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The Miriam and Ira D. Wallach Division of Art, Prints and Photographs: Photography Collection, The New York Public Library. « Lydia Thompson, 1836-1908, in »Robinson Crusoe« « The New York Public Library Digital Collections. 1874.
The Miriam and Ira D. Wallach Division of Art, Prints and Photographs: Photography Collection, The New York Public Library. "Lydia Thompson, 1836-1908, in "Robinson Crusoe"" The New York Public Library Digital Collections. 1874.
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L’essentiel ou comment se l’approprier

Les mesures restrictives liées à la crise sanitaire ont suscité de véhéments débats autour de nos conceptions de l’essentiel et du superflu. Une occasion de réfléchir avec Rousseau, et de voir dans l’essentiel non pas l’objet acheté, mais le moyen par lequel on se l’approprie, son mode de fabrication ou l’usage qu’on en fait.

Le premier confinement avait provoqué un bouleversement de l’ordre des activités et de l’estime sociale qui leur est conférée. Les premiers de cordée passaient soudain derrière celles et ceux qui se trouvaient en première ligne dans l’assistance sanitaire et la satisfaction des besoins : l’essentiel était circonscrit au vital. Le second confinement a provoqué une réaction inverse : une forme de résistance à ce qui peut désormais apparaître comme une réduction de nos vies à leur dimension la plus appauvrie – sans livres, sans spectacles, sans sports collectifs, sans divertissements entre amis… La polémique sur la définition des commerces ou activités essentiels met en question la possibilité d’établir une stricte ligne de partage entre l’essentiel et le superflu de nos existences. Elle doit en réalité nous conduire à un déplacement de ce qui est susceptible d’être évalué comme essentiel : non pas choisir entre un type d’objet et un autre, mais bien plutôt entre un mode d’appropriation plutôt qu’un autre.

La défense des petites librairies est exemplaire du déplacement que nous devons opérer dans nos jugements de valeur. L’incitation à se tourner vers son libraire de quartier plutôt que vers un géant du commerce en ligne montre que l’acte d’achat tire sa valeur du mode par lequel on s’approprie un bien. Le livre, objet essentiel ? La librairie, commerce essentiel ? Au fond, telle n’est pas la question. Car il pourrait y avoir une forme de condescendance à crier si fort au commun des mortels son besoin de livres, quand il s’agit en réalité du livre comme objet de consommation. À cet égard, il n’y a pas plus de légitimité à revendiquer le caractère essentiel de cet achat, que celui d’une paire de basket pour le féru de course à pied, ou d’une pelote de laine pour l’adepte du tricot. Afin que les biens et les activités essentiels ne soient pas uniquement décidés par le capital social et culturel de ceux qui en clament l’utilité – la passion de la lecture jouissant d’un prestige social supérieur à celle du tricot – un déplacement du regard sur l’essentiel doit être opéré. L’essentiel n’est pas tant dans l’objet acheté en lui-même que dans le moyen par lequel on se l’approprie : savoir patienter jusqu’à ce que l’ouvrage arrive chez un commerçant de proximité, plutôt que de le recevoir chez soi grâce à une plateforme redoutablement efficace, est un geste politique. Cette patience est le signe d’une éthique du consommateur, en ce qu’il affirme le caractère essentiel d’un lien, et par-delà, d’une politique économique, sociale ou encore urbaine. Inversement, le boycott est un acte politique par lequel on peut chercher à signifier son refus de logiques financières et managériales délétères. Il s’agit également de sommer l’État de ne pas favoriser, par ses mesures, un mode de consommation et un type d’entreprises qui sacrifient l’écologie et les droits sociaux à l’aune de la rentabilité. De façon analogue, l’essentiel ne sera pas de discriminer entre un objet qui l’est et un autre qui ne serait qu’artificiel, mais plutôt de distinguer, parmi des objets de consommation similaires, leur mode de fabrication, leur caractère réparable, durable1… Le débat sur l’essentiel suppose rien moins qu’une critique de l’économie politique2.

L’essentiel n’est pas tant dans l’objet acheté en lui-même que dans le moyen par lequel on se l’approprie.

Il serait profondément injuste et inhumain de clamer son besoin irrépressible d’acheter un livre face à celui qui tremble de ne pouvoir acheter du pain. C’est ce déni de l’impossibilité, pour de nombreux dépossédés, de subvenir à ses besoins, que dénonçait Rousseau : impitoyables sont ces « honnêtes gens du grand monde […] qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, le gousset bien garni, trouvent fort mauvais qu’on déclame en faveur des pauvres3 ». Afin de rendre manifeste l’essentiel, l’auteur de l’Émile proposait l’exercice imaginaire suivant : « Se mettre à la place d’un homme isolé, et juger de tout comme cet homme en doit juger lui-même eu égard à sa propre utilité4. » Avec une ironie qui ne manque pas de piquant, Rousseau dépeint « le philosophe relégué dans une île déserte » qui délaissera bientôt tous ses ouvrages, pour se consacrer à des tâches bien plus urgentes : « Il n’ouvrira peut-être de sa vie un seul livre5. » La détresse et la misère rendent superflus les livres, inessentiels tous les autres besoins que celui de pourvoir à sa conservation la plus immédiate et de protéger sa santé.

Faut-il dénoncer chez Rousseau, à la manière de Voltaire, la « philosophie d’un gueux » ? D’aucuns y verront peut-être une philosophie « populiste », anti-intellectualiste, lourde de ressentiment, voire anti-Lumières. Provocateur, Rousseau ouvre d’ailleurs sa robinsonnade par une sentence d’inspiration platonicienne : « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas6. » Il est courant de voir dans la critique de l’économie politique une volonté abusive de résumer la société à une « république des besoins », d’y regretter la triste réduction au nécessaire, d’y dénoncer une culpabilisation injuste des plaisirs humains et des richesses. Pourtant, l’hypothèse de l’île déserte était bien une fiction aux yeux de Rousseau et il accusait déjà Voltaire d’être un piètre lecteur : jamais ses œuvres ne furent un appel à rétrograder et à vivre comme un animal dans les bois, pas plus qu’elles ne firent à l’inverse l’apologie de l’entrepreneur solitaire, futur self-made-man7. La fiction rousseauiste de l’île déserte n’est pas seulement destinée à rétablir l’ordre des priorités et des activités essentielles, elle rend également manifeste la solidarité réelle de tous les « arts d’industrie » et de toute production de biens « qui ont besoin du concours de plusieurs mains8 ».

L’être humain est un être social, il n’est un homme isolé que par accident : toute activité et tout bien doivent eux-mêmes être replacés dans le réseau de relations qui les rendent possibles. Aussi Rousseau n’invite-t-il pas à réduire nos besoins jusqu’à l’os – ce n’est pas une philosophie d’ascète ni d’amish – mais à réfléchir à notre manière de consommer des biens et de nous approprier les choses. Au moins deux principes méritent notre attention. D’abord, l’objet possédé ne tient pas sa valeur réelle des marques de distinction que l’on peut en tirer, mais de l’usage que l’on peut en avoir. Une éthique de l’appropriation invite à ne considérer comme un bien que ce que l’on peut « convertir à son usage » : ce qui ne vaut que par le regard envieux des autres doit être rabaissé au rang de « babioles ». Ensuite, la satisfaction ne tient pas seulement à la possession ou à la consommation de l’objet, mais à l’origine et au mode de fabrication de celui-ci. Ainsi, l’apprenti rousseauiste éprouve du dégoût lorsqu’il apprend que les mets raffinés disposés sur sa table ont « coûté la vie, peut-être, à des milliers d’hommes, et tout cela pour lui présenter en pompe à midi ce qu’il va déposer le soir dans sa garde-robe9 ». La perche du Nil du Cauchemar de Darwin10ou les vêtements enfouis sous les décombres du Rana Plaza au Bangladesh devraient aussi nous dégoûter à jamais d’en consommer. A contrario, ce n’est pas par populisme que Rousseau préfère la « table du paysan » à « celle du financier », mais parce qu’on y goûte un « pain bis » qui « vient du blé recueilli par ce paysan11 ». Loin d’un appauvrissement de nos vies, il s’agit alors d’un art de jouir.

  • 1.Voir Razmig Keucheyan, Les Besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, Paris, Zones, 2019.
  • 2.Voir Céline Spector, Rousseau et la critique de l’économie politique, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2017.
  • 3.Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert [1758], Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. V, édition sous la dir. de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, 1995, p. 36.
  • 4.J.-J. Rousseau, Émile ou De l’éducation [1762], Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. IV, éd. sous la dir. de B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, 1969, p. 455.
  • 5.Ibid., p. 429.
  • 6.Ibid., p. 454.
  • 7.Ce que Marx dénonce, quant à lui, dans les robinsonnades : voir Karl Marx, De la critique de l’économie politique [1857], Philosophie, éd. de Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1994, p. 446.
  • 8.J.-J. Rousseau, Émile, op. cit., p. 456.
  • 9.Ibid., p. 463.
  • 10.Documentaire de Hubert Sauper, 2004.
  • 11.J.-J. Rousseau, Émile, op. cit., p. 464.

Johanna Lenne-Cornuez

Philosophe, maîtresse de conférences à l’université Jean Moulin – Lyon 3, elle a notamment publié Être à sa place. La formation du sujet dans la philosophie morale de Rousseau (Classiques Garnier, 2021).

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Science sans confiance

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