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Manifestation le 9 juin 2019 à Béjaïa, Algérie. Photo : Akechii via Wikimédia (CC BY-SA 4.0)
Manifestation le 9 juin 2019 à Béjaïa, Algérie. Photo : Akechii via Wikimédia (CC BY-SA 4.0)
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Dix ans de révoltes arabes

juil./août 2021

Les soulèvements de 2019 survenus au Liban, au Soudan, en Algérie et en Irak sont comme une réplique des printemps arabes de 2011. Ils témoignent du mécontentement social face à la corruption, à l’autoritarisme et aux inégalités et expriment une demande de dignité qui a mis les pouvoirs sous pression.

L’année 2019 a été marquée par des soulèvements au Liban, au Soudan, en Algérie et en Irak. Au Liban, la dénonciation d’une taxe WhatsApp a mobilisé nombre de citoyens fatigués d’un régime confessionnel où l’immobilisme politique le dispute à la prédation économique. Au Soudan, c’est la flambée du prix du pain qui a déclenché de gigantesques manifestations au point de faire partir le dictateur Omar el-Béchir après trente ans d’exercice tyrannique du pouvoir. Mais entre des manifestants impatients de sortir de l’ancien régime et des militaires désireux de maîtriser la transition, la relation de défiance a ensuite produit des heurts violents jusqu’à ce qu’une instance de transition soit établie. En Algérie, l’annonce en février 2019 par l’équipe du président Bouteflika de se présenter pour un cinquième mandat a été le détonateur d’un mouvement de masse, le Hirak, qui, en organisant des manifestations hebdomadaires, a finalement évité ce scénario, avant de poursuivre en vue d’obtenir la fin d’un régime aussi népotique qu’autoritaire. Enfin, en Irak, l’année 2019 a été marquée par le début de manifestations relativement inédites puisque, dans ce pays marqué par le confessionnalisme, des manifestants des régions chiites, en demande de politiques publiques, se sont mobilisés contre un pouvoir à forte tonalité chiite accusé de prédation et d’immobilisme politique. La survenue de l’épidémie de Covid-19 a beau avoir ralenti ces mobilisations, la braise des mécontentements demeure incandescente.

Tout se passe comme si cette vague de 2019 était la réplique de ce qui s’était déjà passé en 2011 au moment des « printemps arabes », que ces quatre pays n’avaient justement pas vraiment connus. Du moins n’avaient-ils pas eu la même intensité que ceux vécus en Tunisie, en Égypte, en Syrie, au Yémen, en Libye et au Bahreïn où des situations révolutionnaires et des révolutions se sont alors produites. Le Bahreïn et la Syrie ont connu une situation révolutionnaire sans basculement de régime, du moins pour l’instant. Matée par un pouvoir tyrannique et par des soutiens extérieurs prêts à tout pour éviter le changement de régime, la révolte syrienne a débouché sur une guerre civile. Au Bahreïn, l’intervention des troupes du Conseil de coopération du Golfe, essentiellement l’Arabie saoudite, dès mars 2011, a écrasé une rébellion massive. De leur côté, la Tunisie, l’Égypte, le Yémen et la Libye ont connu une révolution : si, dans le premier cas, elle poursuit tant que bien que mal son chemin, dans les autres cas, la révolution a été détournée, soit par une contre-révolution dans le cas égyptien, soit par une guerre civile dans les cas libyen et yéménite.

Après dix années de processus, force est d’admettre que le bilan semble donc peu reluisant. Mais a-t-on oublié que les révolutions ne sont que rarement pacifiques et rapides ? Alors que le monde arabe est entré dans un moment de bouleversements politiques, le recul que donne la décennie écoulée permet d’analyser ce qui s’est passé en 2011 puis en 2019.

Les raisons d’un basculement

Selon la formule de Lénine, « parfois des décennies passent et rien ne se passe, parfois quelques semaines passent et des décennies trépassent ». Pour le monde arabe, on a longtemps pensé qu’il y avait une singularité autoritaire à tel point que l’on pouvait affirmer que des décennies passaient sans que rien ne se passe. C’était sans doute faire preuve d’un manque d’acuité analytique car ces sociétés changeaient en profondeur : en particulier, la rapide urbanisation et la forte chute de la fécondité depuis les années 1950 ont profondément remodelé les familles et les sociétés. Des mobilisations sociales qu’on pourrait considérer a posteriori comme les prodromes du vaste mouvement de 2011 s’étaient même produites en Égypte et en Tunisie. Mais les chapes autoritaires étant tenaces, les pouvoirs semblaient inamovibles, bien à l’abri de leurs appareils de défense et de sécurité ainsi que de leurs services de renseignement. Les vieilles démocraties de l’Europe avaient même fait taire leurs réprobations envers ces régimes autoritaires tant ils assuraient un rempart contre l’hydre islamiste, que ces derniers avaient pourtant largement facilitée, du moins indirectement, en entretenant le terreau de la déréliction sociale et de l’humiliation politique. Faut-il rappeler que lors des premières manifestations en Tunisie, la ministre française des Affaires étrangères avait proposé d’aider les forces de police de Ben Ali le 12 janvier 2011 ?

C’est pourtant dans ce pays qu’en quelques semaines, des décennies ont trépassé, et qu’on est passé d’un temps qui s’écoule à un temps qui éprouve, d’une chape autoritaire à un basculement révolutionnaire. En effet, l’immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2010 a déclenché un processus inéluctable dans ce pays et au-delà dans le monde arabe. La transformation d’une tragédie personnelle en une mobilisation de masse tient au fait que beaucoup ont pu s’identifier à ce jeune homme dont le geste traduisait un malaise plus ou moins intense dans le monde arabe et qui tenait en trois mots : corruption, autoritarisme et inégalités. La région de Sidi Bouzid, où il vivait, étant loin des dynamiques économiques de la côte (inégalités territoriales) et le chômage étant massif chez les jeunes (inégalités sociales), il devait se contenter d’être un vendeur ambulant informel sans permis de commerce. Ayant été appréhendé par des policiers, qui ont monnayé leur silence en échange d’un bakchich, son acte a aussi mis en lumière la corruption et le règne de l’arbitraire autoritaire.

La question se pose de savoir pourquoi certains pays ont alors connu des mobilisations fortes quand d’autres sont restés davantage en retrait. Remarquons d’abord que les pays marqués par une déstabilisation longue et profonde sont pour l’essentiel des républiques autoritaires d’origine révolutionnaire. Ces régimes ont été installés dans les années 1950 et 1960 à la faveur de révolutions qui se sont opérées sur des terreaux assez voisins, à savoir des sociétés rurales marquées par le ras-le-bol des tutelles sociales (les grands propriétaires au Proche-Orient) et politiques (des monarchies et/ou des notables terriens, les puissances mandataires ou coloniales). Après la guerre de 1948 contre Israël, perdue et vécue par les Arabes comme une humiliation mais aussi comme l’aveu de la faiblesse des pouvoirs en place, l’Égypte a ainsi été le premier pays de cette vague à opérer en 1952 une révolution et à se constituer en République socialisante. Relayés par La Voix des Arabes, les discours de Nasser ont opéré une influence sur des sociétés de la région, à la fois paupérisées et sous dominations interne et externe.

C’est donc à cette aune que l’on doit lire aussi les basculements de l’Algérie vers la guerre d’indépendance en 1956, de la Tunisie vers l’intensification de la défiance de la France y compris en 1961 avec l’affaire de Bizerte, de la Syrie vers un régime nationaliste arabe en 1963, du Yémen du Nord qui fait tomber son roi en 1962, du Yémen du Sud qui adopte en 1967 un régime marxisant et de la Libye en 1969 qui dépose le roi Idriss au profit de Mouammar Kadhafi. Après avoir subi des décennies, voire des siècles de paupérisation et de tutelles, rien d’étonnant alors à ce que ces nouveaux régimes, hérauts du socialisme arabe, aient adopté une sorte de pacte social qui promettait un accès à la justice sociale et à la souveraineté politique contre une limitation des libertés. Des nationalisations ont été opérées, les biens étrangers repris, des réformes agraires engagées et de grands travaux lancés : pensons au barrage d’Assouan qui, en conduisant à la nationalisation du canal de Suez, fera de Nasser le champion de l’émancipation arabe.

Mais force est d’admettre qu’après plusieurs décennies, ces pactes se sont soldés par une gigantesque tromperie. Les régimes n’ont cessé de durcir la chape autoritaire, souvent au motif qu’ils agissaient de la sorte contre l’islamisme. De leur côté, les promesses économiques n’ont pas été réalisées. En agriculture, du fait de l’accroissement démographique, l’amélioration de la productivité n’a pas permis de sortir de la dépendance alimentaire et de s’exonérer des chocs de prix, tandis que les paysans n’ayant pas trouvé à basculer vers les autres secteurs sont devenus plus nombreux à se partager un foncier limité. Le modèle d’industrialisation en Algérie et le modèle de substitution des importations ailleurs ont échoué. Quant au secteur des services, il a fallu compter entre autres sur le tourisme, aux revenus très aléatoires eu égard aux instabilités chroniques de la région, et sur l’administration souvent pléthorique avant que les programmes d’économie, dans un contexte de dette et de libéralisation, viennent imposer des amaigrissements à la fin du xxe siècle. Lorsque les mobilisations se sont produites en 2011, la croissance économique avait beau être assez soutenue, ses fruits étaient de fait mal répartis. Beaucoup de paysans, d’ouvriers, d’employés restaient précarisés, tandis que les classes d’âge jeune arrivaient sur un marché du travail atone et peu porteur pour les plus qualifiés. Le taux de chômage des jeunes était ainsi parmi les plus élevés au monde. Parallèlement, la corruption au plus haut niveau était massive, en particulier parce que la privatisation de nombreux secteurs de l’économie avait permis à une élite, souvent partie prenante des régimes en question, de s’en approprier de larges pans.

L’année 2011 a ainsi sonné le glas d’un cycle révolutionnaire commencé dans les années 1950, car, encore une fois, ce sont essentiellement des républiques qui ont alors connu ces mobilisations politiques. La rente révolutionnaire de leur début ne garantissait plus d’influence dans les sociétés, d’autant plus que leurs dirigeants étaient usés par leur longévité, discrédités par leur impéritie en matière économique et souvent détestés pour leur corruption et leur autoritarisme.

À rebours de ces pays, les monarchies n’ont pas ou peu connu de mobilisations. Les pays du Golfe, à l’exception du Bahreïn, mais aussi le Maroc et la Jordanie sont restés plus en retrait ; en tout cas, ils n’ont pas connu de mobilisations durables, encore moins un changement de régime. Faut-il considérer, en reprenant les catégories de Max Weber, que la « légitimité traditionnelle » de ces régimes monarchiques a alors opéré davantage comme amortisseur de mécontentement, que la « légitimité charismatique » de fait très pâlie des républiques d’extraction révolutionnaire ?

Mais comment expliquer alors qu’une république d’origine révolutionnaire comme l’Algérie ait connu peu de mouvements ? A contrario, le Bahreïn, dont le régime est de légitimité traditionnelle, a été frappé par de fortes manifestations, jusqu’à nécessiter une intervention de certains pays du Conseil de coopération du Golfe. Cette légitimité traditionnelle de la dynastie sunnite des Al Khalifa était cependant moins reconnue chez les chiites, qui y sont largement majoritaires.

Par-delà la différence de régime politique et de type de légitimité, d’autres éléments sont donc à prendre en compte, à commencer par la rente énergétique. En effet, si les pays de Golfe ont à ce point résisté, c’est aussi parce qu’ils connaissaient une prospérité sans équivalent dans la région. Quand les mobilisations se sont produites, ils ont pu s’offrir un amortisseur social, depuis les subventions aux produits de première nécessité qui avaient fortement augmenté jusqu’aux augmentations de salaires dans la fonction publique. L’Algérie a évité en grande partie cette séquence en utilisant aussi son matelas rentier après des années d’importantes rentrées de devises grâce à des cours soutenus avant 2010.

Mais cette explication par la rente pourrait être relativisée à son tour car en Libye et au Bahreïn, qui disposaient d'hydrocarbures, la révolte n’a pas pu être contenue. En fait, ces apparents contre-exemples n’en sont pas : le Bahreïn, bien moins doté en hydrocarbures, connaissait déjà des difficultés économiques en 2011, malgré une diversification plus grande de son économie ; la Libye avait non seulement été longtemps entravée dans sa perception de la rente du fait de sa défiance envers une partie de la communauté internationale, mais le pacte de redistribution de la rente s’était surtout dégradé au détriment de la Cyrénaïque, qui s’est d’ailleurs mobilisée en premier en 2011.

Tout comme la rente en hydrocarbures, les politiques de désamorçages politiques ont semblé agir aussi dans l’amortissement des mobilisations. Si le Maroc et la Jordanie ont vite contenu leurs mobilisations en 2011 et dans les années qui ont suivi, ce n’est pas seulement du fait de la supposée légitimité traditionnelle de leur pouvoir, mais parce qu’ils ont utilisé la réforme constitutionnelle ou le changement politique, à défaut d’actionner la rente en hydrocarbures dont ils sont privés. Au Maroc, pour faire face au mouvement dit du 20 février, Mohammed VI a soumis une réforme constitutionnelle à référendum, de façon à rendre l’exécutif plus autonome de la monarchie. En Jordanie, Abdallah II a entretenu l’espoir, resté sans lendemain, d’une réforme constitutionnelle au cours des premiers mois de l’année 2011, et a surtout agi en renvoyant le chef du gouvernement, ce qu’il fera à deux autres reprises.

Enfin, il semble que les vicissitudes tragiques d’une histoire récente aient aussi joué un rôle dans le refroidissement des ardeurs. La décennie noire en Algérie, avec son cortège de drames, était encore très présente chez la plupart des habitants qui, en 2011, goûtaient peu l’hypothèse d’un retour vers ces années sanglantes. Dans le cas du Liban, les malheurs subis demeuraient également prégnants en 2011 : la terrible guerre civile de 1975 à 1990 s’était certes achevée vingt ans plus tôt, mais le pays avait été détruit en 2006 lors de la guerre entre le Hezbollah et Israël, puis un début de guerre s’était produit entre chiites et sunnites en mai 2008, tout cela ravivant sans doute la mémoire traumatique. En Irak, très à l’écart du mouvement d’ensemble de 2011, les blessures étaient alors profondes : la guerre de 2003 et la guerre civile qui s’ensuivit sont-elles à rappeler ? Cette peur de la tragédie a pu aussi constituer un repoussoir dans le cas de la Jordanie, non pas à cause de l’épisode bien trop ancien de Septembre noir en 1970, mais parce que l’arrivée de réfugiés syriens en nombre à partir de 2011 a souligné le danger d’un processus révolutionnaire tournant mal.

C’est bien tous ces facteurs qu’il faut combiner pour comprendre ce qui s’est passé en 2011, mais aussi en 2019. En effet, dans les quatre pays qui sont entrés en ébullition politique cette année-là, on peut reprendre les clefs d’analyse précédentes : le triptyque du mécontentement (corruption, crise et inégalités économiques, autoritarisme) était bien présent à l’exception du Liban, au moins pour le dernier aspect, car son régime consociatif est plus prédateur qu’autoritaire ; la rente en hydrocarbures avait fortement chuté au cours de la décennie 2010, ce qui a largement contraint les marges de manœuvre au Soudan, en Algérie et en Irak ; la nouvelle génération des manifestants était plus éloignée des traumatismes de l’histoire récente, aussi bien au Liban, en Algérie qu’en Irak.

Les raisons d’un devenir

Dix ans après le début des soulèvements, le destin des pays qui ont connu des situations révolutionnaires est contrasté. Concernant les pays engagés dès 2011 dans un moment de forte déstabilisation, seule la Tunisie a réussi pour l’heure à entretenir sa transition démocratique. Si, sur le plan économique, ce pays peine à retrouver le chemin d’une croissance inclusive capable de résorber ses fractures sociales et territoriales, au point qu’elles hypothèquent le processus de transition, une nouvelle Constitution en nette rupture avec l’ancienne a été adoptée, des alternances politiques se sont opérées en 2014 puis en 2019, et un réel système parlementaire a vu le jour. Cette situation a beau être fragile, elle se détache nettement des autres pays qui, en 2011, ont connu une situation révolutionnaire et qui, par la suite, ont subi des guerres civiles (Syrie, Libye, Yémen) ou des reprises en main autoritaires (Égypte, Bahreïn).

La réussite tunisienne tient sans doute à sa composition humaine marquée par une réelle homogénéité religieuse. Avec sa population exclusivement sunnite, la Tunisie diffère des autres pays, beaucoup plus diversifiés sur le plan communautaire. Certes, la diversité communautaire n’est en rien une fatalité du point de vue géopolitique, à la condition que les États n’empêchent pas l’émergence d’un creuset national qui puisse subsumer les identités premières sous une citoyenneté commune. Or, en l’absence de véritables États de droit, ce creuset n’a pas fonctionné quand la transition politique s’est ouverte en 2011 en Syrie et au Yémen, comme il a aussi échoué en Irak et au Liban. En Syrie, Bachar el-Assad a ainsi pu jouer sur les peurs des communautés minoritaires quand il a fait dégénérer la révolte de 2011 en une guerre civile entre son régime, dont le premier cercle était contrôlé par la minorité alaouite, et des secteurs rebelles et djihadistes largement sunnites. Au Yémen, les fractures communautaires ont aussi rejailli après le départ d’Ali Abdallah Saleh. Les houthistes chiites zaydites du Nord, se sentant exclus du processus de transition au profit des régions méridionales et sunnites, se sont lancés dans un mouvement insurrectionnel en 2014 qui a fait basculer le pays vers la guerre civile.

Ces différences communautaires ont d’autant plus constitué un facteur d’affrontement qu’elles ont offert un point d’entrée pour des acteurs externes aux objectifs opposés. Ces « guerres (in)civiles », pour reprendre l’expression de l’historien libanais Ahmad Beydoun1, n’auraient en particulier pas eu cette intensité sans leur articulation à la dialectique conflictuelle qui oppose l’Iran et les pays du Golfe, au premier rang desquels l’Arabie saoudite. Les conflits en Syrie et au Yémen ont constitué de la sorte des chambres d’écho de leur affrontement.

Lorsqu’il est question de guerre civile, on ne peut passer sous silence celle qui a fait basculer en enfer la Libye pendant une dizaine d’années, pour constater que la population y est homogène sur le plan religieux, ce qui pourrait contredire notre propos. Pour autant, ce pays, créé progressivement après 1911, n’avait pas réglé ses fractures territoriales : la Cyrénaïque, qui avait été au cœur du lancement de la révolution en 2011, avait été jusqu’en 1969 privilégiée par le pouvoir du roi Idriss avant que Mouammar Kadhafi ne privilégie à son tour la Tripolitaine. Qui plus est, cette différenciation régionale s’articulait à des différences tribales qui, malgré l’urbanisation, n’avaient pas totalement disparu en 20112. Là encore, des ingérences étrangères ont eu beau jeu d’ignorer ce caractère pluriel, les troupes du maréchal Haftar à l’Est ont pu recevoir le soutien des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite, quand le pouvoir de Tripoli était soutenu par la Turquie.

À cet échec du creuset national en contexte de pluralisme et de régime prédateur s’ajoutent d’autres hypothèses explicatives aux différences de trajectoire. Le fait que la révolution ait démarré en Tunisie et qu’elle ait réussi à maintenir son cours emprunte peut-être aussi à l’état de sa société civile. Selon Anthony Oberschall, le passage à la mobilisation populaire tient au fait que les individus se sentent exclus du pouvoir (dimension verticale) et que des liens les relient au corps social (dimension horizontale)3. Or, au moment de la révolution tunisienne, de grandes organisations « cohésives » étaient présentes avec une certaine autonomie, à l’instar de l’Union générale du travail tunisienne qui a été au cœur du mouvement. Certes, d’autres solidarités existaient aussi ailleurs (par exemple, les tribus au Yémen), mais, comme le fait remarquer aussi Oberschall, la continuité d’un mouvement de transformation politique dépend de sa base organisationnelle, plus affirmée en Tunisie que dans les autres pays. Ce sont d’ailleurs quatre organisations puissantes de la société civile qui, en 2014, ont sauvé le processus de transition et ont reçu le prix Nobel de la paix en 2015.

Un autre paramètre à prendre en considération dans le devenir de ces transitions tient au rôle des armées, selon qu’elles sont le cœur ou non du pouvoir. En Égypte, où l’armée est un puissant acteur économique et politique, sans jamais être la pleine propriété du pouvoir, elle a joué un rôle considérable en 2013, en déposant le président élu Mohamed Morsi. Elle relayait certes le mécontentement d’une partie de la population devant la gouvernance des Frères musulmans, mais elle voyait aussi d’un mauvais œil le risque d’une détérioration sur le front intérieur qui pouvait peser sur le pays et sur ses intérêts. De même, en 2011, cette armée avait été aussi un acteur du changement : elle ne s’était pas opposée à l’insurrection générale, laissant faire un mouvement révolutionnaire contre le président Moubarak qui, ancien militaire, n’était pas l’homme de l’armée. Pire : il avait promu des investisseurs qui, par leur dynamisme économique, entraient en concurrence avec les intérêts économiques de l’institution militaire. Si le rôle de l’armée a été déterminant en Égypte dans la contre-révolution, c’est tout le contraire qui s’est produit en Tunisie, où elle n’a jamais eu un rôle majeur dans l’ancien système, au point qu’elle s’est très vite solidarisée avec les manifestants en janvier 2011. Enfin, le rapport entre l’armée et le pouvoir n’est pas étranger aux guerres civiles qui se sont déroulées dans la région. Par exemple, en Syrie, l’armée, c’était le régime, du moins ses meilleurs bataillons comme la quatrième division la mieux équipée et la plus « alaouitisée ». Aussi était-elle la plus à même d’assurer sa solidarité totale avec le pouvoir lorsqu’il a été défié. De leur côté, beaucoup de militaires du rang et des officiers plus aux marges de l’armée ont basculé dans l’opposition, du moins celle de l’Armée syrienne libre qui a été ensuite dépassée par les djihadistes.


À ceux qui pensent que, finalement, rien n’a changé en 2011 dans le monde arabe, on peut seulement dire que tout a changé, pour le pire et parfois aussi pour le meilleur. Par-delà les contre-révolutions, guerres civiles et ingérences inhérentes à beaucoup de processus révolutionnaires, comme l’histoire l’a souvent montré, la vague de mobilisations inédites déclenchée en 2011 a fait surgir un répertoire de mobilisations au cœur de sociétés trop souvent perçues comme figées, qui a mis les pouvoirs sous pression. Quels qu’ils soient, ceux-ci ne peuvent plus ignorer la précarité de leur situation, et au cas où ils ne l’auraient pas saisie, la seconde vague depuis 2019 est venue leur offrir un rappel. Pour l’heure, la gestion de la pandémie a servi d’instrument de contention des mobilisations dans ce nouveau moment contestataire. Mais la demande de liberté, de politiques publiques inclusives et de probité reste très vive.

La sortie du « malheur arabe », si bien décrit par feu Samir Kassir4, ne se fera qu’à la condition que ces aspirations trouvent un débouché politique. Par-delà les réformes sectorielles, les conditions de leur réalisation sont connues : plus de séparation des pouvoirs, plus de citoyenneté, plus de redistribution et l’apaisement des contentieux géopolitiques. Il reste aux pouvoirs politiques à les mettre en œuvre s’ils veulent être à la hauteur de la demande de dignité (karama) largement formulée depuis une décennie.

  • 1.Ahmad Beydoun, Libérations arabes en souffrance. Approches aléatoires d’une modernisation entravée, Arles, Actes Sud, 2020.
  • 2.Voir Antonio Maria Morone, « Système Kadhafi, transition et complexité libyenne », Raison présente, no 181, 2012, p. 79-87.
  • 3.Anthony Oberschall, Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1973.
  • 4.Samir Kassir, Considérations sur le malheur arabe, Arles, Actes Sud, 2004.

Pierre Blanc

Professeur de géopolitique à Bordeaux, il vient de publier Terres, pouvoirs et conflits. Une agro-histoire du monde (Sciences po, 2018).

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