Le no man's land de la culture grecque
La Grèce, berceau de la culture européenne, se trouve en marge de l’Europe. La culture grecque a pourtant connu une riche période quand elle associaitl’héritage antique, les feux historiques du croisement Orient/Occident et les formes contemporaines de la culture populaire. Mais cette culture « àtrois étages » s’est aplatie au profit d’une culture officielle subventionnée au nom du patrimoine. La crise sera-t-elle l’occasion d’un sursaut ?
Le 24 janvier 2012, le metteur en scène Theo Angelopoulos disparaissait lors du tournage de son dernier film, l’Autre Mer, dont le thème était la crise économique. Dû à une négligence quasi suicidaire vis-à-vis des règles de sécurité routière, son décès prit l’allure d’une métaphore sur la culture grecque. C’est en effet bien l’aporie et l’absence de moyens qui caractérisent actuellement l’intelligentsia du pays. La mort d’Angelopoulos rappelle à sa manière celle du sociologue marxiste grec Nicos Poulantzas, qui s’était suicidé à Paris en 1979, face à l’échec du communisme qu’il sentait arriver.
L’aporie actuelle vient après une longue période de relatif silence de la culture grecque. Peu à peu, à partir des années 1980, et année après année, la créativité artistique du pays s’est estompée. De même que la faillite économique, la faillite culturelle actuelle n’est donc pas tombée du ciel. Elle a été en gestation, elle aussi, pendant les trois décennies de fausse prospérité. L’illusion de l’européanisation de la société et de l’économie grecque s’est effondrée en 2009. Aujourd’hui, la culture grecque, autrefois incarnée par Melina Mercouri, actrice puis ministre de la Culture, se révèle, elle aussi, pour ce qu’elle est : une coquille vide.
Il y a lieu de se demander pourquoi il est quasiment impossible de trouver dans le monde artistique grec d’aujourd’hui des personnalités comparables à Maria Callas, Dimitri Mitropoulos, Mikis Theodorakis, Manos Hadjidakis, Georges Seferis, Odysseus Elytis, Dimitris Pikionis, Karolos Koun, Yannis Tsarouchis, Iannis Xenakis, Kostas Axelos et tant d’autres artistes et intellectuels qui ont participé à l’innovation et à l’ouverture de la société grecque et à son rayonnement international.
Une culture à trois étages
Derrière le terme de « culture grecque » se cachent trois réalités, distinctes mais en interaction. Vue de l’extérieur, la culture grecque est d’abord constituée par le patrimoine historique de l’Antiquité, dont la Grèce est censée être le dépositaire et le gérant. Aujourd’hui, le ministère de la Culture intègre en son sein le tourisme, le patrimoine antique constituant en effet le principal atout touristique du pays. Les avantages de ce patrimoine pour la Grèce moderne dépassent pourtant de loin le domaine de l’économie. L’existence même de l’État grec est due au philhellénisme du xixe siècle, lui-même fondé sur le rôle symbolique de l’Antiquité grecque pour la modernité européenne. La Grèce n’aurait jamais réussi à obtenir l’organisation des Jeux olympiques de 2004 si elle n’avait pas disposé de l’avantage de son patrimoine. Même l’entrée de la Grèce dans la Cee en 1981 peut être imputée à l’importance de la symbolique antique.
Face à ce trésor, la société grecque a souvent adopté une attitude de mise en valeur superficielle, parfois cynique, celle d’un « propriétaire absent1 », du moins sur le plan symbolique. En effet, alors que la chair recevait les bienfaits matériels du commerce de l’Antiquité, l’esprit grec demeurait ancré dans la tradition byzantino-ottomane.
Les efforts pour apporter une réponse à cette situation schizophrène font partie de la deuxième composante de la culture grecque. Ainsi, par exemple, un des deux prix Nobel grecs, Georges Seferis2, dans sa poésie, vit la continuité, exprime l’amertume des ruptures historiques, lie le passé avec le présent et l’Orient avec l’Occident. Cette deuxième composante culturelle grecque est peuplée de grands artistes et intellectuels qu’on peut classer dans deux générations. La première, marquée par la « catastrophe d’Asie Mineure » de 1922, est connue comme la génération de l’entre-deux-guerres. La seconde génération est celle de la guerre froide. Le long demi-siècle qui se dégage ainsi a été culturellement le plus fécond dans toute l’histoire de la Grèce moderne.
Il faut chercher les ressorts de cette créativité dans la crise géopolitique permanente qui a caractérisé la Grèce durant cette période. Les guerres en série du début du xxe siècle, le nettoyage ethnique gréco-turc des années 1920 qu’on a désigné par l’euphémisme d’« échange de populations », le rétrécissement de la présence grecque en Méditerranée orientale et dans le pourtour pontique, la guerre victorieuse en Albanie suivie par la terrible occupation par les forces de l’Axe puis la guerre civile dans les années 1940, la dictature militaire de 1967-1974, l’humiliation de la crise chypriote de 1974 sont autant de chocs qui ont stimulé la création. La souffrance et les déchirements avaient besoin de se transformer en témoignages et appelaient des réponses artistiques et intellectuelles face aux déceptions historiques et au sentiment de déclin.
En même temps, des bouleversements géopolitiques plus généraux ont conduit l’élite grecque de la diaspora à se rassembler dans l’espace athénien, qui a fonctionné comme un creuset, en condensant l’essence intellectuelle et artistique dispersée, en facilitant les interactions et les échanges entre des gens venus d’horizons variés comme Constantinople, Smyrne, Odessa, ou encore Alexandrie. L’émigration des réfugiés politiques de la guerre civile et de la dictature militaire et leur retour quelques années ou décennies plus tard a aussi joué un rôle de stimulation, d’une nouvelle ouverture, qui a permis de faire souffler le vent du grand large sur une société nationale qui risquait de se provincialiser.
Le grand défi intellectuel de ce long demi-siècle fut le rapport entre la modernité européenne importée et le monde culturel autochtone, balisé par l’orthodoxie, les cultures et les paysages de la mer et de la montagne méditerranéennes et l’ethos des citadins diasporiques. Ce thème est certes universel. Il préoccupe toutes les sociétés qui sont entrées en contact avec l’Occident, de la Russie de Pierre le Grand au Japon de l’ère Meiji. Le cas grec se distingue pourtant par la place de l’hellénisme dans la civilisation occidentale. L’héritage grec est transmis et interprété différemment en Orient et en Occident. La langue grecque, principal facteur de continuité, arrive aux orthodoxes de l’Empire ottoman, devenus grecs au xixe siècle, grâce au rôle linguistique conservateur de l’Église. À l’opposé, le grec constitue en Occident un des principaux leviers d’une modernité qui conteste le monde dominé par la religion. Contrairement aux autres « civilisations » qui ont rencontré l’Occident dans leur parcours historique, le cas grec a du mal à se placer à l’intérieur ou à l’extérieur de celui-ci. Plutôt qu’à une limite culturelle claire, c’est à des enclaves ainsi qu’à une alternance de frontières et de marches fluides et ambiguës qu’on a affaire.
La recherche d’une synthèse permettant de gérer ces contradictions a constitué un fascinant défi pour les intellectuels et artistes grecs, appelés à manipuler la triple tension entre leur propre culture, l’influence occidentale et les modes contradictoires d’appropriation de l’héritage hellénique. C’est ce défi qui a dynamisé la production culturelle grecque et qui a permis à certains de ses représentants de jouer un rôle international de premier rang.
La troisième dimension de la culture grecque est constituée par des formes plus ou moins populaires. L’intelligentsia communiste, issue de la guerre civile, à la fois anti-élitiste et antipopuliste, a contribué à la démocratisation de la culture. La musique de Mikis Theodorakis3 constitue l’exemple le plus emblématique de ce militantisme artistique de grande qualité. Le cinéma grec populaire des années 1950 et 1960 a lui aussi cherché à préserver une certaine qualité et à émettre un message social progressiste malgré l’ambiance politique pesante de l’après-guerre civile.
Cette troisième dimension a également nourri l’image de la Grèce à l’étranger, grâce à la médiation d’artistes grecs de la diaspora ou étrangers, qui se sont emparés du média dominant de l’après-guerre, le cinéma. Costa Gavras, Jules Dassin, Melina Mercouri ou Anthony Quinn ont forgé une image certes positive mais inévitablement stéréotypée du peuple grec et de sa culture. Celle-ci a beaucoup contribué à l’afflux massif de touristes en quête de bouzouki et autres syrtaki, mais aussi à la sympathie dont a bénéficié la Grèce, à nouveau démocratique après 1974.
La force de la culture grecque se trouvait dans la circulation entre ces trois dimensions. Les inspirations des deux générations « héroïques » furent alimentées par l’ambiguïté du thème patrimonial et de ses tensions avec les réalités modernes à leurs diverses échelles géographiques. Leur œuvre a inspiré à son tour les expressions artistiques « démocratisées » à l’intérieur et stéréotypées à l’extérieur.
Pendant le printemps de la démocratie qu’a été la période 1974-1981, ce « bouillon de culture » a créé une ambiance de dynamisme culturel qui provoque aujourd’hui une forte nostalgie. À l’étranger, l’image de la Grèce était chargée d’une forte composante culturelle qui, selon le public, pouvait comporter plus ou moins de références à l’Acropole, à Maria Callas, à Nana Mouskouri, à Melina Mercouri, à Zorba, ou au Z de Costa Gavras.
La lente érosion
L’entrée de la Grèce dans la Cee en 1981 a créé un sentiment de sécurité, une sorte de « fin de l’histoire » avant la lettre. Les tragédies géopolitiques paraissaient éloignées, sans rapport avec la nouvelle réalité de l’européanisation. Méditerranéens « sous-développés » pendant les Trente Glorieuses, les Grecs étaient habitués à vivre dans une zone intermédiaire de représentations géopolitiques, tantôt solidaires des peuples colonisés et tantôt fiers de l’« apport des ancêtres » à la civilisation des colonisateurs. Ces ambivalences ont disparu dès lors que la Grèce a été acceptée, avant même le Portugal et l’Espagne, au sein du très sélectif club européen.
Constantin Caramanlis, qui a présidé au retour de la démocratie, avait clairement défini l’orientation géopolitique qu’il souhaitait pour la Grèce avec sa fameuse déclaration : « Nous appartenons à l’Occident. » Arrivés au pouvoir en 1981, les socialistes du Pasok d’Andréas Papandréou ont donné une nouvelle dimension identitaire et culturelle à ce slogan. Sans conséquence concrète sur le plan géopolitique, leurs gesticulations anti-impérialistes et anticapitalistes reflétaient les courants idéologiques et politiques européens de l’époque, exprimant beaucoup plus l’imitation de l’Occident que sa contestation.
En fait, à partir de ce moment, la recherche de synthèse entre traditions autochtones et influences européennes a pratiquement disparu en faveur d’une transposition quasi systématique dans le contexte grec de tout aspect de la culture occidentale qui pouvait l’être avec facilité. Il s’agissait inévitablement des aspects les plus superficiels, déformés par des représentations créées par le cinéma et la télévision. Avec la société de consommation, avec le goût pour les produits de marque et les voitures de luxe, est aussi arrivé le mépris pour les traditions, les institutions, les modes de vie, tout ce qui rappelait les différences de la société grecque avec ce qu’on imaginait être le modèle européen. La marginalisation de la tradition religieuse orthodoxe allait de pair avec la disparition des petites tavernes, remplacées par de mauvaises imitations de restaurants parisiens. Costas Simitis, le Premier ministre qui a encouragé les Grecs à s’enrichir, avait à sa manière avalisé ce nouvel ethos d’imitation en appelant les barbiers de village à devenir des coiffeurs occidentalisés, déclaration fortement symbolique.
Dans le domaine de l’éducation, cette époque a été marquée par une véritable déconstruction linguistique. La prise de distance par rapport à la tradition linguistique de l’orthodoxie, sous l’enseigne de l’occidentalisation, s’est bizarrement combinée avec l’hostilité envers la philologie classique, perçue dans le passé comme une forme de colonisation culturelle occidentale. Deux temporalités différentes se sont ainsi alliées dans une œuvre de destruction qui a conduit à abandonner l’enseignement du grec ancien à l’école. Pire encore, la définition du grec moderne qu’on enseigne a été réduite à une contemporanéité qui prive la nouvelle génération de l’accès aux textes rédigés avant 1981 ! Cet appauvrissement linguistique a coupé les liens qui unissaient les différents étages de la culture grecque. Les créateurs grecs, qui baignaient auparavant dans la richesse d’une langue dont ils vivaient au quotidien toutes les époques, d’Homère jusqu’aux chants des marginaux, apportés à Athènes de Smyrne après 1922 (les rembetika), se trouvent de plus en plus privés de leur extraordinaire avantage comparatif. Une ministre de l’Éducation nationale a même envisagé d’introduire l’anglais au même niveau que le grec dans l’enseignement.
La norme d’occidentalisation culturelle n’a pas seulement érodé les éléments d’une civilisation dont les racines se perdent dans l’histoire plurimillénaire de la Méditerranée orientale. En acceptant pour principe absolu l’imitation de l’Occident, la tension entre autochtonie et monde externe a disparu. Les Grecs de talent peuvent certes toujours participer à la vie artistique et intellectuelle mondiale, mais ils le font de moins en moins en tant que Grecs. La spécificité de la production grecque des deux générations héroïques est en train de disparaître.
Pouvait-on au moins espérer qu’une Grèce ayant abandonné ses états d’âme orientaux était en mesure de mieux jouer le rôle de dépositaire du capital symbolique de l’Occident ? L’attitude d’imitation passive comporte un statut d’infériorité. Cette Grèce qui attendait tout de la culture européenne ne pouvait pas imaginer qu’elle pourrait jouer un rôle important dans la mise en valeur et le renouveau du patrimoine antique. La passivité a conduit à des attitudes défensives, à des comportements de propriété héritée, à des revendications d’un dû qu’on n’avait pas fait l’effort de s’approprier au préalable. Lancées par Melina Mercouri et reprises de manière cérémonielle par ses successeurs, les campagnes pour le retour des marbres du Panthéon expriment cet état d’esprit.
Coquille désormais vide, la culture grecque s’est inscrite dans le contexte étatiste, clientéliste et souvent corrompu de la Grèce des trois dernières décennies. La manne qui venait de l’extérieur sous forme de subventions européennes et ensuite d’emprunts transitait par l’État avant sa distribution aux clients des réseaux politiques et aux oligarques qui contrôlaient les médias. Cette ambiance malsaine a imposé des règles de concurrence qui ne pouvaient que défavoriser les artistes et intellectuels indépendants. Ceux qui s’imposaient étaient les protégés des réseaux politiques, du syndicalisme et, bien entendu, les favoris des patrons de la presse qui les instrumentalisaient dans leurs stratégies d’influence politique. Dans de telles conditions, c’était bien le conformisme qui triomphait. L’artiste ou l’intellectuel qui résistait à la domination politico-médiatique et menaçait la pensée unique se retrouvait confronté à une dissuasion allant jusqu’à la violence physique.
Le déclin s’est exprimé aussi au niveau de l’espace urbain. Jusqu’aux années 1980, le centre historique d’Athènes constituait un lieu vibrant d’activités artistiques et intellectuelles grâce à une extraordinaire concentration de cinémas, de théâtres, de librairies, de cafés et de restaurants. Au lieu de protéger et de préserver ce hub artistique, l’État et la société civile ont tout fait pour le détruire. L’imposition de restrictions à la circulation automobile (sans investissement parallèle dans les réseaux de transports en commun), le déménagement des ministères en dehors du centre et finalement la construction d’immeubles de prestige à finalité culturelle et artistique loin du centre par les grandes fondations culturelles et philanthropiques ont graduellement détourné le public. Le premier grand centre culturel privé, le Megaron Moussikis, une sorte d’Opéra d’Athènes, fut construit à côté de l’ambassade des États-Unis en 1991. Le nouveau musée Benaki se trouve loin du centre historique, entre Athènes et le Pirée. Les fondations Onassis et Niarchos ont construit leurs propres centres culturels à l’extérieur. Les synergies artistiques et culturelles, les soirées qui se prolongeaient dans les restaurants et les cafés avec des discussions animées sur les spectacles ou les expositions ont été remplacées par la consommation de spectacles importés. Y assister suppose de se déplacer en voiture à partir des banlieues chics sans entretenir aucun contact avec l’espace environnant. Le tissu artistique, avec sa capacité de produire l’imprévu, s’est graduellement dissout.
La crise, une chance ?
Les conséquences de la crise économique dans le domaine culturel sont perçues à travers la réduction des financements destinés à la culture. Le ministère de la Culture grec dispose de moins de ressources pour l’entretien et le fonctionnement des musées et pour financer des manifestations. Le patrimoine des grandes fondations culturelles est investi en grande partie dans le foncier urbain, qui rapporte beaucoup moins depuis la crise à cause de la réduction de la demande et de l’augmentation des impôts. De plus, face à la misère qui se répand dans les classes populaires, les fondations privilégient la philanthropie à l’encouragement des activités scientifiques ou artistiques. Enfin, les grands groupes médiatiques subissent eux aussi la crise des finances de l’État, qui les soutenait en échange de leur influence politique. Les fonds qui alimentaient auparavant les milieux professionnels qui s’employaient dans les activités culturelles se réduisent, et tout un monde qui avait appris à survivre artificiellement, grâce à l’État et aux réseaux liés à l’étatisme, subit de plein fouet le choc de la crise. Ses membres, convaincus qu’ils représentent « La Culture », protestent face à ce qu’ils considèrent comme une crise culturelle. Beaucoup d’activités qui disparaissent aujourd’hui ne méritaient pourtant pas les subventions qu’elles recevaient – sans évidemment nier le fait que parmi les victimes des réductions budgétaires se trouvent aussi quelques initiatives de qualité, exceptions qui confirment la règle.
L’autre aspect de l’impact de la crise concerne le fonctionnement des équipements et infrastructures du ministère de la Culture, qui sont liés au patrimoine historique et artistique. Deux événements ont fait la une depuis la crise : le braquage du 17 février 2012 au musée d’Olympie, lors duquel de nombreuses statuettes antiques ont été dérobées ; un mois auparavant, c’était une toile de Picasso et deux autres œuvres qui avaient disparu de la pinacothèque d’Athènes. Le manque de moyens pour une surveillance efficace des trésors grecs a été dénoncé et imputé à la crise. Ces deux vols étaient pourtant avant tout le résultat d’absence d’organisation et de rigueur. L’abondance de moyens avant la crise permettait, dans une certaine mesure, de combler les lacunes de la mauvaise organisation. La crise économique n’est donc pas la cause des problèmes, mais plutôt le révélateur des insuffisances de l’administration. D’ailleurs, le désastre des incendies d’Olympie en août 2007, bien avant la crise, ainsi que d’autres pertes et dégâts qui ont touché le patrimoine historique et artistique grec montrent que la cause se trouve beaucoup plus dans une certaine habitude de la négligence que dans le manque de moyens économiques.
On ne peut qu’exprimer sa solidarité avec ceux qui vivaient des activités culturelles et partagent aujourd’hui le sort des chômeurs du bâtiment, du commerce ou de l’industrie. Mais la crise économique n’est pas pour autant une menace pour la culture grecque. Bien au contraire, elle peut constituer une chance, en lui permettant de sortir du piège dans lequel elle s’est trouvée enfermée pendant les trois dernières décennies. Les modalités d’un tel renouveau ne peuvent pas être anticipées aujourd’hui, au milieu d’une mutation qui pour l’instant ne produit qu’un étourdissant silence. Il est seulement possible d’évoquer certaines évolutions qui se profilent.
La diminution du rôle de l’État et de l’influence des acteurs liés à l’étatisme ne peut avoir qu’un effet bénéfique dans le domaine de la culture. Il ne s’agit pas ici d’une position doctrinaire néolibérale, mais de la prise en considération de la nature spécifique de l’État en Grèce. En enlevant les déformations qu’introduit cet État dysfonctionnel et corrompu, il deviendra possible de libérer à nouveau de l’espace pour les artistes ayant un véritable message à transmettre. La créativité artistique des années 1950, 1960 et 1970 a pu s’épanouir contre l’État, en exprimant la contestation et la révolte. Par la suite, l’imitation du modèle français d’action culturelle étatique dans un contexte politique et culturel fort différent a étouffé l’authentique expression artistique.
La crise économique qui se répand, la crise politique européenne qui se profile à l’horizon ainsi que la fin du laxisme de l’Union européenne envers les dérives grecques conduiront à la critique de la politique d’imitation passive et servile. À la place de l’adoption d’un modèle européen unique, une réflexion critique, nécessaire pour faire face aux difficultés économiques et politiques, devra poser à nouveau la question de la dialectique entre autochtonie et impulsions externes. Le retour de ce thème « géographique » entraînera certainement la réémergence du thème « historique », la question du rapport avec l’Antiquité et avec ses transmissions orientales et occidentales. On reviendra ainsi à la source d’inspiration des « générations héroïques ».
Enfin, l’émigration des jeunes, qui commence à nouveau à se développer sous l’influence de la crise, rétablira la dynamique entre le territoire hellène et l’espace de la diaspora. Cette source essentielle d’inspiration et de stimulation s’est effacée au cours des trente dernières années, alors que le pays devenait une terre d’immigration.
Les représentations sont en général en décalage par rapport aux réalités. Les souffrances et les difficultés dues à la crise économique ont créé une ambiance de pessimisme en Grèce. Cette attitude aurait dû se développer avant la crise. Tout observateur lucide aurait dû se rendre compte, pendant les années d’euphorie, comme lors de l’entrée de la Grèce dans l’eurozone ou lors des Jeux olympiques de 2004, que le pays avançait vers l’abîme. Au contraire, aujourd’hui, l’espoir d’un renouveau, qui permettra de mettre en valeur les énormes atouts de la Grèce, est à nouveau envisageable. Parmi les différents aspects de la vie grecque, cet espoir est probablement le plus justifié dans le domaine de la culture.
Pourtant, pour le moment, la culture grecque se trouve suspendue, dans un no man’s land entre l’ancien et le nouveau, comme les personnes qui attendent pour traverser la frontière dans le Pas suspendu de la cigogne. Ce film, tourné par Theo Angelopoulos en 1991, se situait à un tournant historique : la fin de la guerre froide et l’ouverture de la Grèce à l’espace balkanique et à sa propre histoire. La disparition du cinéaste nous a privés de son interprétation du nouveau tournant, dont les enjeux dépassent peut-être les moyens émotionnels de la génération dont il fut l’un des plus importants représentants.
- *.
Professeur à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, il a récemment publié « Grèce : les raisons historiques de la faillite », Esprit, novembre 2011.
- 1.
Ce terme économique, qui vient de l’anglais (absentee landlord), renvoie à ces propriétaires qui achètent des biens pour les louer dans des régions (voire des pays) où ils ne résident pas.
- 2.
Voir Georges Seferis, Poèmes 1933-1935, Paris, Gallimard, 1989.
- 3.
Compositeur grec populaire, notamment connu à l’étranger pour avoir signé la musique du film Zorba le Grec (1964).