. » Au calme apparent que décrivait Stefan Zweig2 dans l’Europe d’avant la Grande Guerre s’est substitué aujourd’hui un sentiment de menace permanente. Dans les crises qu’elle traverse, l’Europe peut être vue comme un bouc émissaire, menacée de déconstruction, ou encore aspirant à s’ériger en « forteresse ». Comment peut-elle faire face aux chocs qui la menacent, tout en sachant garder raison ?

Si l’Europe a su depuis plus de soixante ans mettre en place des mécanismes institutionnels (souvent complexes) qui fonctionnent bien en temps normal, ses architectes ont souvent eu tendance à négliger les difficultés de la prise de décision en temps de crise. Ces crises peuvent être les occasions d’un approfondissement de l’intégration européenne, une fois surmontés les désaccords politiques – une caractéristique de la méthode Monnet3 – à condition qu’elles ne lui soient pas fatales. Or les menaces existentielles pesant aujourd’hui sur l’Europe sont multiples4. « L’attentisme et l’immobilisme sont de mauvaises réponses devant l’imminence de la désintégration », mettait en garde Helmut Schmidt5 il y a peu.

La notion de risque fait référence à la fois à la probabilité d’un événement et à l’impact que sa réalisation peut avoir sur le bien-être de l’individu ou de la collectivité, tandis que l’étymologie du mot « crise » renvoie aux lignes de partage qui se font jour quand se matérialisent de tels risques. Convenons d’appeler ici « risques extrêmes » tout ce qui peut provoquer la désagrégation de l’unité européenne : conflits armés, dépression économique, perte de sens et de valeurs, crise démocratique. Nous y associons également des chocs démographiques, sanitaires, environnementaux qui peuvent se répercuter violemment à l’échelle du continent si l’Europe ne sait pas les affronter collectivement. « L’Europe qui protège », c’est avant tout l’Europe qui protège ses citoyens et qui assure sa propre pérennité face à de tels risques extrêmes.

Les limites de la gouvernance européenne de crise

Face aux crises de toute nature auxquelles l’Europe est confrontée depuis une dizaine d’années, le débat entre pays membres et au sein des institutions a révélé la persistance de différences de vue fondamentales quant à la manière de maîtriser les vulnérabilités européennes.

Réduction ou partage des risques ?

Pierre Hassner nous alerte contre l’illusion d’une construction européenne qui aurait « du mal à affronter la violence, intérieure et extérieure, […] à susciter les passions, les sacrifices, l’acceptation du risque6 ». Une première source de malentendus tient en effet aux différentes attitudes à l’égard du risque.

Jusqu’où faut-il s’efforcer de réduire les risques encourus par chaque État et collectivement ? La question est en partie culturelle, liée aux préférences individuelles et collectives. C’est aussi une question d’attribution et d’exercice des responsabilités, les acteurs étatiques ou privés à la source des risques n’étant pas nécessairement ceux qui en subissent les répercussions. Autant d’enjeux autour desquels se noue une « bataille des idées » franco-allemande7.

Dans quelle mesure doit-on partager les risques entre États européens ? L’exposition à des chocs financiers, géopolitiques ou climatiques dépasse souvent les frontières nationales : la question est donc bien celle de la solidarité collective, c’est-à-dire de la volonté politique de mettre en commun des moyens pour absorber les chocs les plus violents. La difficulté est de mettre en œuvre cette solidarité sans encourager pour l’avenir la prise de risques excessifs. Tout dispositif d’assurance connaît cet aléa de moralité.

Si l’on s’accorde sur la nécessité de réduire et de partager les risques, la question qu’il faut alors penser est celle de la bonne séquence pour les mettre en œuvre. La réduction des risques « hérités » de défaillances nationales dans la supervision financière, la maîtrise des dépenses publiques, ou encore le contrôle des normes environnementales peut légitimement être vue comme un préalable au partage des risques pour l’avenir – une communauté de risques réduite aux acquêts. En revanche, le risque de certains chocs largement exogènes (climatiques par exemple) peut difficilement être réduit à la source par les moyens isolés de nations de taille moyenne, voire petite. Dans le cas de menaces géopolitiques extérieures, enfin, le risque peut être à la fois inégalement partagé, affectant davantage certains États périphériques, et largement irréductible par l’action d’un seul de ces États.

Du reste, dans certains domaines, la réduction des risques nécessite bien la mise en place de mécanismes crédibles de partage des risques, dont le caractère dissuasif est le principal effet recherché. C’est dans le domaine économique et financier que l’intégration européenne est la plus avancée, mais il a fallu la crise de la zone euro pour que soient mis en place les principaux piliers d’une Union bancaire. Pourtant, celle-ci demeure incomplète tant que ne sera pas mis en place un filet de sécurité commun, c’est-à-dire des mécanismes d’assurance en cas de faillite financière.

Il reste que ce sont bien les États qui continuent d’intervenir au niveau national en tant qu’assureurs des risques les plus extrêmes – terrorisme, guerre ou catastrophes naturelles. S’agissant de risques dont l’impact ne peut guère être complètement maîtrisé au niveau national, il est utile d’envisager la transposition de cette approche au niveau de l’Union européenne. L’une des modalités envisagées de partage des risques entre États prendrait la forme d’une réassurance, par laquelle, quand les chocs sont suffisamment forts pour poser un problème de financement à un État, un accès pourrait lui être ouvert aux ressources du filet de sécurité collectif.

Règles ou institutions ?

Si l’Europe est un projet politique, sa construction prend d’abord la forme d’un ensemble de règles, inscrites notamment dans les traités de l’Ue et dans la législation élaborée par les institutions de l’Union. C’est en principe la vocation d’un contrat ou d’un traité bien conçu que d’envisager à la fois le cas général et les exceptions, l’éventualité d’une violation de la règle de droit qu’il établit, la possibilité d’y mettre fin, et les institutions chargées d’en faire respecter les termes. À cet égard, le juriste est peut-être mieux armé, mais l’économiste, surtout s’il est préoccupé des interactions stratégiques entre acteurs que décrit la théorie des jeux, se posera plus volontiers la question des incitations au respect des règles.

Dans le domaine économique et financier, le respect par les États des règles européennes, notamment budgétaires, a longtemps été vu comme le principal mécanisme de maîtrise des risques. Pourtant, le Pacte de stabilité et de croissance a souffert de nombreuses entorses non sanctionnées, notamment de la part des grands États. Cela a nécessité d’en clarifier l’interprétation et d’y prévoir plus explicitement les exceptions8. La « flexibilité » ainsi établie est toutefois une source de désaccords entre États et de perte de confiance dans la force de la règle. Cette expérience contraste avec celle d’une institution comme la Banque centrale européenne (Bce), dotée d’une indépendance et équipée des instruments qui lui ont permis d’agir efficacement quand la pérennité même de l’euro a été mise en doute par les marchés.

Pour faire face aux chocs qui se reproduiront inévitablement, la France a plaidé de longue date pour une forme de « gouvernement économique » de l’Union monétaire et plus récemment pour un ministre des Finances de la zone euro. Un meilleur respect des règles et une plus grande efficacité de la stratégie économique collective seraient possibles, dès lors que les règles seraient incarnées dans une institution de confiance9.

L’exemple de la gouvernance économique illustre bien la nécessité pour surmonter les crises de doter les institutions d’un fondement politique, d’un mandat clair et de moyens propres. Cela nécessite de surmonter la tension entre sources concurrentes de légitimité. Les États, qui sont l’une de ces sources de légitimité, doivent aussi former une communauté de valeurs pour justifier d’un intérêt à agir en commun. Une partie des règles inscrites dans les traités peut ainsi être lue comme ayant vocation à écarter ou du moins à encadrer des risques politiques qui pourraient menacer de l’intérieur l’intégrité du projet européen et de son « contrat social ».

Ainsi de l’article 7 du traité sur l’Ue, qui prévoit la procédure de sanctions à suivre en cas de violation grave par l’un de ses États membres des « valeurs » de l’Union, définies en termes de respect des droits fondamentaux inscrits à l’article 2 du traité. Depuis le traité de Lisbonne, le droit de l’Ue prévoit également, quel qu’en soit le motif, la possibilité pour un État d’en sortir via la procédure de l’article 50, actuellement mise en œuvre par le Royaume-Uni. Si le droit de l’Union prévoit ainsi la possibilité d’une « réversibilité » de la construction européenne, c’est en fait pour en limiter les risques et les blocages en les encadrant.

S’agissant du respect des droits fondamentaux, la Commission européenne ne semble cependant pas encore disposer de la légitimité nécessaire pour incarner cette institution de confiance face aux dérives des gouvernements d’États membres tels que la Pologne ou la Hongrie. Ce rôle revient de fait au Parlement européen, mais avec des moyens limités, ou encore au Conseil mais avec le risque d’être juge et partie.

Méthode communautaire ou intergouvernementale ?

Les crises sont souvent l’occasion d’une prise de conscience de la nécessité d’une action collective, afin de prévenir certains risques mal identifiés au niveau national et dont la prise en charge dépasse les frontières et les moyens d’un seul État. Se pose alors la question de savoir si l’Ue est le cadre le plus approprié ou s’il faut recourir à d’autres formes d’action collective, que ce soit dans un cadre ad hoc ou en créant de nouvelles organisations.

Face à un risque nouveau, la réponse doit le plus souvent faire appel à une combinaison de mesures ressortissant autant des compétences mises en commun par les traités au niveau communautaire que des compétences conservées par les États membres, au niveau intergouvernemental.

Depuis la crise dite de la « chaise vide » en 1965, la pratique de l’adoption des décisions par consensus a eu tendance à placer le Conseil au centre du jeu inter-institutionnel. Cette tendance a été renforcée par la création du Conseil européen en 1974, puis par l’adoption du traité de Maastricht en 1993, étendant les domaines d’action de l’Ue à la politique étrangère et de sécurité commune et à la justice et aux affaires intérieures, gérés sur un mode intergouvernemental. Par la suite, le compromis de Luxembourg a ouvert de fait un droit de veto aux États membres sur les décisions touchant des « intérêts très importants », et tant le Conseil constitutionnel français que le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe ont développé une jurisprudence tendant à définir un noyau dur de compétences indissociables de la souveraineté nationale. Les révisions successives des traités ont, enfin, multiplié les cas dans lesquels le vote à l’unanimité pouvait être justifié par la mise en jeu d’intérêts vitaux10. Des raisons de droit, de légitimité démocratique et d’efficacité concourent à placer les États au centre du processus de décision lorsque se présentent des circonstances tragiques et inattendues, et c’est tout naturellement que la coordination au niveau de l’Ue s’engage alors sur un mode intergouvernemental.

Dans le domaine de la santé publique, la crise dite de la « vache folle » a ainsi donné lieu d’abord à une gestion nationale (voire régionale au niveau des Länder allemands). La coordination des mesures au niveau européen a été, elle, insuffisante et tardive. Si les premiers cas sont identifiés au Royaume-Uni dès 1986 et des premières mesures prises par le gouvernement britannique dès 1988, il faut attendre 1996 pour qu’un embargo soit décrété au niveau européen sur les bovins britanniques, et 2000 pour l’adoption par l’Ue de l’interdiction d’utilisation de matériaux à risque dans la chaîne alimentaire. Alors que certains États membres, comme la France, ont décidé au niveau national de faire jouer très tôt le principe de précaution, la Commission européenne, ne disposant pas alors de compétence bien établie en matière de santé humaine tout en ayant un rôle prépondérant en matière de politique agricole, a semblé privilégier les intérêts de la filière bovine.

La réponse à la crise financière qui a débuté en 2007-2008 a, quant à elle, d’abord été coordonnée dans le cadre du G20, la Commission ayant été cantonnée à un rôle de second plan. Quand la crise a touché la zone euro, c’est l’Eurogroupe qui en a pris en charge le pilotage ; et quand de nouveaux instruments – le Pacte budgétaire et le Mécanisme européen de stabilité (Mes) – ont été créés, ils l’ont été par de nouveaux traités intergouvernementaux plutôt que dans le cadre du droit de l’Union.

Pourtant, la méthode intergouvernementale n’est pas sans défaut pour répondre aux risques extrêmes11. La règle de l’unanimité tend à ralentir la prise de décision et à réduire la portée des mesures prises au plus petit dénominateur commun. Les États membres tendent à se concentrer sur une vision nationale du risque, qui ne tient pas compte des effets de débordement. Au début de la crise financière, la faible coordination des mesures prises par les États membres a pu accroître la déstabilisation de certains acteurs. Si un éclatement de la zone euro a pu in fine être évité, c’est grâce à l’action résolue de la seule institution disposant de compétences et d’instruments de type fédéral, à savoir la Bce.

Enfin, la crise migratoire qui s’est manifestée de façon aiguë à partir de 2015 a entraîné une remise en cause des mécanismes établis par la convention de Schengen. L’intégration depuis 1997 de l’essentiel de ses dispositions dans le droit de l’Ue, et donc en principe à la méthode communautaire, se heurte en pratique à la correspondance incomplète entre son périmètre géographique (qui inclut la Suisse, mais pas le Royaume-Uni) et celui de l’Ue. Surtout, son objet touche à des domaines de souveraineté, notamment la sécurité, relevant par excellence de l’approche intergouvernementale ; c’est d’ailleurs ce qui a justifié le rétablissement temporaire des contrôles aux frontières en 2015.

À la suite de ces crises, la Commission a vu son rôle en matière de santé humaine reconnu par le traité d’Amsterdam, et un important corpus de régulation du secteur financier a été adopté par l’Ue. La crise de Schengen, elle, est en revanche loin d’être réglée. Si des réformes vont dans le sens d’une plus grande capacité de réaction communautaire, elles posent à nouveau et avec force la question du rôle de l’Ue dans des domaines d’ordre régalien comme le droit d’asile, et de la légitimité démocratique des processus de décisions européens.

Repenser la subsidiarité européenne

L’Ue est-elle fragile ? Selon la terminologie de Nassim N. Taleb, elle a des propriétés « antifragiles12 », dès lors qu’elle présente la particularité historique de s’être jusqu’ici le plus souvent renforcée à l’occasion de ses crises : sa forme décentralisée et sa relative diversité peuvent être vues comme des atouts. L’Union n’étant cependant pas nécessairement irréversible face à des chocs inédits, il importe de lui assurer une forme de résilience.

Ce qu’il ne faut pas faire

« La protection des hommes contre la peur et la terreur n’implique pas la suppression du risque », nous rappelle Simone Weil13 ; en revanche, la confrontation réussie à une série de petits chocs répétés peut faire office de vaccin, si les leçons en sont apprises.

Le cas de la lutte contre le terrorisme est propice à cette interrogation. Après l’attaque du Bataclan du 13 novembre 2015, François Heisbourg a ainsi énuméré un triste « décalogue de la défaite14 » et pointé notamment le défaut d’anticipation, la mauvaise communication ou encore la simplification excessive des ressorts de la menace. Quel que soit le type de risque envisagé (militaire, économique, sanitaire), la surveillance et une compréhension fine des enjeux jouent un rôle essentiel pour détecter les vulnérabilités en amont et identifier les signes d’une crise imminente. En revanche, se focaliser sur la prédiction des crises (ou leur assigner des probabilités) peut vite se révéler un exercice futile, voire une distraction, si elle s’appuie excessivement sur les précédents historiques : c’est se contenter de chercher sous le lampadaire.

Les manquements européens sont souvent évoqués pour masquer les défaillances nationales. L’agence communautaire de police criminelle Europol ou encore le système d’information Schengen ont bien leur rôle à jouer dans la prévention de la menace terroriste, mais les prérogatives nationales restent difficilement dépassables dans le domaine du renseignement. D’ailleurs, rechercher systématiquement la mise en place d’une capacité européenne centralisée afin d’identifier tous les types de risques serait une erreur. Ce serait d’abord négliger les bénéfices de la subsidiarité : la meilleure connaissance des réalités territoriales, la proportionnalité des moyens et la robustesse d’un fonctionnement en réseau, au prix de quelques redondances dans les dispositifs d’alerte et de prévention.

Ce serait, en outre, ajouter à la fragilité en concentrant les moyens dans une entité pouvant elle-même être sujette à des biais d’analyse, voire à une défaillance. L’efficacité présumée de la gestion de crise centralisée ne doit pas conduire à s’accommoder d’une érosion du contrôle démocratique en négligeant la responsabilité politique, qui jusqu’ici s’exerce principalement à l’échelon national.

La crise comme hypothèse de travail

« Dans une situation de danger et d’extrême urgence, la voie médiane apporte la mort15. » Dès lors que nous ne savons pas prévoir l’occurrence des crises, qu’il s’agisse d’attaques terroristes, d’accidents industriels ou de crise financière, le plus sage est sans doute de supposer qu’elles auront lieu, et de s’y préparer en conséquence. Comment ?

Afin de surmonter le biais cognitif qui fait prévaloir le souvenir des chocs récents, le psychologue Daniel Kahneman recommande la pratique du « pre-mortem ». Il s’agit, au lancement d’un projet, d’en réunir les équipes pour leur demander : supposons que nous soyons confrontés à un échec complet dans x années, quelle pourrait en avoir été la cause ? Prendre la crise comme hypothèse de travail oblige à une grande rigueur dans l’analyse des risques. Ce peut être un moyen d’identifier d’emblée des défauts de conception, mais aussi de s’assurer de la pertinence des plans d’urgence et de continuité. Une pratique proche consiste, dans le secteur financier, à réaliser un reverse stress-test, un test de robustesse inversé afin de déterminer l’ampleur du risque qui, s’il se réalisait, entraînerait la faillite d’une banque.

Nous pouvons ainsi nous interroger sur les circonstances précises de crises qui, dans différents domaines, feraient peser une menace existentielle sur la pérennité de l’Ue. Résisterait-elle à la faillite d’une institution financière à l’échelle européenne ? À la sortie d’un pays de la zone euro ? À une tentative d’annexion de l’un de ses États membres par une puissance étrangère ? On devine que la réponse à ces questions dépend non seulement de l’existence de mécanismes de solidarité collective, mais aussi du bon fonctionnement de la réponse de crise, ce qui nécessite de s’assurer du bon degré de préparation de tout ce qui contribue à surmonter un choc violent quand il se produit.

Ces préoccupations ont pu contribuer à motiver certaines propositions de renforcement des institutions européennes dédiées à la gestion de crise. C’est l’idée allemande de mettre en place un véritable « Fonds monétaire européen » qui combinerait des fonctions de surveillance économique avec un renforcement des instruments de prêt de crise dont dispose déjà le Mes. L’idée française d’un ministre des Finances de la zone euro comprend la préoccupation d’une bonne gouvernance de crise. Dans le domaine stratégique est également en discussion la mise en place de la « coopération structurée permanente » inscrite à l’article 42-6 du traité sur l’Ue, qui pourrait déboucher sur la mise en place d’une Force commune d’intervention, d’un quartier général européen, voire d’un véritable « Conseil de sécurité européen ».

Les modalités du contrôle démocratique

Une réponse efficace de l’Europe aux crises nécessite tant une coordination étroite des États membres sur un mode intergouvernemental qu’un renforcement des instruments de réaction de type communautaire. En bonne logique assurantielle, face aux risques extrêmes, la mutualisation la plus large possible est la mieux à même de garantir la stabilité et donc l’indépendance de l’Europe. Cette mutualisation implique cependant également un transfert de compétences et de ressources, qui se heurte à la conception traditionnelle de la souveraineté nationale défendue notamment par les juges constitutionnels. Ainsi, compte tenu des prohibitions des traités, il n’a pas été jugé possible de doter les mécanismes de gestion de crise financière d’une garantie mutuelle illimitée (joint and several guarantee) apportée par les États membres. En outre, la jurisprudence du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, pour ne citer que l’Allemagne, impose le maintien d’un contrôle du Bundestag sur toute dépense nouvelle, raison pour laquelle le Mes ne peut décider d’un déboursement de programme d’aide qu’après un vote parlementaire.

Le Tribunal constitutionnel allemand est rejoint par les cours constitutionnelles française, italienne et espagnole dans ces réticences à adopter un cadre d’analyse européen de la souveraineté. C’est notamment le cas de la jurisprudence du Conseil constitutionnel lorsqu’il examine si une nouvelle norme européenne ne vient pas modifier les « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ». Ces cours refusent ainsi de reconnaître l’Union européenne comme « nouvel espace d’exercice de la souveraineté16 ».

Bien que réputée rigide, la jurisprudence de Karlsruhe est susceptible d’évolutions17. Dans son arrêt de 2012 relatif à la mise en place du Mes, le Tribunal a justifié le plafond imposé à l’implication financière de l’Allemagne par le caractère encore imparfait des processus démocratiques européens. Les juges constitutionnels allemands ont notamment pointé le très faible développement du débat public au niveau paneuropéen et les grandes différences (pouvant aller de un à dix) de base électorale entre les députés européens de différents États membres. En creux, cet arrêt indique la voie à suivre pour établir une souveraineté européenne démocratique : développer le débat public paneuropéen, par exemple en accordant davantage d’attention aux initiatives populaires telles que les pétitions européennes ou en faisant élire le président de l’Ue au suffrage universel, et réviser la composition du Parlement européen en introduisant des listes transnationales à l’occasion de son prochain renouvellement (qui aura lieu après la sortie du Royaume-Uni). Cela correspondrait à l’évolution vers la démocratie transnationale appelée de ses vœux par Jürgen Habermas, qui dénonce le caractère « post-démocratique » de la méthode intergouvernementale, la qualifiant de « fédéralisme exécutif18 ».

In fine se posera la question d’un contrôle parlementaire européen sur l’ensemble des capacités d’intervention de crise, qui nécessiterait de réintégrer certains mécanismes intergouvernementaux dans le droit de l’Ue. Cet approfondissement paraît d’autant plus indispensable qu’une persistance du « déficit démocratique » de l’Ue peut elle-même être vue comme une source de fragilité et de risque. Un cercle vicieux peut se mettre en place, entre l’émergence de partis populistes à l’échelle nationale et le désintérêt des électeurs pour les élections européennes, débouchant sur des comportements non coopératifs tels que le refus de la solidarité avec les pays affrontant l’afflux de migrants – voire une volonté de sortie de l’Ue dans le cas du Royaume-Uni.

Les conditions politiques actuelles sont favorables à la relance de la construction européenne, au bénéfice de « l’Europe qui protège ». L’initiative proposée par le président de la République dans son discours prononcé à la Sorbonne le 26 septembre 2017, au lendemain des élections allemandes, a le mérite de souligner l’impératif de réaffirmer un projet commun. Refonder une Europe « souveraine, unie, démocratique », c’est lui donner des finalités et un contenu qui aille au-delà de la simple aspiration à perdurer.

Il importe surtout de trouver des voies institutionnelles qui n’ajouteront pas de nouvelles sources de fragilité politique au projet européen. L’expérience des crises nous a appris que la méthode intergouvernementale est indispensable, notamment lorsque de nouveaux types de risques majeurs se matérialisent. Les mécanismes qui sont imaginés pour y répondre doivent pourtant être ensuite incorporés dans le droit de l’Union pour consolider les leçons des crises surmontées en commun, et satisfaire l’exigence de contrôle démocratique. Tant que les États membres ne seront pas également prêts à partager la souveraineté associée au consentement à l’impôt et à la force armée, la responsabilité démocratique demeurera largement nationale. L’émergence d’un véritable débat politique paneuropéen devra accompagner le renforcement des moyens centralisés de gestion de crise, sans pour autant négliger les bénéfices de résilience de la décentralisation.

Les opinions exprimées n’engagent que leurs auteurs et non les institutions auxquelles ils appartiennent.

  • 1.

    Anatole Bailly, Dictionnaire grec-français, Paris, Hachette, 1935.

  • 2.

    Stefan Zweig, Die Welt von Gestern, Stockholm, Bermann-Fischer Verlag AB, 1944 ; cité notamment par Arnaud Leparmentier, « L’Europe est-elle mortelle ? », Le Monde, 7 avril 2016.

  • 3.

    Selon la célèbre phrase de ses Mémoires : « J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises » (Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976).

  • 4.

    Philippe Huberdeau, La construction européenne est-elle irréversible ?, Paris, La Documentation française, 2016.

  • 5.

    Helmut Schmidt, « Préface », dans Valéry Giscard d’Estaing, Europa. La dernière chance de l’Europe, Paris, XO Éditions, 2014.

  • 6.

    Pierre Hassner, la Revanche des passions. Métamorphoses de la violence et crise du politique, Paris, Fayard/Centre de recherches internationales de Sciences Po, 2015.

  • 7.

    Markus K. Brunnermeier, Harold James et Jean-Pierre Landau, The Euro and the Battle of Ideas, Princeton, Princeton University Press, 2016.

  • 8.

    Communication de la Commission européenne du 13 janvier 2015 : « Utiliser au mieux la flexibilité offerte par les règles existantes du Pacte de stabilité et de croissance. »

  • 9.

    François Villeroy de Galhau, « L’avenir de la zone euro : de la trinité impossible au triangle de croissance », Forum économique de Bruxelles, 1er juin 2017.

  • 10.

    Philippe Huberdeau, « Le “compromis de Luxembourg” est-il encore d’actualité après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne ? », Revue du Marché commun et de l’Union européenne, no 539, juin 2010.

  • 11.

    Thierry Chopin et Jean-François Jamet, « Comment répondre aux attentes des Européens ? », Commentaire, no 155, automne 2016.

  • 12.

    Nassim N. Taleb, Antifragile: Things that Gain from Disorder, New York, Random House, 2012.

  • 13.

    Simone Weil, l’Enracinement, Paris, Gallimard, 1949.

  • 14.

    François Heisbourg, Comment perdre la guerre contre le terrorisme, Paris, Stock, 2016.

  • 15.

    In Gefahr und grösster Not bringt der Mittelweg den Tod est le titre d’un film d’Alexander Kluge, cité par Jürgen Habermas dans son entretien à Die Zeit, le 9 juillet 2016.

  • 16.

    Yves Bertoncini et T. Chopin, Politique européenne, Paris, Dalloz, 2010.

  • 17.

    Notamment entre son premier arrêt dit « So lange I » en 1974 et les arrêts « So lange II » de 1986 et « So lange III » de 2000.

  • 18.

    Jürgen Habermas, la Constitution de l’Europe, Paris, Gallimard, 2012.

Philippe Huberdeau

Diplomate en poste au Canada, il a travaillé à la Commission européenne et a enseigné les questions européennes à Polytechnique et à Sciences Po. 

Edouard Vidon

Directeur adjoint des relations internationales et européennes de la Banque de France, il a travaillé au département de la stratégie du FMI de 2009 à 2015. 

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