
Guerre en Ukraine et spectre de famine
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a brutalement fait ressurgir les risques de famine, les deux pays assurant l’essentiel de la production mondiale de blé et de céréales. L’inquiétude est particulièrement vive dans les pays importateurs d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, où les pénuries risquent d’exaspérer les populations et d’aggraver l’instabilité politique.
La guerre en Ukraine a redonné une actualité à des phénomènes que l’on pensait révolus, à commencer par le principe de la guerre d’invasion d’un pays par un autre. En effet, depuis celle de l’Irak en 2003 par la coalition américano-britannique, la guerre inter-étatique d’envergure avait disparu. La guerre était devenue une affaire strictement intra-étatique sur fond de démantèlement d’États faillis et/ou autoritaires. Avec le conflit en Ukraine, un autre phénomène est aussi réapparu : la possibilité d’un « ouragan de famine », selon les termes du secrétaire général des Nations unies. Si la planète n’en avait pas fini avec l’insécurité alimentaire, du fait notamment des guerres civiles et du maintien de la pauvreté qui dégradent les rations alimentaires, les grands épisodes de famine avaient disparu depuis la fin du xxe siècle. L’affaire est tellement grave que, le 30 mars 2022, la Russie a même été accusée devant le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies d’avoir provoqué une « crise alimentaire mondiale ».
Le retour d’un grenier historique
Cette perspective de famine est paradoxalement née d’une abondance recouvrée. Depuis les années 2010, la Russie et l’Ukraine sont en effet redevenues un grenier essentiel pour l’approvisionnement mondial en céréales – blé et maïs surtout. Très propices à l’agriculture, les terres noires qu’elles abritent ont été les premières à avoir été scientifiquement analysées à la fin du xixe siècle, au point d’être à l’origine de la pédologie (la science des sols). Ce trésor du sol est tel que l’empire russe se présentait, à la veille de la Première Guerre mondiale, comme le premier exportateur mondial de blé. Le IIIe Reich fit même de ces terres un objectif central de l’opération Barbarossa en 1941. Pour autant, les décennies de collectivisation forcée ont largement contraint ce potentiel. Lors de son voyage en 1964, l’agronome René Dumont dut faire le constat d’un rendez-vous manqué entre l’URSS et son potentiel agricole. Cette entrave a ainsi permis aux États-Unis de se porter au secours de beaucoup de pays dépendants, les grandes plaines centrales du pays assurant la base d’un puissant food power avec lequel Moscou n’a jamais pu rivaliser.
Si la dislocation de l’URSS en 1991 a fait évoluer l’Ukraine et la Russie séparément, on a assisté à un réinvestissement agricole de part et d’autre de la frontière qui les séparait désormais. Arrivé au faîte du pouvoir en 2000, moins de deux ans après l’effondrement du rouble en 1998, qui avait provoqué une envolée de la facture alimentaire d’un pays largement importateur, Vladimir Poutine n’a eu de cesse de sonner l’heure du retour de l’agriculture russe comme vecteur de puissance. Au début de son premier mandat, il s’impliqua lui-même pour mettre un terme au débat foncier à la Douma, en vue de l’adoption d’une loi visant à transformer les anciens domaines collectifs et ainsi faciliter l’arrivée de capitaux privés. Doublée d’un déploiement d’infrastructures logistiques, cette arrivée de fonds dans les champs, longtemps désertés en matière d’investissements, permit à la Russie de recouvrer sa position de première exportatrice de blé, non sans visée géostratégique. De fait, la Russie a bien utilisé cette capacité dans sa politique de puissance, notamment dans le conflit syrien, où elle a volé au secours de son allié Bachar el-Assad, en lui offrant non seulement une couverture aérienne mais également en lui destinant des céréales en quantité, alors que l’Euphrate, grenier du pays, était contrôlé par l’État islamique, entre 2014 et 2017, puis par les Kurdes syriens. Depuis, la Russie fait de son blé un élément de son répertoire d’influence dans la région déficitaire du Moyen-Orient, où elle veut peser, mais aussi en Afrique, où ses ambitions sont de plus en plus évidentes.
L’Ukraine fait de même, mais sa projection de puissance reste moins prononcée. Après 1991, Kiev a également disloqué les anciennes structures collectives, en destinant des titres aux anciens salariés, qui s’en sont souvent départis en les louant à des entreprises, parfois de grande taille. Cette prééminence de la location a d’ailleurs été remise en question par la loi promulguée en 2021 par le président Zelensky, qui accélère la marchandisation de la terre, considérée par les conseillers du gouvernement comme un vecteur de productivité. Avant même sa promulgation difficile, certains craignant que cette réforme expose la terre (Zemlia, synonyme de nation) aux appétits étrangers, l’Ukraine était déjà le premier exportateur mondial d’huile et de semences de tournesol, le quatrième de maïs et le sixième de blé.
Choc alimentaire, choc politique ?
Si l’on considère que la Russie et l’Ukraine assurent désormais 30 % du marché mondial de blé et 40 % des céréales, on devine le choc alimentaire que produit la guerre en cours. Certes, ce choc était déjà engagé du fait de la surchauffe économique en sortie de pandémie. La production alimentaire étant très consommatrice d’énergie, le renchérissement de celle-ci occasionnait déjà une hausse des prix agricoles. Avec la guerre, cette augmentation a été décuplée, ce qui fait de ce choc de prix un moment sans précédent. Même en 2007-2008, où l’on a évoqué des émeutes de la faim, et lors de sa réplique de 2010-2011, les prix n’ont pas atteint ces sommets comme début mars 2022, où la tonne de blé valait près de 420 euros.
Si l’on considère que la Russie et l’Ukraine assurent désormais 30 % du marché mondial de blé et 40 % des céréales, on devine le choc alimentaire que produit la guerre en cours.
Si, avec la guerre, les marchés ont vite anticipé une dégradation de ce grenier, c’est pour l’heure essentiellement un blocage des ports qui hypothèque l’acheminement des productions depuis l’Ukraine. Mais si le conflit dure, que les champs et les infrastructures sont lourdement affectés et que les agriculteurs ukrainiens payent un lourd tribut, les effets pourraient être beaucoup plus importants. De plus, on ne sait pas dans quelle mesure la guerre peut également affecter la production russe, notamment du fait des sanctions. Ce qui est sûr, c’est que la Russie a déjà décidé d’interrompre provisoirement une partie de ses exportations pour ménager sa population. Enfin, on ne sait pas comment vont être les récoltes de l’année en cours dans le monde.
Cette situation est très inquiétante pour certains pays importateurs, à commencer par ceux d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, structurellement déficitaires en blé notamment. Celui-ci constitue en effet la base alimentaire de ces pays, tandis que les lourdes contraintes agro-climatiques entravent sa production. Certes, de gros efforts ont été fournis après les indépendances pour parvenir à l’autosuffisance en ce qui concerne les produits de base. Cela pouvait avoir une connotation géopolitique, à savoir s’émanciper du grand fournisseur américain. Mais la croissance démographique y a souvent absorbé le surcroît de production.
En termes de fragilité, les risques de dépendance diffèrent aujourd’hui d’un pays de la région à l’autre. Les pays du Golfe ont des marges de manœuvre budgétaires qui leur permettent de subventionner les produits agricoles importés en cas de flambée des prix, tandis que leurs ménages sont souvent aisés (à l’exception de nombre d’immigrés qui y travaillent). D’autres pays sont en revanche très exposés aux difficultés parce qu’ils sont importateurs, que les capacités d’intervention des États sont obérées par le marasme économique et qu’ils comptent beaucoup de ménages pauvres. C’est le cas de l’Égypte, premier acheteur de blé au monde, essentiellement russe et ukrainien, du Liban, qui se débat depuis deux ans dans une crise financière, de la Tunisie, dont la difficile transition politique obère l’économie, du Maroc, exposé à une sécheresse tenace, et bien sûr du Yémen, de la Syrie, de la Libye et de l’Irak, à peine sortis d’une guerre civile, quand ils n’y sont pas encore.
Certains pays d’Afrique subsaharienne ne sont pas exonérés de ce risque. Certes, les productions comme l’igname, le maïs, le manioc et le sorgho réduisent de fait cette sensibilité. Il n’en demeure pas moins que certains secteurs des grandes villes ont fait évoluer leurs habitudes alimentaires vers des céréales importées, à commencer par le blé. C’est là que se pose surtout le problème, d’autant plus quand les difficultés financières de certains États peuvent rendre étroites leurs marges de manœuvre financières pour subventionner les produits importés. La situation en Ukraine affecte aussi d’autres produits, dont certains pays sont très dépendants : le maïs et l’huile de tournesol sont nécessaires à l’équation alimentaire du Bangladesh, du Pakistan mais aussi de la Chine, même si celle-ci avait reconstitué ses stocks bien en amont de la crise. Des effets indirects de la guerre peuvent encore s’ajouter, comme la difficulté de certains pays pauvres à mettre leurs champs en culture sous l’effet du renchérissement des engrais, en partie à cause du fait que la Russie en est une importante exportatrice.
Instabilité politique
Cette conjoncture peut à l’évidence être un facteur d’instabilité. On pense assez vite à des soulèvements, en s’inspirant notamment des révoltes dans le monde arabe en 2011, qu’on a trop vite réduites à des révoltes de la faim. En effet, celles-ci étaient plus largement liées à la critique de l’autoritarisme, de la corruption et de l’échec économique, dont la question alimentaire n’était qu’un aspect. Pour autant, ce triptyque est encore réuni dans beaucoup de pays, depuis le Moyen-Orient jusqu’à l’Afrique subsaharienne, voire certains pays d’Asie (Pakistan, Bangladesh, et les pays d’Asie centrale). La flambée des prix agricoles, si elle dure, pourrait donc réveiller de nouveau des peuples contre des pouvoirs prédateurs, autoritaires et peu soucieux des politiques publiques. Rappelons qu’au Soudan, qui était resté en retrait des printemps arabe, le soulèvement de 2019 contre le régime tyrannique et corrompu d’Omar el-Bechir a été clairement déclenché par l’augmentation du prix du pain, véritable catalyseur d’un rejet plus général.
Ce dernier exemple montre bien que, lorsqu’on parle du danger d’instabilité politique lié à la crise alimentaire, c’est le comportement des pouvoirs, plus que le défaut de production, qui en est responsable. Sur la production elle-même, les solutions existent, avec des innovations très nombreuses, en particulier dans le domaine de l’agroécologie. Mais pour les mettre en œuvre, encore faut-il de la stabilité, celle-ci renvoyant au comportement des élites politiques des pays concernés. Quant au commerce international, s’il constitue une solution complémentaire car l’autosuffisance n’est pas atteignable partout, il n’est aucunement un substitut à la remise en cause de certains choix politiques, voire à la transformation politique des États prédateurs. Si produire pour les autres paraît généreux, on mesure aussi que, de ce point de vue, cela peut constituer un danger.