
La terre, une ressource politique
En dépit de l’urbanisation, la question foncière reste un facteur d’instabilité politique. L’opposition entre oligarchie foncière et masse de paysans précaires explique bien des dérives autoritaires contemporaines, notamment au Brésil. Et l’Afrique est marquée par un mouvement préoccupant de concentration et de dépossession.
La terre arable est un terreau du politique. Ce fut vrai dans l’histoire, mais l’actualité démontre encore combien la question foncière reste déterminante en politique. Faut-il rappeler que Marc Ravalomanana, candidat aux dernières élections présidentielles de décembre 2018 à Madagascar, avait été chassé du pouvoir en 2009, sur fond d’annonce de locations massives de terres par le coréen Daewoo ? Plus récemment, en 2016, la signature d’un accord de paix entre les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) et le pouvoir ne comporte-t-il pas un volet foncier tant ce conflit de longue durée comporte un fort soubassement agraire ? Plus près de nous encore, le nouveau président sud-africain, Cyril Ramaphosa, en quête de légitimité, ne vient-il pas de relancer la perspective d’une réforme agraire en forme de reprise de terres aux Blancs, ce que Mandela n’avait pas voulu faire au nom de l’unité de la « nation arc-en-ciel » ? Et, de nos jours, combien de populations en Afrique et ailleurs ont déguerpi du fait d’investissements fonciers peu regardants ? Quand bien même le monde serait devenu majoritairement urbain, on voit bien, au travers de ces exemples, que la terre arable demeure encore une ressource à forte résonance politique voire géopolitique : elle constitue encore un facteur d’instabilité politique et un élément du répertoire de la puissance.
Le façonnement du monde
Si la terre est un facteur d’instabilité, c’est d’abord parce que l’histoire contemporaine a laissé partout des structures foncières très inégalitaires. La colonisation ancienne de l’Amérique latine par les Espagnols et les Portugais, celle plus récente de l’Afrique australe par les Britanniques et les Néerlandais, de l’Afrique du Nord par les Français et de nombre de pays d’Asie par les puissances européennes et le Japon, sans oublier celle du Moyen-Orient par les Ottomans, toutes ont laissé des situations de grand déséquilibre social dans l’accès à la terre.
L’histoire contemporaine a laissé partout des structures foncières très inégalitaires.
La colonisation n’est toutefois pas le seul paradigme historique à avoir induit une telle situation sur le plan agraire. En Europe, de la France à la Russie, dans certains pays d’Asie comme le Japon, la Chine et l’Iran, ce sont des mécanismes endogènes très intenses au xixe siècle qui ont imposé aux sociétés une telle stratification foncière. En l’occurrence, de simples rapports de pouvoir au sein des sociétés ont induit une dualité foncière très marquée qui, en retour, a conforté la hiérarchie sociale. Parfois, c’est la combinaison des deux – la colonisation et les rapports de force internes – qui a forcé cette inégalité d’accès à la terre. Dans ce cas, la colonisation n’a en fait que renforcé les anciens régimes fonciers pour consacrer de grands propriétaires ruraux. Il en a été ainsi par exemple sur le sous-continent indien où le moment colonial britannique consacra des notabilités rurales (les zamindars) qui s’approprièrent la plus grande part du foncier.
En fait, quels que soient les mécanismes impliqués, le résultat a été partout le même : au xxe siècle et bien souvent encore, les sociétés toujours très rurales se sont caractérisées par une forte bipolarisation opposant une oligarchie foncière à des masses rurales le plus souvent en situation de grande précarité. Quelques exceptions notoires sont cependant à signaler dans ce tableau planétaire du déséquilibre foncier. Ainsi, aux États-Unis et dans les grandes plaines canadiennes, la terre fut attribuée de façon très égalitaire. Le Homestead Act de 1862, voté en pleine guerre de Sécession, prévoyait de la sorte d’attribuer 64 hectares à chaque famille de fermier, en prévision de l’accélération de la conquête de l’Ouest. Dans les plaines canadiennes, c’est le Dominion Land Act, lancé en 1872, qui permit cette distribution égalitaire. Cette « égalité des conditions », selon l’expression de Tocqueville, d’accès à la terre a ainsi permis la stabilisation de la démocratie américaine. Mais, faut-il l’ajouter, cette distribution égalitaire concernait exclusivement les Wasps (white anglo-saxons protestants), les Indiens ayant subi un génocide, tandis que les Noirs seraient maintenus à l’écart de la terre même après leur libération de l’esclavage.
Après ce moment de « façonnement du monde », selon l’expression du canadien John Weaver qui met ainsi en lumière la forte emprise de l’histoire sur le sol[1], celui-ci aura en retour une influence sur bien des trajectoires historiques. Du xxe siècle jusqu’à aujourd’hui, cette structuration inégalitaire des terres du monde n’a en effet cessé d’imprimer sa marque sur l’histoire politique, d’autant plus que la population était encore fortement rurale. Autrement dit, après avoir produit de l’inégalité d’accès à la terre, celle-ci a nourri la marche de l’histoire politique récente en participant aux processus autoritaires et aux insurrections. Ainsi, pour les grands détenteurs de terres, la volonté de maintenir ce statu quo a compté fortement dans les dérives fascistes (en Europe méditerranéenne), autoritaires (en Amérique latine et en Asie), voire racistes comme en Afrique australe. A contrario, cette situation a alimenté bien des mobilisations révolutionnaires : de la révolution chinoise, essentiellement paysanne, aux mobilisations maoïstes encore actives en Inde, au Népal ou aux Philippines, de la révolution mexicaine à l’affirmation de nombreuses guérillas latino-américaines, de la création du Hezbollah libanais aux djihadistes d’Abu Sayyaf sur l’île musulmane de Mindanao aux Philippines, des baasistes syriens au Parti des travailleurs du Kurdistan (Pkk), on ne compte plus les mobilisations révolutionnaires à forte empreinte foncière. Avec le temps, l’urbanisation des sociétés a rendu en apparence cette question moins prégnante, mais elle garde une actualité « indirecte ».
D’une part, ces figures « agro-révolutionnaires », à commencer par le Parti communiste chinois, la plus puissante d’entre elles, demeurent bien installées dans le paysage politique, comme rappel de ces temps troublés. On pourrait en dire autant du Parti révolutionnaire institutionnel au Mexique, du Parti Baas en Syrie, du Hezbollah libanais ou du Pkk. On se trouve bien sûr ici dans une sorte d’hystérèse qui veut qu’un phénomène – en l’occurrence politique – persiste alors que sa cause principale a pour partie disparu. En effet, alors que ces formations et mouvement actuels demeurent encore très actifs, la cause foncière, si essentielle dans leur survenue, est plus marginale, voire absente, dans leur discours.
D’autre part, le basculement politique, quand il fut fortement lié à la terre, a souvent laissé son empreinte sur le sol, encore facilement observable aujourd’hui. La terre en Chine est ainsi toujours propriété de l’État et les paysans n’en sont que des usagers. Le marquage au sol de ces épisodes passés s’est traduit aussi par des reconfigurations ethno-territoriales. Toujours en Chine, la réforme agraire, qui a précédé la collectivisation massive à partir de 1958, a ainsi permis de reprendre les terres aux Tibétains pour les donner à des Hans et ainsi diluer la présence des premiers. De même, dans les zones kurdes d’Irak et de Syrie, les baasistes n’ont eu de cesse de reprendre la terre des grands propriétaires kurdes pour y établir des paysans arabes.
Question foncière et conflictualité
Cependant, à cette actualité « indirecte » s’ajoute une actualité beaucoup plus « directe ». En effet, rien n’est vraiment réglé du déséquilibre foncier dans certaines régions du monde, ce qui conduit encore à des instabilités. Elles le sont d’autant plus qu’il s’agit de sociétés encore fortement rurales où la faim de terres demeure vive. Quelques exemples permettent d’illustrer cet état de fait.
En Amérique latine, la Colombie a encore récemment payé un lourd tribut à cette situation où inégalités foncières, cultures illicites et guerre civile avaient partie liée. Jamais la terre des grandes propriétés des zones habitées et cultivées des régions des Cordillères n’a été redistribuée au xxe siècle. Aussi le pouvoir colombien, voulant ménager ses clientèles politiques, préféra-t-il envoyer les paysans sans terre vers les plaines hostiles des forêts amazoniennes, là où finalement la drogue trouvait un abri naturel autant qu’un moyen de financer les armes des Farc, supposées défendre les paysans sans terre mais aussi leurs rivales paramilitaires liées à l’État. La question foncière étant centrale dans ce conflit, il n’est en rien étonnant que l’accord de paix de 2016 entre le pouvoir et les Farc vise à redonner de la terre aux paysans sans terre. Néanmoins, cet accord reste fragile. L’avocat colombien Alejandro Reyes Posada se voulait d’ailleurs vigilant au lendemain de la signature de cet accord : « Le principal risque du post-conflit réside dans la possible réactivation par les grands propriétaires des initiatives de défense armée [de type paramilitaire], s’ils sentent que leur patrimoine et leurs privilèges sont menacés[2]. » Plus récemment, Pastor Alape, un sénateur des Farc, affirmait que « la paix n’aura pas d’avenir sans la mise en œuvre de la réforme agraire qui doit donner des terres aux anciens guérilleros[3] », faisant ainsi allusion à leur origine paysanne. Ces deux réflexions soulignent à quel point la tension au cœur des relations entre grands propriétaires et paysans n’est pas, pour l’heure, désamorcée en Colombie.
La situation agro-politique demeure également délétère au Paraguay, où 1 % de sa population détient plus de 80 % de la terre, la concentration des terres ayant été fortement accélérée sous la longue dictature (1954-1989) d’Alfredo Strossner qui attribua beaucoup de terres à l’est du territoire à des investisseurs brésiliens. Le soutien de la dictature brésilienne à sa sœur paraguayenne méritait bien la distribution de prébendes foncières. La situation agro-foncière au Paraguay, notamment dans cette partie orientale de son territoire, fait donc aujourd’hui le lit des grands producteurs de soja, tandis que beaucoup de paysans du pays demeurent sans terre. Remettre en question cet état de fait semble pourtant impossible : le président Fernando Lugo, ancien évêque, en a fait l’amère expérience, puisque sa volonté de redistribution de la terre lui a valu en 2012 d’être éconduit par le Parlement très lié au pouvoir des grands propriétaires fonciers.
Loin d’emprunter au registre du passé, ce rôle de la grande propriété foncière demeure aussi très prégnant dans le Brésil voisin. La séquence politique depuis la destitution de Dilma Roussef jusqu’à l’élection de Jair Bolsonaro comme président met en lumière cette agro-politique sur la marche du pays. On pourrait d’ailleurs remonter beaucoup plus loin et rappeler que le retour à la dictature en 1964, dont semble être nostalgique l’actuel chef de l’exécutif, avait alors été fortement initié par la tentative de réforme agraire du président João Goulart. Dans un pays fortement inégalitaire, la question sociale était bien la question agraire comme dans beaucoup d’endroits de la planète. D’ailleurs, la redistribution de la terre figurait dans les priorités de l’alliance pour la paix voulue par Kennedy qui avait bien conscience que les subversions marxistes s’enracinaient dans la question foncière. C’est dans ce cadre que João Goulart tenta de procéder à une réforme, mais ce fut à ses dépens. Par la suite, la dictature n’avait eu de cesse de tenter de résoudre cette question, non pas en procédant à une réforme agraire qui se serait opérée au détriment de l’oligarchie foncière, mais en envoyant les paysans sans terre dans les espaces supposés vierges d’une forêt amazonienne si hostile. « Des terres sans hommes pour des hommes sans terre », tel était alors le slogan.
Avec le retour de la démocratie en 1985, la situation de déséquilibre foncier ne fut jamais remise en question malgré le développement du Mouvement des sans-terre initié par la commission pastorale de la terre. Même sous le long mandat de Lula, qui butait sur le pouvoir de l’oligarchie foncière liée aux entreprises d’exportations agricoles, aucune redistribution d’envergure ne fut opérée. Il faut dire que l’agriculture était le premier poste d’exportations agricoles, ce qui est encore le cas, et que cette agriculture d’exportation concernait essentiellement les grandes exploitations de soja et de bovins, quand les petites se destinent surtout à l’alimentation intérieure. Il faut dire aussi que cette oligarchie foncière et ses alliés de l’agro-business sont extrêmement puissants à l’Assemblée nationale au travers de la bancada ruralista, connue sous le nom officiel du Front parlementaire agricole (Fpa)[4]. Or c’est cette bancada ruralista qui a contribué à la destitution de Dilma Roussef tandis qu’elle a permis par deux fois le maintien de son successeur Michel Temer, lui aussi accusé de corruption mais manifestement plus lié à leurs intérêts. Représentant alors 235 députés sur 513 et 27 sénateurs sur 81[5], la bancada a poussé son gouvernement à décider plusieurs mesures favorables. Ainsi, il a réduit le budget de l’Institut de la réforme agraire et de la Fondation nationale de l’indien (Funai) qui défend le droit des populations des terres amazoniennes, que les investisseurs souhaiteraient accaparer. Lors du dernier processus électoral qui a vu la victoire de Jair Bolsonaro, ce groupe de pression a été également très actif en s’assurant, en échange de son soutien au candidat, l’interdiction du mouvement des sans-terre et la poursuite de la dévolution des terres amazoniennes à la production de bovins, avec tout ce que cela comporte de menaces pour le climat et pour les communautés autochtones. En guise de première récompense évidente, notons la nomination de Tereza Cristina Da Costa, présidente du Fpa, comme ministre de l’Agriculture.
Si nous évoquons l’actualité agro-politique de l’Amérique latine, d’autres continents n’y échappent pas. En Asie, de grands pays comme le Pakistan et le Bangladesh s’illustrent par une pauvreté et une instabilité qui sont largement entretenues par cette situation foncière. Héritiers d’une forte inégalité d’accès à la terre intensifiée sous le régime colonial britannique, ces deux pays ont divorcé en 1971 avant de connaître dans la foulée un moment socialiste, respectivement sous les présidences de Zulfikar Ali Bhutto et de Sheikh Mujibur Rahman durant la décennie 1970. Dans les deux cas, des tentatives de réformes agraires ont alors été opérées, mais elles furent très partielles et partiales, tant elles ne touchèrent surtout que des opposants à ces pouvoirs. En l’absence d’avancées, ce problème foncier mine encore ces deux sociétés. Dans le cas du Pakistan en particulier, rural à plus de 60 %, et dont 45 % des actifs travaillent dans l’agriculture, 5 % des propriétaires détiennent 64 % de la terre arable. Dans un ouvrage récent, Nicolas Martin montre ainsi le rôle central de ces grands propriétaires dans la société pakistanaise[6]. Ce travail vient en appui d’autres travaux qui ont mis en lumière les liens entre les hauts gradés de l’armée, la haute fonction publique et les landlords, y compris par les mariages. Il montre aussi que ces derniers interviennent dans les processus électoraux en tant qu’ils constituent des vote banks du fait des liens d’allégeance qui lient leurs tenanciers à eux-mêmes. Finalement, beaucoup de paysans demeurent sans terre ou en sont pratiquement dépourvus. Ces dernières catégories constituent les tenanciers des grands propriétaires absentéistes, dans des conditions souvent peu avantageuses : faire-valoir défavorable, allégeance politique, dépendance économique (dettes, moyens de production) et parfois violences sont les différents versants de cette relation asymétrique. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que le Pakistan serve de caisse de résonance à l’islamisme radical, même si ce phénomène ne saurait être uniquement expliqué par la déréliction du monde paysan.
Au cœur de ce sous-continent indien, l’Inde illustre aussi l’importance du non-règlement de la question foncière dans un pays encore fortement rural. À l’indépendance, la réforme agraire avait certes été décrétée comme une priorité mais, dans ce grand pays fédéral, tous les États ne se sont pas soumis à cette redistribution de la terre. Après avoir été désignés comme percepteurs de taxes par les Moghols, les Anglais avaient fait des zamindars (« intermédiaires ») des propriétaires de leurs circonscriptions foncières et des relais de puissance. Après l’indépendance, ces zamindars et autres figures rurales restèrent en possession de grands domaines avec tout le pouvoir économique, social et politique que leur conférait cette situation. Cependant, en 1967, une rébellion paysanne se produisit à partir du Bengale occidental dans le village de Naaxalbari, éponyme du mouvement naxalite. Depuis, cette guérilla maoïste encore très active a essaimé dans plusieurs États du pays en organisant, dans les poches qu’elle contrôle, les paysans en contre-sociétés. La conflictualité agro-politique en Inde ne saurait toutefois se réduire à ces figures violentes, des mouvements beaucoup plus pacifiques étant aussi très actifs dans les campagnes. Il n’en demeure pas moins que cette question reste encore centrale dans l’actualité sociale et politique du pays.
Déguerpissements et concentration
L’Afrique est un continent à surveiller de près en termes de conflictualité foncière présente et à venir. Deux situations ont longtemps prévalu sur ce continent. Aux extrémités, la distribution des terres a été très inégale du fait de la colonisation de peuplement qui a vu les Afrikaners et les Anglais en Afrique australe et les Français en Afrique du Nord s’approprier une grande partie des ressources foncières. Dans le reste de l’Afrique, l’accès à la terre est resté soumis au régime autochtone coutumier qui organise la distribution des terres dans le cadre de la communauté villageoise.
Dans l’Afrique des extrémités, les États du Maghreb ont repris, avec plus ou moins de violence, les terres aux Européens au moment des indépendances. Des paysans en ont certes profité, mais certains proches des régimes autoritaires ont pu capter des terres de l’ancien domaine colonial. En Tunisie, la révolution de 2011 a d’ailleurs donné lieu à des occupations de ces terres spoliées. En Afrique australe, le transfert ne s’est pas opéré d’emblée, laissant ainsi dans ces pays l’essentiel des terres aux populations d’origine européenne. Une bombe à retardement y a été en quelque sorte déposée. Le Zimbabwe en a été une illustration récente. Ce pays, indépendant depuis 1965, avait connu une guerre entre Noirs, paysans pour l’essentiel, et Blancs qui détenaient la terre. La fin de ce conflit fut consacrée par l’accord de Lancaster House en 1979 qui prévoyait un abandon du pouvoir par les Blancs en échange du maintien de leurs propriétés ; seule une réforme agraire par le marché était prévue, autrement dit au travers de la vente volontaire des terres par les Blancs. Parallèlement, sur le plan politique, Robert Mugabe, figure de proue de l’ancienne guérilla noire, fut consacré au pouvoir en 1980. Sous son règne, peu de terres basculèrent vers la population noire, les agriculteurs blancs préférant garder la main sur les terres souvent très fertiles plutôt que de les vendre. Qui plus est, les moyens manquaient à l’État pour les racheter. Cependant, ayant perdu de sa popularité en tournant des années 1990, l’ancien guérillero instrumentalisa la question de la terre. D’abord, au travers de discours enflammés contre les fermiers blancs. Ensuite, dans les faits, puisqu’il expropria par la force les propriétaires blancs au début de l’année 2000. Cette réforme par la violence fut un échec cuisant : tandis que la terre fut surtout reprise par les clientèles politiques de Robert Mugabe, s’ensuivit une crise alimentaire et l’exode de nombreux Zimbabwéens vers l’Afrique du Sud.
L’Afrique est un continent
à surveiller de près en termes
de conflictualité foncière.
Dans ce pays, l’un des plus vastes d’Afrique, la transition politique s’était faite de façon pacifique, malgré des décennies d’un apartheid brutal. Libéré après vingt-sept ans de prison et devenu président en 1994, Nelson Mandela, héraut de la nation arc-en-ciel, préféra ne pas toucher brutalement à la terre même si elle était très injustement repartie entre Blancs et Noirs. Là aussi, dans un pays où la ségrégation foncière avait donné aux Blancs le contrôle de 87 % des terres, une réforme par le marché avait quand même été lancée. Cependant, bientôt trente ans après la fin de l’apartheid, force est de constater que la terre demeure encore détenue à 72 % par les Blancs. Aussi, ce que ni Nelson Mandela, ni ses successeurs Thabo Mbaki et Jacob Zuma n’ont réalisé, l’actuel président Cyril Ramaphosa est-il en train de l’envisager : une réforme agraire beaucoup plus radicale. Il faut dire que cette question est montée en puissance, notamment du fait de la contestation de Julius Malema, un ancien de l’ANC qui, à la tête de l’Economic Freedom Fighters, exige une voie très radicale qui participe de celle empruntée par le Zimbabwe. Le pouvoir sud-africain se trouve dès lors entre la Charybde d’une situation foncière encore très injuste et la Scylla d’une solution brutale et dangereuse en termes d’insécurité alimentaire. Les mois et les années qui viennent montreront si l’Afrique du Sud aura su éviter les deux écueils.
À côté de cette Afrique des extrémités, il y a toute l’autre Afrique, celles de l’Ouest, de l’Est et du Centre où le foncier est demeuré longtemps organisé en droit coutumier fondamentalement égalitaire. Cependant, des premiers signaux doivent nous alerter sur les dangers qui pèsent sur ces vastes étendues foncières. D’abord, faut-il rappeler qu’après les indépendances, beaucoup de pays de cette région ont souvent fait basculer les terres vers un statut domanial, l’État restant en dernière instance le propriétaire, même si les paysans continuaient à exercer un droit coutumier. Dans certains cas, où des révolutions socialistes se sont produites, comme au Mozambique, en Angola ou en Éthiopie, les terres ont même été étatisées.
Ainsi, avec ce contrôle des terres par les États, ceux-ci peuvent en disposer à leur guise. Or, depuis la crise alimentaire de 2008 qui a poussé des investisseurs internationaux ou nationaux à acheter ou louer des terres, on assiste à la dévolution par les États de certaines de ces terres à des opérateurs fonciers. Ainsi, pesant peu entre les appétits de certains secteurs politiques et la puissance économique des investisseurs internationaux ou locaux, les paysans se trouvent dans certains cas éconduits des terres qu’ils ont en usage.
C’est ainsi que des préconisations politiques de la Banque mondiale incitent à la « sécurisation foncière » des paysans, autrement dit à l’attribution de titres de propriété. Cette privatisation est justifiée dans le but de protéger l’activité des paysans et de leur donner des garanties pour investir et rehausser la production. Mais les résultats ne sont en rien évidents. L’histoire a d’ailleurs montré partout que ce processus se traduit rapidement par une appropriation déséquilibrée de la terre, parce que beaucoup de paysans vite fragilisés finissent par l’abandonner ou parce que, dans le cadre d’un faible État de droit, l’immatriculation foncière donne lieu aux combines de certains pour s’approprier la terre de ceux qui la cultivent. Dès lors, si les conditions d’accompagnement des paysans par des politiques agricoles fortes ne sont pas au rendez-vous ou si les règles de transparence ne sont pas établies, il y a fort à parier que beaucoup de paysans vont encore quitter la terre, avec tout ce que cela comporte de risque de déstabilisation. Le géographe Christian Bouquet fait ainsi un constat inquiet, pour ne pas dire alarmiste : « En introduisant dans l’économie agraire le titre de propriété pour chaque champ ou parcelle, la Banque mondiale a ouvert la voie à la concentration des terres, selon un mouvement presque simultané d’appropriation/dépossession, puisque les plus petits exploitants ne disposent pas de superficies suffisantes pour que leurs efforts de productivité soient rentables. Le seul avantage du mécanisme de “sécurisation des terres” est de leur assurer un petit gain financier lors de la vente. Ensuite, ils seront ruinés, sans terre, et sans perspective d’avenir sur place car les grandes exploitations seront hyper-mécanisées[7]. »
C’est bien ce qui se passe déjà avec les investissements de grande envergure. Notons que cette avancée des investissements agricoles massifs n’est d’ailleurs pas l’exclusivité de l’Afrique puisqu’elle se produit aussi en Asie et en Amérique latine, soit par la reconversion de grands domaines extensifs soit par l’achat de terres à des petits paysans, attirés par le « pactole » immédiat mais vite fragilisés ensuite. Dans ce cas, elle s’opère aussi par le déguerpissement violent de populations faibles. Assez loin des radars médiatiques, une re-concentration de la terre s’opère ainsi partout dans le monde.
[1] - John C. Weaver, La Ruée vers la terre et le façonnement du monde moderne (1650-1900), trad. par Christine Ayoub, Anjou (Québec), Fides, 2007.
[2] - Cité dans Marie Delcas, « En Colombie, le prix de la paix, après un demi-sècle de violences », Le Monde, 2 septembre 2016.
[3] - Cité par Sarah Nabli, « Une paix toute relative en Colombie », La Croix, 22 novembre 2018.
[4] - Voir Alceu Luís Castilho, Partido da Terra: como os políticos conquistam o território brasileiro, São Paulo, Contexto, 2012.
[5] - Ces élus déclarés officiellement en tant que membres de cette bancada ruralista étaient en poste jusqu’au 1er janvier 2019.
[6] - Nicolas Martin, Politics, Landlords and Islam in Pakistan, Londres, Routledge, 2016.
[7] - Christian Bouquet, « Bientôt on comptera des dizaines de millions de paysans sans terre », Hérodote, n° 156, janvier 2015, p. 106.