Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

Europe : être ou ne pas être

par

Esprit

Tandis que la Grèce sort prudemment de sa mise sous tutelle, que l’Aquarius erre à nouveau à la recherche d’un port d’accueil en ­Méditerranée, que le gouvernement britannique continue de se déchirer sur les modalités du Brexit et que le nouveau ministre de l’Intérieur italien multiplie les déclarations anti-européennes et xénophobes, les élections européennes prévues en mai 2019 s’annoncent bien difficiles.

Seuls les adversaires les plus déterminés du projet européen semblent se préparer à cette échéance, maniant avec toujours moins de scrupules une rhétorique anti-système toujours plus focalisée sur le rejet de l’immigration. Et certains se réjouissent à présent de pouvoir compter sur le soutien de Steve Bannon, l’ex-directeur de campagne de Donald Trump, qui a annoncé à la fin du mois de juillet, après une tournée de rencontres avec les chefs des principaux partis d’extrême droite en Europe, la création d’une fondation, The Movement, dont l’objectif est de fédérer les populistes européens pour prendre le contrôle du Parlement.

Convaincu que le Brexit a été le premier signal d’une révolte populiste mondiale, qui a préparé l’élection de Trump, Bannon est également fasciné par la situation politique italienne, et le peu de ressources qui ont finalement suffi au Mouvement 5 étoiles, associé à la Ligue, pour renverser l’establishment «  politico-­médiatique  ». Comme Roberto Casaleggio, co-fondateur du M5S, Bannon est d’abord un entrepreneur des médias, et la bataille qu’il entend livrer est une guerre de l’information. Toute accusation de racisme, de xénophobie ou d’islamophobie est bonne à prendre si elle crée l’événement, et peu importe la cohérence des faits si l’on sait raconter une histoire «  virale  ». Bannon est sûr d’avoir avec lui les vents de l’histoire. Une révolution nationale-populiste est en marche.

Un récit contre un autre, donc, et l’avantage à celui qui mène l’offensive. En cela, le «  mouvement  » de Bannon rejoint tout naturellement celui des réseaux de désinformation russes, eux aussi mobilisés pour déstabiliser l’Union européenne à chaque fois que l’occasion s’en présente. Il n’est plus besoin de préparer une propagande qui se tienne de bout en bout, il suffit d’instiller le doute, d’attiser toutes les divisions, d’entretenir la paranoïa générale. Peu importe que l’ingérence russe dans la campagne du Leave et les élections américaines soit désormais établie, une batterie de relais médiatiques directement ou indirectement liés au Kremlin continue de prétendre avec le même aplomb que leur mission est de «  réinformer  » un public trop longtemps manipulé par les élites de Bruxelles.

Ce nouveau régime médiatique a beau nous déplaire, il faudra bien en tenir compte. Déjà les extrêmes se retrouvent pour s’opposer au «  consensus libéral  » de Bruxelles, lorsqu’il s’agit par exemple de voter contre une résolution européenne pour demander au gouvernement russe la libération de plus de soixante-dix prisonniers politiques détenus dans des conditions extrêmes depuis l’invasion de la Crimée, dont le cinéaste Oleg Sentsov, dans un état critique après plus de trois mois de grève de la faim. Confrontés à de telles alliances d’opportunité et à des stratégies de rupture dans lesquelles tous les coups sont apparemment permis, les pro-européens doivent se montrer lucides et penser eux aussi à s’armer.

Leur tâche sera délicate car ils ne pourront se contenter de dérouler le même discours que depuis plusieurs décennies : certes, il y a eu des ratés, mais la tendance générale est positive, l’Europe s’est toujours constituée au travers de crises qui finissent toujours par être surmontées. Les partisans de l’union ne pourront demander à être crus sur leur bonne foi, ni se satisfaire de culpabiliser ceux qui voudraient interrompre cette aventure collective sans précédent dans l’histoire ; pas plus qu’ils ne pourront s’en remettre à des formules magiques comme en son temps la Constitution, dont on sait ce qu’il en est advenu…

Si l’Europe doit retrouver de l’efficacité face aux sujets qui rongent sa légitimité – les migrations mais aussi l’évasion fiscale, la persistance du chômage et de la pauvreté, les incertitudes de la sécurité à ses portes au Moyen-Orient ou encore la menace terroriste – elle doit aussi retrouver une vision et un sens politiques. Nul besoin d’être nationaliste pour dire que si l’Europe n’est qu’un vaste appareil institutionnel, administratif et financier, sans que les peuples soient « intéressés », elle ne convaincra pas. Rien n’est plus vulnérable qu’un système de règles, qui a cessé depuis longtemps de faire de la politique, lorsqu’il est exposé à une offensive politique. Rien n’est plus fragile qu’un jeu de raisons présentées comme des évidences lorsqu’elles sont attaquées par des demi-vérités et des amalgames capables de donner corps à un malaise grandissant.

Le choix qui sera soumis aux électeurs au printemps prochain est somme toute assez simple : l’Europe veut-elle revenir aux États nationaux au risque d’être, au mieux, cantonnée au rôle de variable d’ajustement dans un monde dominé par la Chine et les États-Unis et, au pire, entrer dans la sphère d’influence russe ? Ou veut-elle continuer à jouer un rôle et à maîtriser son destin au prix certes d’une mutualisation des souverainetés nationales ?

Ce second choix oblige à faire preuve à la fois de réalisme et d’imagination. Du réalisme tout d’abord, en faisant le deuil d’une unité trop longtemps rêvée. L’Union européenne ne pourra jamais se transformer en une entité fédérale reposant sur une unité et une culture communes à l’image des États-Unis, de l’Inde ou encore de la Suisse… De l’imagination ensuite, pour se penser comme une région, seul espace pertinent pour amortir les effets ravageurs d’une mondialisation à la dérive. Elle n’y arrivera qu’en acceptant son destin original qui ne peut se réclamer d’aucun modèle. Elle n’y parviendra qu’en prenant confiance en elle. L’état du monde dicte à l’Europe une direction générale mais sans lui fournir la feuille de route. Cela sera aux électeurs de la rédiger ou de la négliger. Leur choix sera dans tous les cas crucial.

Esprit

Dans le même numéro

L’imaginaire des inégalités

Alors que l’efficacité des aides sociales est aujourd’hui contestée, ce dossier coordonné par Anne Dujin s’interroge sur le recul de nos idéaux de justice sociale, réduite à l’égalité des chances, et esquisse des voies de refondation de la solidarité, en prêtant une attention particulière aux représentations des inégalités au cinéma et dans la littérature.