
Tours et détours d'Édouard Glissant
Poète du Tout-monde, Édouard Glissant, Antillais ayant fait ses études de philosophie à Paris, a voulu très tôt se défaire du regard de l’Autre, de ce regard de l’Occident qui figeait les choses en essences éternelles, sans pour autant renoncer au dialogue. Penseur de l’archipel et de la créolisation, il décale le regard et le verbe, s’érigeant contre le fantasme de l’Un pour donner à voir un monde mouvant, en perpétuel « tremblement ».
Longtemps délaissée dans les marges, réputée hermétique ou tendant à l’illisible, la pensée d’Édouard Glissant fait aujourd’hui entendre sa voix1. Pourtant, malgré une fulgurante extension d’audience liée à l’émergence des littératures antillaises, au succès des problématiques relatives à la francophonie, à l’essor mondial des études culturelles, postcoloniales, et – il faut le dire – à la persistance des questionnements sur l’identité, son œuvre reste à lire.
À lire non pas dans la perspective d’une traduction mimétique ou paraphrastique des idées qui, sous couvert de présentation ou d’hommage, fixerait le « tremblement » de sa pensée, mais bien plutôt dans l’écart, en accordant une attention fidèle aux « opacités », aux « détours » d’une parole volontairement « différée » ou, pour reprendre une expression de Glissant à propos de Faulkner, à ce que le texte « dit sans dire tout en disant ». Projet herméneutique qui non seulement répondrait à l’appel au dialogue avec l’autre que l’œuvre porte en elle, mais qui ouvrirait aussi l’horizon du texte à un perpétuel déchiffrement du sens.
Poète de la rupture
Pour arpenter cette « nouvelle région du monde2 » qu’imaginait Glissant au terme de sa vie, il faut se remémorer cette impulsion fondatrice qu’offrit, à toute une génération d’écrivains antillais, une poésie européenne fascinée par les phénomènes irrationnels et la magie des civilisations lointaines. De même que dans les arts natifs d’Afrique et d’Océanie, le surréalisme voyait dans les espaces et les drus paysages tropicaux une analogie féconde des complexités des rêves et du réel. À distance d’abord, un dialogue s’était noué avec les poètes des Amériques, engageant malgré elle cette littérature naissante dans le sillage de l’Autre.
Percevant très vite qu’une telle influence repoussait une fois encore l’avènement d’une expression propre, c’est en écho – mais aussi en réaction3 – au surréalisme, alors incarné aux Antilles par les revues Légitime Défense et Tropiques, qu’Édouard Glissant cofonde au Lamentin le groupe politico-culturel Franc Jeu. Au nom de cette « association », composée pour l’essentiel de camarades de lycée, il prononce un premier discours4, ouvert sur la Caraïbe, réceptacle déjà de sa « passion du monde ». Comme ils aspiraient à prolonger et à dépasser les combats menés par leurs aînés, ces jeunes Martiniquais, proches de Césaire, décidèrent d’entrouvrir une brèche nouvelle. « De 1940 à 1945, j’ai fait partie de cette jeunesse militante, aux idées bouillonnantes, saturée de politique, de poésie, de littérature5 », dira Glissant en 1958. Inspirée peut-être par la révolte du Grand Jeu de René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte, réponse sans doute au discours de Félix Éboué dans lequel le premier gouverneur noir de l’État colonial avait appelé la jeunesse d’outre-mer à « jouer le jeu6 », la revue éponyme du groupe publie, vers 1946, le premier poème de Glissant. Écrit par le jeune poète alors âgé de dix-huit ans, dans un contexte où la poésie et le langage prennent aux Antilles la forme d’« Armes miraculeuses », celui-ci annonce un projet qui s’affirmera tout au long de l’œuvre dans sa fidélité première :
Apparaissait dans ce poème la première trace d’une volonté de rupture : rupture avec une tradition littéraire dont le tropisme est l’exotisme – et sans laquelle aucune construction d’avenir propre n’était envisageable –, rupture avec les fêtes d’enfance de Saint-John Perse8 – ce « blanc créole » de la plantation qu’il ne cessera par la suite de convoquer, non sans ambivalence –, rupture totale et plus fondamentale enfin, pour échapper à la profonde fascination mimétique qui le hante afin de reconquérir une réelle liberté créatrice. Ainsi, dès 1946, Glissant appelait à briser en soi les évidences des schémas imposés par le regard de l’Autre, à se défaire des souvenirs préconstitués, mais surtout, apparaissait déjà l’injonction de « tout happer ». Désormais, il s’agissait pour lui de s’en remettre aux courants de cette « mer immobile des inattendus » d’où l’Histoire, enfouie sous les traces9 des « paysages parlants », devait resurgir à condition d’être réinventée dans un langage assumant ses « houles » et ses « ressacs ». « Mers, mon silence à travers vous patiemment renaît10 » écrira-t-il quelques années plus tard, dans le Sang rivé (1947-195411), esquissant ainsi l’amorce de sa recherche, le devenir de sa pensée et sa progressive « naissance au monde ».
« Naître au monde »
Engagé dans cette reconquête de soi tout à la fois poétique et politique, individuelle et collective, Glissant s’élance vers cet Autre qui l’étouffe, l’enferme et semble vouloir lui dicter son destin : l’Occident, l’Europe, la France coloniale. Titulaire d’une bourse d’études, il traverse l’Atlantique et s’installe à Paris, dans les foyers de la rue Blondel. Plus tard, il s’amusera de cette formule : « C’est Christophe Colomb qui est parti, et c’est moi qui suis revenu ! » À la Sorbonne, il suit des cours de philosophie et assiste aux premières apparitions de l’existentialisme et de la phénoménologie heideggérienne. Depuis cette autre rive, il fréquente les groupes et les revues littéraires, rencontre d’autres étudiants antillais parmi lesquels Frantz Fanon. En 1953, il soutient un diplôme d’études supérieures sous la direction de Jean Wahl, dont la parenté théorique paraît incontestable malgré l’absence de références explicites dans l’œuvre12. Son mémoire, intitulé « Découverte et conception du monde dans la poésie contemporaine », commente les œuvres de Char, Reverdy, Claudel et Césaire. L’imbrication entre poésie et philosophie est pour lui évidente. Résolument chargée d’une dimension critique, la poésie modifiait la manière de penser et de concevoir le monde. C’est donc sous l’égide de ce dialogue que Glissant se met à interroger et à nommer la particularité de la réalité antillaise, qui infléchit selon lui une nouvelle manière d’être-au-monde.
Durant ces années d’études et jusqu’en 1961, période la plus intense et la plus fertile de l’œuvre peut-être, Glissant publie cinq livres de poésie, un premier essai parsemé de poèmes en vers, Soleil de la conscience (1956), un roman distingué par le prix Renaudot, la Lézarde (1958), mais il écrit aussi de nombreux articles sur les peintres et les poètes de son temps, dont la plupart furent recueillis par la revue de Maurice Nadeau, Les Lettres nouvelles. C’est là, d’ailleurs, qu’il rencontre Kostas Axelos, autre « penseur du monde », avec qui il aurait fréquenté le Cercle international des intellectuels révolutionnaires13, groupe d’influence marxiste notamment investi d’une mission anticolonialiste14.
En 1969, Glissant lui rendra un hommage ambigu dans l’Intention poétique. À ses yeux, en effet, Axelos n’avait que « pressenti » ce que Fanon, Césaire, lui-même et d’autres développaient en véritable questionnement, à savoir la naissance au monde des peuples opprimés. En opposant le vitalisme d’une pensée « en marche » (la sienne) à une pensée qu’il jugeait figée dans un simple « loisir » réflexif (celle de l’Occident), Glissant entendait aiguiser les particularités et la puissance métaphorique de son Lieu. De même, il envisageait de prouver que son émergence dans l’écart modifiait et transformait radicalement le monde, rendant immédiatement obsolète le projet universalisant de l’Occident15. Aussi prévenait-il l’« homme-tronc » occidental que « le bénéfice de la technique et l’avantage méthodologique peuvent rendre l’être aveugle au jeu du monde16 ».
Quelques années plus tôt, Soleil de la conscience avait déjà exprimé l’idée d’un tel aveuglement. Aveuglement de celui qui, par manque de lumière, n’y voit plus – le monde occidental enfermé dans les systèmes idéalistes aussi bien que le peuple antillais aliéné par la domination coloniale –, mais auquel se substituait désormais l’éblouissement lié à cette lumière nouvelle qui, de l’autre côté de l’Océan, à l’extrême ouest, dans l’archipel des Antilles, se levait comme un soleil pour éclairer le vieux continent en annonçant, dans le sillage de la philosophie de la conscience de Sartre, que « tout être vient à la conscience du monde par son monde d’abord ; d’autant universel (pour parler large) qu’il est particulier ; d’autant généreux et commun qu’il a su devenir seul, et inversement17 ».
Devant les plaines géométriques de la France qu’il observe comme autant de signes de la « mesure » de la pensée européenne, Glissant songe à l’« universalité » de la pensée emmêlée qui émane du monde antillais et de ses paysages inextricables. Naît en lui l’idée que son Lieu, créolisé, constitue la métaphore naturelle et culturelle d’une « démesure » imprévisible et nouvelle, née du chaos de l’Histoire et de sa géographie (chaos originel), que le peuple de la Caraïbe auquel il appartient porte désormais, en la concentrant, « toute la force diffuse du monde ». Cependant, Glissant sait que cette « naissance au monde » appelle un autre effort, pleinement individuel :
Toute la force diffuse du monde ne peut rien à l’Expression, si tu n’as pas nagé de cette rive à cette autre, puis enrichi ton silence sur la nouvelle grève. L’imagination est partagée, ne peut que soutenir un élan commun ; elle est cependant tributaire du silence, qui est d’individu. Et la force diffuse, chacun peut la fixer, mais il faut que ce soit à partir d’une générosité de tous. Et l’élan commun, chacun peut le soutenir, mais après qu’il aura réalisé en lui, concrète, la force, une ici et maintenant ; après qu’il aura enfoncé dans l’événement puis traversé le silence. Oui l’individu se désunit à être radicalement sauf du commun ; et l’imagination : sa puissance la plus évidente, historiquement déjà, est d’enrichir en chacun la volonté de tous, et de tout18…
Aussi commençait-il à cultiver cet art du passage qui donnerait bientôt à son œuvre cet air de jouer des miroirs. L’intention « d’enrichir en chacun la volonté de tous et de tout » exigeait une connaissance interstitielle, attentive aux particularités de l’un et de l’autre, laquelle contribuerait progressivement à faire naître une pensée dialectique, essentiellement structurée selon des « binarités dépassables ou non19 ».
Être à la fois le fils et l’Étranger
Fort de ce passage d’une rive à l’autre, Glissant pressent en 1956 une « mondialité » à venir, rêve ou utopie d’une nouvelle appréhension du monde :
Je devine peut-être qu’il n’y aura plus de cultures sans toutes les cultures, plus de civilisation qui puisse être métropole des autres, plus de poètes pour ignorer le mouvement de l’Histoire. Et déjà, inscrite dans l’effort qui m’est particulier, je ne peux nier l’évidence que voici, dont le mieux est de rendre compte de manière imagée : à savoir qu’ici, par un élargissement très homogène et raisonnable, s’imposent à mes yeux, littéralement, le regard du fils et la vision de l’Étranger20.
Dans cette totalité nouvelle, attentive à chaque particulier qui la compose, Glissant se présente comme étant à la fois fils et Étranger. À la fin du texte, l’idée revient sous une autre formule, non plus concentrée sur le regard mais constitutive de l’être :
Quant au passeur d’écumes, que peut-il à son tour, sinon tâcher de durer ? Sans même que la confrontation sur le rivage lui soit certaine. Avec seulement, entre deux souffles, la voix portée de ceux qui lui sont, ici, proches et inconnus. Sachant ainsi, à ce moment, qu’il lui est donné à la fois, et pour toutes les raisons, d’être le même et d’être l’autre, le fils ensemble et l’étranger21.
C’est sans doute là que réside le point de tension fondamental de cette première période et, probablement, de l’œuvre tout entière. En effet, le sujet apparaît ici double et partagé. C’est à lui, poète « passeur d’écumes » plurielles, que revient la tâche de « durer », « entre deux souffles », pour faire entendre « toutes les cultures », c’est-à-dire l’abolition des centres et des métropoles. Cependant, ce clivage du sujet, lié à l’Histoire coloniale, n’est pas exactement celui de Rimbaud (« Je est un Autre »), ni même celui de Derrida (« Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne »), mais celui d’un « Je de l’Autre ». « L’Autre que je suis est impliqué (en la totalité) au Je de cet Autre22 », écrit Glissant. Ainsi, la Relation qu’il appelle de ses vœux semble reposer sur le principe que toute identité peut désormais s’étendre réciproquement dans un rapport à l’Autre et ce, jusqu’au point d’intervenir dans le « Je de cet Autre ». Pour lui, alors, point de reste ni d’impénétrable de l’Autre dans l’élan vers le Tout ? En réalité, l’énoncé renvoie à la limite des possibles que porte en elle cette tentative de redéfinition et de refondation de l’identité autant qu’il révèle un immense effort de déracinement.
Paroxysme d’une pensée de l’altérité ou, à l’inverse, impasse de ce qui s’énoncera plus tard sous le nom d’une « Philosophie de la Relation », de quoi s’agit-il ? En effet, et même s’il s’en défend, notamment en revendiquant un « droit pour tous à l’opacité », la possibilité sur laquelle se fonde Glissant prend le risque de réduire l’altérité radicale en la fusionnant dans un mimétisme du Même. Pris par l’Histoire dans cet entre-deux-mondes, dans cet « être à la fois le même et l’autre », Glissant sait par expérience qu’il ne peut fatalement ni s’appartenir dans une unité transparente23, ni être pleinement l’Autre. D’où sa tentative littéraire pour dépasser cette condition et résoudre dans le texte cet irrésolu24 intime et collectif qui se noue au plus profond de ses énoncés, d’où aussi ce permanent « retour à la Terre » où le Je et l’Autre tendent à se rencontrer dans un partage originel chaotique et indistinct, celui du sol comme-Un.
« D’un seul tenant, la Terre »
Reflet de l’inconfort mais surtout de la richesse d’une situation interstitielle, cette première « rafale » d’écriture souligne le principe dynamique de toute sa pensée. Elle révèle également un choix pour aborder les questions de l’identité. C’est là, dans les premiers textes et recueils publiés à Paris, dans l’éloignement géographique, que s’exprime une poésie élémentaire, révélatrice d’une conscience qui, déjà, établit un lien entre l’observation des paysages et la puissance phénoménologique de leur « expression ». « La terre du fond coléreux de sa matrice vers moi soulève ses éblouissements25 », écrit-il. Les « éclats » du poème, fragments lumineux, seront « accordés à l’effervescence de la terre » et deviendront immédiatement « la matière elle-même dans quoi l’ouvrage chemine26 ». Le poème, et avec lui la voix du poète, entrent alors dans un autre mimétisme. Glissant cherche à accorder son rythme poétique à celui des éléments réunis dans le Cosmos. En eux, c’est la nature qui parle, le Tout et l’« ardeur de la terre ». Accompagnant les rêveries de Bachelard, qui fut son professeur, Glissant engage un travail poétique dans le creusement. S’il cherche des racines multiples, à la fois profondes – celles de l’Être inscrit dans un lieu – et extensibles aux horizons – celles de l’Être en exil, perpétuel étranger –, il fait aussi, contrairement au réseau d’images que son dialogue avec le Rhizome de Deleuze suggérera par la suite, l’éloge du « tronc », comme dans le poème « L’arbre grand arbre » qui porte en lui « la souffrance comme un hiver aux sources des profondeurs27 ». Cet arbre, c’est l’acoma, ainsi décrit dans l’Histoire naturelle des Antilles par le Révérend Père du Tertre :
L’acoma franc est un des plus gros et des plus hauts arbres du pays… On remarque que fort longtemps après estre coupé, le cœur en est aussi sain, humide et plein de sève que si on le venait de mettre par terre28.
En utilisant de nouveau la métaphore de l’arbre qui, abattu depuis des siècles, semble cette fois prêt à revivre – contrairement à l’« homme-tronc » occidental aveuglé –, Glissant exprime tout l’espoir qu’il porte dans ce retour à la Terre après le traumatisme provoqué par la rupture généalogique. Entre chant de vie et chant de mort, le poète scande dans un rythme essoufflé son énergie extatique, proche de la transe poétique, réponse à l’enfermement ressenti dans cette prison insulaire :
Vous mers et dans vos mains tant d’essais de naufrages vous hommes vous serpents vous villes piétez dans les entrailles de la terre ne me sillonnez pas de vos phares
Vers l’espace j’irrue mondes mondes29.
Le poème, « ce lumineux désir de chant », se fait ainsi serviteur de la voix étouffée de la terre et terre lui-même dans ses circonvolutions. « Je dis que la poésie est chair30 », écrit par ailleurs Glissant. Parce que l’expérience poétique constitue une analogie de l’expérience du monde, c’est en son nom qu’il avance l’idée d’une « quasi-nécessité d’un chaos d’écriture dans le temps où l’être est tout chaos, c’est-à-dire comment l’expression suit la même épure que l’individu31. » Pour lui, la poésie, l’expression se forgent en fonction de ce que vit le sujet, dans le chaos. Avait-il lu la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, pour qui « la question [était] de savoir comment un objet dans l’espace peut devenir la trace parlante d’une existence, comment inversement une intention, une pensée, un projet peuvent se détacher du sujet personnel et devenir visibles hors de lui dans son corps, dans le milieu qu’il se construit32 » ? Visiblement engagé dans l’élan de la phénoménologie, le poète signalait un retour à la Terre-une, à la Terre-toute, établissant alors dans le texte, non plus exclusivement cette tension du Même et de l’Autre, mais ce passage de la conscience du Fils et de l’Étranger à celle de l’Un et du Multiple. Par une extension du regard poétique, l’expérience personnelle déplaçait la problématique interstitielle du sujet et ouvrait un horizon d’infinis questionnements. L’idée du chaos de la terre lui donnait l’occasion de résoudre le problème posé par sa situation et de nourrir sa préoccupation d’une unité synthétique des Antilles :
Aux Antilles, d’où je viens, on peut dire qu’un peuple positivement se construit. Né d’un bouillon de cultures, dans ce laboratoire dont chaque table est une île, voici une synthèse de races, des mœurs, de savoirs, mais qui tend vers son unité propre. Cette synthèse, telle est en effet la question, peut-elle réussir une unité ? Pourra-t-on observer, puisque maintenant ces problèmes intéressent la science de l’homme, observer sur le vif le travail de l’être se suscitant lui-même et naissant de sa propre volonté (argile qui s’alloue, sans démiurge, sans souffle) ? […] Comment, en effet, le travail de synthèse et la conquête de l’unité n’auraient-ils pas nécessité le labour (en arrêt, fixations, trahisons, sectarismes, imbécillités, lois de castes…) de ceux qui en étaient à la fois objet et sujet ? Naître au monde est d’une épuisante splendeur. Et pour qui veut garder témoignage de cette naissance, il est un temps d’ouverture chaotique, de pressentiment anarchique de l’histoire, de mâchage furieux des mots, de saisie vertigineuse des clartés qui, cependant qu’on naît à soi, vous balancent au bel avant du monde. Mais j’y reviendrai plus avant : prose, chaos, mesure, connaissance et poésie étant signes de mon expérience, vue d’en dedans. Dehors, c’est la vérité française s’opposant à la mienne ; par cette alliance révélée d’un contraire à son autre, dont on sait que toute vérité est la consumation dialectique33.
Au terme d’un premier cycle poétique intense et profus, Glissant pose les fondements de son discours à venir et offre une clé de lecture valable pour l’ensemble de son œuvre : deux vérités continuent de s’opposer dans une identique « consumation dialectique ». Pour quel enjeu ? Faire entendre au monde la singularité de sa voix tout en proposant une unité synthétique de toutes les voix :
Qui n’a rêvé du poème qui tout explique, de la philosophie dont le dernier mot illumine l’univers, du roman qui organise toutes les vérités, toutes les passions, et les conduit et les éclaire ? Œuvre qui commencerait sur les tranquilles nuits septentrionales, dévoilerait chaque fjord, embraserait les Tropiques, pour se calmer dans les nappes blanches du Sud, Roman qui donnerait les liaisons, les intrications, la synthèse, l’Un34 ?
Ainsi s’annoncent, plus de trente ans plus tôt, les prémices de l’idée de Tout-monde et de l’errance des personnages du roman éponyme. Car depuis Paris, Glissant « devine la présence multiple du monde35 », non plus seulement dans l’effervescence profuse des paysages antillais mais aussi dans celle, multiculturelle, des villes. Pour lui, « Paris est une île, qui capte de partout et diffracte aussitôt36 », comme celles de l’archipel antillais. L’expérience particulière du Lieu s’applique désormais à un autre espace, l’Autre se métaphorise à son image, le regard s’étend à l’échelle du monde. Et malgré la conscience du risque encouru par une recherche de l’absolu, Glissant manifeste son désir d’être à l’origine de ce « dernier mot » qui « illumine l’univers », d’un « roman qui organise toutes les vérités ». Il rêve le « Tout-monde », une unité de l’Un et du Multiple, d’un discours qui engloberait tous les discours et toutes les langues, à la manière de la bibliothèque de Babel imaginée par Borgès.
Penser le Tout dans la Relation : le Multiple et l’Un
À la suite de ce premier essai et des recueils qui l’accompagnent, après le Sel noir (1960) aussi, son deuxième long poème épique, Glissant change de méthode. Durant près de vingt ans, il n’écrit plus aucun poème, et ce, jusqu’au retour de Boises (1979), énigmatique recueil de fragments. Ce silence poétique s’explique par une substitution par le roman et l’essai. En effet, comme cela s’annonçait, Glissant se sent désormais investi d’une mission collective que la poésie ne permettait peut-être pas à ses yeux d’honorer. En 1962, dans un numéro d’Esprit consacré aux Antilles, Glissant déplore « une démission de plus en plus fondamentale de l’esprit collectif, de la volonté commune qui seuls permettent à un peuple de se réaliser en tant que peuple37 » mais également un abandon des combats du peuple antillais par les « élites ». Ironisant sur l’une des « premières réussites de la colonisation des Antilles », Glissant déplore cette dissolution du lien collectif qui, dans la Caraïbe, constitue « en étrangers les uns par rapport aux autres des gens qui en réalité ne le sont pas ». Aussi décide-t-il une fois encore de prendre en charge la responsabilité de tisser une unité par-delà la balkanisation géographique et de participer à l’émergence d’un peuple antillais. Pour cela, Glissant se met à retracer l’histoire de son peuple dans une saga romanesque dont le Quatrième Siècle est sans doute le plus remarquable jalon. Mais c’est aussi à partir des années 1960 qu’il se consacre plus essentiellement à la pensée critique. En 1969, l’Intention poétique vient préciser la nécessité de considérer le multiple et le fragmentaire pour dépasser ce qui l’animait au départ, à savoir « cette ambition extatique de l’Un » :
L’Un, la floraison des étoiles qui constituent peut-être le corps inattaquable de la Vérité. Oui, toute passion du monde, du vivant, du tressaillement par quoi l’être se provoque, débute en ce manque consenti : l’Un. Et chacun se persuade que l’Un est abrupt, qu’on n’a chance d’y accéder que d’un élan, dans l’éclair et la révélation. Généreuse naïveté, mais ardeur nécessaire, faute de quoi le départ est taré, racorni. La première parole est pour crier cet unique du monde et de l’être. Dépasser cette ambition extatique de l’Un, c’est construire avec patience, sans renier l’éclat primordial, les paliers d’une connaissance qu’on sait enfin approchée38.
Si à travers cette référence à Bachelard39, Glissant revient sur sa « première parole », dont le but était de « crier cet unique du monde », c’est pour mieux annoncer une refondation patiente. Pris dans le double mouvement d’une pensée du Divers et du retour à l’Un, le penseur du futur « Tout-monde » propose désormais un nouveau lieu interstitiel de l’imaginaire à travers la notion – figure poétique, métaphore littéraire ou concept philosophique – de Relation.
À partir de sa pulsion duelle du lieu et du monde, le langage s’érige en un magistral discours poétique dont le mouvement dialectique40 transparaît de manière toujours plus évidente au fil de la lecture. En effet, tout vise à bâtir une pensée dite « archipélique » contre et en réaction aux supposées « pensées continentales ». En cela, Glissant entendait essentiellement abandonner les enfermements précédents. La poésie, dont les possibilités multiples traduisent pour lui l’expression d’une nouvelle manière d’être au monde, vient servir et appuyer son entreprise théorique :
Quittons les rêveries d’enfance, le songe du Vrai ; nions l’Un. Ce ne sera pour autant pas la claire harmonie du monde qui nous sera donnée. Car ce qui manque éternellement à l’Un, c’est ce rêve réalisé – l’Œuvre – que nous voudrions offrir, à partir de nos éveils ; mais ce qu’il faut à l’unité du monde, c’est cette part du monde qui frémissante dans son être est là grevée d’inexistence. Notre seul vrai charroi ne distraira rien de la richesse des berges. Sur les berges, voyez tant de saveurs que vous ignorez, vous qui descendez le flot. Il n’y aura pas de profondeur pour vous, si vous méconnaissez la rive. Il faut à l’Un, à l’unique-du-monde-et-de-l’être, ce qui manque aussi à l’unité concrète de la terre : le vent venu des rives, où tant de Nous barattent un limon méconnu. Chaque tribu que l’on déprend, que l’on décrie, nous sépare de l’harmonie41.
Bien plus tard, en 1990, sous l’égide toujours d’une « Poétique de la Relation » dont la structure en spirale est fondée sur une répétition qui évolue au fil des publications, Glissant poursuit l’expression de sa pensée originelle. L’idée de rupture et d’opposition est toujours vive :
Contrairement au nomadisme en flèche (découverte ou conquête), contrairement à la situation d’exil, l’errance donne avec la négation de tout pôle ou de toute métropole, qu’ils soient liés ou non à l’action conquérante d’un voyageur. Nous avons assez répété que ce que celui-ci exportait en premier lieu, c’est sa langue. Aussi, les langues de l’Occident étaient-elles réputées véhiculaires et tenaient-elles souvent lieu de métropoles. Par opposition, le dit de la Relation est multilingue. Par-delà les impositions des puissances économiques et des pressions culturelles, il s’oppose en droit au totalitarisme des visées monolingues.
Jouant d’un systématisme binaire, Glissant appelle un multilinguisme de la pensée qu’il illustrera par la formule : « J’écris en présence de toutes les langues du monde. » Ce que dit ici Glissant, ce n’est pas tant qu’il connaît toutes les langues mais que toutes les langues se rejoignent dans la sienne, que le monolinguisme est une illusion à l’heure où, pour lui, toutes les cultures se rencontrent et interagissent ensemble. La multiplicité des langues étrangères – de l’Autre, de l’Étranger – se retrouve alors, par un évident retour, dans l’Un de la voix du poète – du Je.
En 1995, dans le Traité du Tout-monde qui suit la publication du roman éponyme, Glissant redessine ce Tout multilingue, cette totalité « ouverte » et non plus circonscrite, en esquissant une cartographie déterritorialisée de cette errance parmi tous les lieux et toutes les langues du monde. La notion de « Tout-monde », comme celle de « Relation », vient alors subsumer toutes les précédentes « catégories » de sa pensée (pensée de l’errance, pensée du plurilinguisme, pensée archipélique, etc.). Or, cette « quantité réalisée de tous les différents du monde sans en excepter un seul » est encore essentiellement conçue, en imaginaire, à partir d’un lieu singulier, géographique et métaphysique – qui n’est plus pour lui un territoire –, à la fois insulaire – unité de l’Un – et archipélique – unité du multiple. C’est donc toujours à partir de la conscience d’un sol particulier, d’un sentiment d’appartenance à une réalité géographique qui dévoile sa prescience et sa vérité « universelle » que le poète vise une unification dont le processus doit se situer à l’extrême opposé du modèle dominant. À l’occidentalisation du monde, Glissant oppose sa créolisation. Au premier combat de l’être antillais contre la France se substitue celui de tous les opprimés contre le système dominant des oppresseurs, la vérité d’un lieu s’étend à tous les lieux du monde. « Le monde entier se créolise », proclamera-t-il.
Contre l’universel
Suivant avec constance le mouvement relationnel de sa pensée de la « totalité-monde », défendant un non-systématisme poétique, appelant de ses vœux un retour à une philosophie qui participerait à l’effondrement des catégories de la pensée occidentale, Glissant a toujours fermement refusé l’universel « transparent ». En effet, si cette notion était employée « pour parler large » dans les premières œuvres, elle est par la suite devenue un véritable objet de bataille et l’a par exemple conduit, à la fin de sa vie, à réinterroger la légitimité des droits de l’homme au nom des « diverses conceptions des humanités » dont les « variantes [sont] relatives sur la surface de la Terre42 ». Concevant que l’universalisme cachait une volonté impériale, généralisante, éminemment négative puisque interdisant de facto (selon lui) l’intégration des « différents », Glissant lui opposait une « philosophie de la Relation43 » à partir de laquelle la différence (principe d’identité) et le relatif pourraient se substituer à l’Un. Cependant, cette substitution d’un discours différentialiste ou pluraliste à un discours universaliste qu’il condamne, dévoile, dans sa visée d’un « Tout-monde » non « totalitaire » ni « total », mais « totalisant », une structure interne profonde qui porte en elle une interrogation non résolue. Comment comprendre, par exemple, cette suite d’affirmations :
L’imagination des peuples dominés se nourrit d’aliénations concrètes, et par exemple des représentations conventionnelles des paradis d’immigrations qui leur sont interdits, mais leur imaginaire vole au contraire au-devant des résolutions du dissolu ou de l’irrésolu colonialistes. Ce sont les peuples les plus facilement ou dérisoirement ou absolument opprimés qui conçoivent au plus loin les dépassements des particularismes sectaires. […] Les peuples vraiment exterminés sont ceux dont les imaginations et les imaginaires individuels et collectifs n’auront pas pu se maintenir, c’est-à-dire se renforcer mutuellement sous les massacres. Exterminateurs et conquérants savent quant à eux soutenir l’imagination de leur toute-force dans l’étendue, mais ils sont incapables de l’imaginaire du monde. La lumière d’au-dehors et d’au loin est comme une lance bien jetée, elle jaillit de la caverne, ou de la clairière, ou de ce jardin public, ce n’est pas pour exterminer ces exterminateurs, elle les saisit béants et les change malgré eux44.
Dans un imaginaire au cœur duquel les parties du Tout méritent la même attention, comment comprendre cette idée selon laquelle « les peuples vraiment exterminés sont ceux dont les imaginaires collectifs n’auront pas pu se maintenir45 » ? Comment comprendre également cette insinuation selon laquelle l’Occident serait toujours « incapable de l’imaginaire du monde » ? Quelle est cette « lumière d’au-dehors et d’au loin, [qui est] comme une lance bien jetée » ? Et qui est réellement visé dans ce discours ? Questions d’autant plus nécessaires que l’on voit ici comment la pensée s’articule une fois de plus en réaction à ce que Glissant semble concevoir comme une survivance contemporaine des « exterminateurs ».
Ce qui interroge, là, n’est évidemment pas la volonté d’offrir un écho et une attention particulière aux peuples « qui ont souffert », ni même le réinvestissement par Glissant de la parole des « opprimés » ou du « cri du monde », mais plutôt le retournement dont cette pensée témoigne, sinon l’essentialisation des « collectivités triomphantes » qui, selon lui, continuent de considérer l’Autre en tant qu’objet à conquérir46. Malgré une propension à penser « les données du monde les plus chargées en incertitudes », Glissant n’échappe pas non plus à une certaine schématisation lorsqu’il oppose à l’occidentalisation la créolisation, exprimant ainsi une vision non dénuée d’une utopie au creux de laquelle l’Autre risque d’être désinvesti de son altérité et de n’être convoqué qu’en tant que concept nécessaire à la dialectisation. En effet, pourquoi continuer à parler de l’Autre occidental comme d’un seul Être, réduit à son passé colonial et postcolonial, symétriquement aux discriminations dont font l’objet en France lesdites « minorités » ? Accepter une telle rhétorique ne revient-il pas à consentir à la permanence des rapports de domination dans le texte littéraire ? Et l’Occident se résume-t-il vraiment à un bloc composé d’« exterminateurs », de « conquérants » dont seulement quelques « poètes [qui] furent à l’écoute du monde47 » sauvent l’honneur ? En réalité, et contrairement à une certaine tendance des études postcoloniales dont il se méfiait, Glissant ne cherchait pas tant à accabler l’Occident qu’à dépasser et à réinventer son projet universaliste. Reste alors à interroger cette nécessité d’un discours animé par une volonté de renversement. Car on mesure, dans sa quête du réel et d’une vive présence au monde, la tension tragique qui habite le Poète, qui sait devoir se tenir sur la crête, entre apogée du Cosmopolitique et aporie de la Relation.
« Dire sans dire tout en disant »
Toujours à l’écoute du monde et de ses mouvements, l’œuvre de Glissant a su saisir les préoccupations actuelles et leur apporter des échos théoriques accordés au besoin occidental de réinventer un discours postcolonial, ouvert à l’apport des « minorités » et censé venir confirmer la fin de l’impérialisme à l’heure où la mondialisation, sous couvert de faire émerger les diversités, continue d’étendre les schèmes économiques et culturels occidentaux. À propos de Faulkner, dont il suppose qu’il a tenu sous silence, par solidarité avec « sa caste », ce qui constituait la malédiction ou la damnation du Sud, à savoir l’esclavage, Glissant émet une hypothèse que l’on pourrait utiliser en miroir pour tenter d’accéder au sens de son œuvre :
Faulkner ne connaît pas la nation, il déteste les Yankees et les villes du nord, mais il sait comme tout grand écrivain – et tout grand écrivain est un grand poète – il sait, et c’est ce qu’il dit dans son œuvre, que la damnation du Sud, et en particulier des Blancs du Sud, est d’avoir introduit et maintenu l’esclavage des Noirs dans cette région. À partir de cela, il sait aussi qu’il ne peut pas le dire parce qu’il est, quoi qu’il fasse, solidaire de sa caste. Dans son œuvre, il dit que les Noirs sont destinés à supporter et rédimer les malédictions des Blancs. Il ne peut pas le dire mais toute son œuvre dit que la damnation, c’est l’esclavage. À partir de cela, il pratique ce que j’appelle une écriture différée. Il dit la malédiction du Sud sans jamais la dire, tout en la disant toujours. Cette écriture différée a fondé à mon avis la plus importante transformation de l’écriture dans les temps modernes. García Márquez, Toni Morrison, Carlos Fuentes, Flannery O’Connor, c’est ce qu’ils font. C’est-à-dire essayer de fouiller dans cette nouvelle donne de l’écriture qui n’est plus l’écriture positive qui dit, l’écriture directe du récit, mais qui est l’écriture qui dit tout en différant de dire, pour atteindre à l’absolu du dire. Je crois que c’est la révolution la plus importante de l’histoire de l’écriture littéraire, en tout cas dans les cultures occidentales au xxe siècle48.
Au-delà de l’éventuel contrepoint critique qu’appellerait cette lecture, il convient d’écouter ce que ce discours dit de celui qui le prononce. Car comme dans Faulkner, Mississippi, ouvrage dans lequel Glissant lit Faulkner et Saint-John Perse à la lumière de ses notions, apparaît ici encore l’expression d’une ligne directrice, d’une volonté affirmée, comme on offrirait généreusement une clé de lecture. En effet, ce que Glissant appelle l’« écriture différée » pourrait parfaitement s’appliquer à sa propre entreprise littéraire.
Mais alors, si Faulkner, « solidaire de sa caste », n’a pas voulu dire quelle était sa malédiction tragique « tout en la disant toujours », quel est le secret que Glissant diffère de dire pour « atteindre à l’absolu du dire » ? Peut-être est-ce le même, inversé, en miroir. Sous le tragique de l’histoire que la littérature permet de surmonter en imaginant un nouveau monde, se tramerait le tragique d’une situation collective. Par solidarité avec son peuple qu’il ne peut renvoyer à ce fatum dont il a tout au long de son œuvre tenté de le défaire, Glissant dirait, sans dire, tout en disant, que les peuples antillais sont toujours condamnés à se battre dans ce qu’il nomme une « consumation dialectique ». Ainsi, suivant la pensée hégélienne49, Glissant manifesterait cette « solidarisation avec les autres50 » en réaction à cette angoisse d’un monde que le Maître conduit à la mort. C’est alors que reprendrait la lutte, interminable, dialectiquement cyclique, servie par « le sentiment de la puissance absolue que l’Esclave a éprouvé en tant que tel », pour échapper à la dissolution en soi, construire une conscience de soi autonome, enfin Être-pour-soi. Car « seul l’Esclave peut transformer le monde qui le forme et le fixe dans la servitude, et créer un Monde formé par lui, où il sera libre », écrit Kojève. Une lutte dans une consumation dialectique dont la vérité ultime sera le dépassement de ce combat.
* * *
De Glissant, seuls demeurent aujourd’hui, dans l’écrit, les rythmes de sa langue, signes et témoins d’une intense énergie créatrice, toujours guidée par un sens aiguisé de la poésie. Celle-ci, essence de son projet littéraire, a toujours visé l’expression d’une totalité, accordée aux « nouveaux rythmes51 » de la Terre et du monde. En cela seulement, l’œuvre théorique se chargeait d’un pouvoir de rupture avec les schémas de la pensée occidentale qui lui semblait trop exclure les particuliers. S’élaborant à partir d’une réalité insulaire et archipélique dont la métaphore visait à illustrer une poétique de l’éclatement, de la multiplicité et du fragment singulier, elle devenait pensée. L’idée du « Tout-monde », tardivement apparue malgré sa latence ou son pressentiment, semble ainsi s’être toujours manifestée. Que ce soit du point de vue de l’exclu du monde, de l’opprimé, au moment où, face « à l’impératif de se nommer pour être au monde », Glissant avança l’idée d’antillanité, ou, à l’exact inverse, du point de vue de l’annonciateur d’une nouvelle vérité, avec la créolisation, la pensée relationnelle du Tout-monde s’est manifestée selon une pluralité de genres et de formes, appelant une « errance » des imaginaires, une « dérive qui n’égare pas », revendiquant le ressassement et la contradiction, acceptant parfois les traverses rhétoriques au nom d’une poétique affranchie des contraintes de la logique.
Aujourd’hui, celle-ci prouve, « au-delà de ses excès et de ses manques, qu’elle est au cœur de l’interrogation qui mobilise le siècle, qu’elle participe, dans de vastes perspectives, aux tracés de nos devenirs en leurs tâtonnements et incertitudes52 ». On comprend alors que l’imaginaire glissantien s’est toujours animé de cette aspiration à s’établir en une pensée qui, comme chez Héraclite, « demeure ouverte et multidimensionnelle, questionnante et énigmatique, fragmentaire et poétique, […] ne fixe pas l’Être, […] ne sépare pas l’Être du devenir, […] ne ferme pas la Totalité, […] ne construit pas de systématique53 ». Suivre Héraclite, refonder à partir de lui et d’ailleurs l’origine de l’Occident, redessiner l’Histoire par une « vision prophétique du passé », effacer les absolus tragiques, transformer le parcours de la philosophie occidentale en lui offrant d’autres références, reconstruire un monde total dans le langage : telle était son intention poétique, projet infini, inachevable, comme toute Littérature, et dont le texte qui en résulte, autant que ses ancrages et ses répercussions dans le contemporain, révèle une manière d’aborder le réel et les questions de l’identité, de l’Autre, du cosmopolitique, qu’il reste à interroger, nous faisant, à notre tour, en face de cette œuvre, Fils et Étrangers.
- *.
Doctorant en lettres à l’université de Nanterre, ancien secrétaire d’Édouard Glissant.
- 1.
Peu lu, méconnu du public, rarement convoqué par les intellectuels français, Édouard Glissant a longtemps souffert d’un manque de reconnaissance. Néanmoins, après la publication en 1990 de Poétique de la Relation, essai emblématique de sa pensée, le corpus critique s’est considérablement augmenté et ses œuvres ont commencé à être traduites en langues étrangères. Par ailleurs, parallèlement à la soudaine multiplication des colloques consacrés à son œuvre, aux nombreuses distinctions institutionnelles et aux ouvrages monographiques publiés à partir des années 2000, on remarquera, parmi la trentaine de thèses que recense aujourd’hui le fichier central, qu’une vingtaine de sujets ont été déposés à partir de 2007.
- 2.
Édouard Glissant, Une nouvelle région du monde. Esthétique I, Paris, Gallimard, 2006.
- 3.
Glissant réexamina dans le Discours antillais (Paris, Folio/Gallimard, 1997) cette première période de sa vie et critiqua avec force l’entreprise de la revue Légitime Défense.
- 4.
É. Glissant, « Dépouillée, vaincue… », discours inédit de 1946, archives Glissant.
- 5.
« “Je ne suis pas un romancier mais un poète”, nous dit Édouard Glissant, prix Renaudot 1958 », entretien avec Jean Bouvier, Les Nouvelles littéraires, 4 décembre 1958, n° 1631, p. 9.
- 6.
« Jouer le jeu – disait Éboué –, c’est être désintéressé. Jouer le jeu, c’est réaliser ce sentiment de l’indépendance dont je vous parlais il y a un instant. Jouer le jeu, c’est piétiner les préjugés, tous les préjugés, et apprendre à baser l’échelle des valeurs uniquement sur les critères de l’esprit. […] Jouer le jeu, c’est, par la répudiation totale des préjugés, se libérer de ce qu’une expression moderne appelle le complexe d’infériorité. C’est aimer les hommes, tous les hommes, et se dire qu’ils sont tous bâtis selon la commune mesure humaine […]. Jouer le jeu, c’est se pénétrer que ce n’est pas en tuant Caliban que l’on sauvera Ariel […], etc. » Voir Félix Éboué, « Jouer le jeu », discours prononcé lors de la distribution des prix du lycée Carnot, à Pointe-à-Pitre, le 1er juillet 1937.
- 7.
É. Glissant, « Déroute des souvenirs », Franc Jeu (Lamentin, Martinique), vers 1946, dans Alain Baudot, Bibliographie annotée d’Édouard Glissant, Toronto, Éditions du Gref, 1993, p. 659. Poème inédit dans les œuvres de Glissant.
- 8.
On peut en effet observer, dans ce premier poème, une volonté de se démarquer d’Éloges de Saint-John Perse, publié en 1911, et plus particulièrement du poème « Pour fêter une enfance ». Rappelons que Perse y évoque le souvenir d’une « persienne » et d’une « grosse étoile du matin » que Glissant entend abandonner (« pas une étoile entre deux persiennes »), qu’il chante les « grandes filles luisantes » aux « jambes chaudes » auxquelles Glissant répond par l’image d’une « femme engourdie d’air cuit », mais aussi le souvenir d’un rire que Glissant condamne : « pas un rire, pas un joujou/pas un souvenir ». Au-delà de ces croisements textuels, l’intégralité de ce premier poème de Glissant semble répondre à la nostalgie des fêtes d’enfance. Le temps n’est plus pour lui à l’éloge mais à l’action.
- 9.
La « trace » désigne également aux Antilles le chemin emprunté par les esclaves marrons durant leur fuite des plantations.
- 10.
É. Glissant, « Les yeux la voix », dans le Sang rivé. Poèmes complets, Paris, Gallimard, 1994, p. 13.
- 11.
Bien que les poèmes qui le composent aient été écrits entre 1947 et 1954, ce recueil n’a été publié qu’en 1960, après Un champ d’îles (1952), la Terre inquiète (1954) et les Indes (1955).
- 12.
Voir Romuald Fonkoua, « Jean Wahl et Édouard Glissant : philosophie, raison et poésie », dans Jacques Chevrier (sous la dir. de), Poétiques d’Édouard Glissant, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 1999.
- 13.
Parmi les membres cofondateurs de ce groupe, Antelme, Axelos, Bataille, Breton, Castoriadis, Césaire, Damisch, Duvignaud, Glissant, Lefort, Leiris, Mascolo, Memmi, Morin, Nadeau, Perret, Schuster, Vottorini… Voir Éric Haviland, Kostas Axelos : une vie pensée, une pensée vécue, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 66-67.
- 14.
Rappelons à ce sujet qu’Édouard Glissant, après avoir signé le « Manifeste des 121 » en 1960, avait fondé en 1961, avec Albert Béville (dit « Paul Niger »), Marcel Manville et Cosnay Marie-Joseph, le Front antillo-guyanais pour l’autonomie. Les Actes du congrès constitutif de ce mouvement, qui s’était tenu à Paris les 22 et 23 avril 1961, furent immédiatement saisis et détruits sur ordre du Général de Gaulle. Quant à l’association, elle fut dissoute par décret le 22 juillet 1961.
- 15.
« Notre tension pour tout dru exister rejoint le drame planétaire de la Relation : l’élan des peuples néantisés qui opposent aujourd’hui à l’universel de la transparence, imposé par l’Occident, une multiplicité sourde du Divers », écrit Glissant, précisant alors en note que « L’Occident n’est pas à l’ouest. [Que] ce n’est pas un lieu, [que] c’est un projet », dans le Discours antillais, op. cit., p. 14.
- 16.
É. Glissant, l’Intention poétique, Paris, Gallimard, 1997 (Le Seuil, 1969), p. 30.
- 17.
É. Glissant, Soleil de la conscience, Paris, Gallimard, 1997 (Falaize, 1956), p. 24.
- 18.
Ibid., p. 33.
- 19.
Voir la liste que l’auteur érige de ces « binarités dépassables ou non » dans Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 236.
- 20.
É. Glissant, Soleil de la conscience, op. cit., p. 14.
- 21.
Ibid., p. 77.
- 22.
É. Glissant, l’Intention poétique, op. cit., p. 60.
- 23.
« Pour ce qui est de mon identité, je m’en arrangerai par moi-même. C’est-à-dire que je ne la coincerai dans aucune essence, attentif aussi à ne la confondre dans aucun amalgame. Mais j’accepte qu’elle me soit par endroit obscure sans malaise, surprenante sans dessaisissement », déclare-t-il dans Poétique de la Relation, op. cit., p. 207.
- 24.
À propos de Segalen, Glissant écrit : « Il a souffert la contradiction maudite. N’ayant pu savoir que le transfert en transparence allait à l’encontre de son projet, et qu’au contraire le respect des opacités mutuelles l’eût accompli, il s’est héroïquement consumé dans l’impossible d’être Autre. La mort est la résultante des opacités, c’est pourquoi son idée ne nous quitte pas. » Voir Poétique de la Relation, op. cit. p. 208. On peut penser que Glissant a lui-même été pris dans cet « impossible d’être Autre » et dans cette « contradiction maudite » qui donne à l’œuvre toute sa splendeur tragique.
- 25.
É. Glissant, « Roche », le Sang rivé. Poèmes complets, op. cit., p. 17.
- 26.
Id., « À toute géographie torturée », ibid., p. 9.
- 27.
Id., « L’arbre grand arbre », ibid., p. 21.
- 28.
Plus tard, entre 1971 et 1972, Acoma sera le nom de la revue fondée par Édouard Glissant dans le cadre de l’Institut martiniquais d’études, à laquelle cette citation servira d’épigraphe. Les cinq numéros de cette publication éphémère ont été réédités en un seul volume aux Presses universitaires de Perpignan en 2005. Relevons par ailleurs le fait que l’acoma franc est un arbre ayant totalement disparu de la flore martiniquaise.
- 29.
É. Glissant, « L’air nourricier », le Sang rivé. Poèmes complets, op. cit., p. 31.
- 30.
Id., « Éléments », ibid., p. 26.
- 31.
Id., Soleil de la conscience, op. cit., p. 20.
- 32.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 401.
- 33.
É. Glissant, Soleil de la conscience, op. cit., p. 20-21.
- 34.
Ibid., p. 84.
- 35.
Ibid., p. 81.
- 36.
Ibid., p. 83.
- 37.
É. Glissant, « Culture et colonisation : l’équilibre antillais », dans « Les Antilles avant qu’il soit trop tard », Esprit, avril 1962, p. 588.
- 38.
É. Glissant, l’Intention poétique, op. cit., p. 13.
- 39.
La première thèse de Bachelard s’intitule Essai sur la connaissance approchée.
- 40.
É. Glissant ne rejette pas cette idée et prévient « l’erreur » de lecture : « On me dit alors : “Vous qui entassez si tranquille vos poétiques dans ces cratères d’opacité, vous qui prétendez dépasser si sereinement le prodigieux travail d’élucidation accompli par l’Occident, voilà que vous parlez de l’Occident à tout bout de votre petit champ. – Et de quoi voulez-vous que je parle pour commencer, si ce n’est de cette transparence qui a prétendu nous réduire ? Car si je n’entreprends pas par là, vous me verrez bientôt consumé à la jacasserie boudeuse d’un refus d’enfant, convulsif et impuissant. Je commence par là. Pour ce qui est de mon identité, je m’en arrangerai par moi-même.” Il faut bien dialoguer avec l’Occident, qui est par ailleurs contradictoire en lui-même (c’est l’argument qu’on m’oppose ordinairement, quand je parle des cultures de l’Un), et lui apposer le discours complémentaire de qui veut donner avec. Et ne voyez-vous pas que nous sommes impliqués à son devenir ? », dans Poétique de la Relation, op. cit. p. 205. Cela autorise une lecture de Glissant à partir du commentaire que fait Kojève de la dialectique du maître et de l’esclave (dialogue, apposition, implication et participation mutuelle au devenir de l’un et de l’autre) dont le telos – jamais atteint ici – serait le dépassement de la lutte.
- 41.
É. Glissant, l’Intention poétique, op. cit., p. 15.
- 42.
« Les droits de l’homme, de la femme, de l’enfant, ont des variantes tellement relatives sur la surface de la Terre. Dans certaines tribus précolombiennes, on organisait le suicide rituel des vieilles personnes qui ne pouvaient plus suivre le groupe dans son nomadisme. […] Au nom des droits de l’homme, un Occidental dira que cette pratique était profondément inhumaine, et de son point de vue, il aura raison, sans voir cependant que, chez lui, dans les rues des grandes villes, des centaines de gens meurent sur les trottoirs dans des conditions infiniment plus inhumaines et dégradantes. […] Comment définir les droits de l’homme de manière réellement “universelle” ? Mettre en apposition les diverses conceptions des humanités – ce que j’appelle une poétique de la Relation – serait beaucoup plus profitable à tous », dans « Le poète Édouard Glissant », entretien, Télérama, 10-16 juillet 2010, no 3156.
- 43.
Voir É. Glissant, Philosophie de la Relation. Poésie en étendue, Paris, Gallimard, 2009.
- 44.
É. Glissant, Philosophie de la Relation, op. cit., p. 111-112.
- 45.
À ce sujet, voir la comparaison que fait Glissant dans le Discours antillais « entre un peuple qui se continue ailleurs, qui maintient l’Être, et une population qui se change ailleurs en un autre peuple (sans pourtant qu’elle succombe aux réductions de l’Autre) et qui entre ainsi dans la variance toujours recommencée de la Relation (du relais, du relatif) ». Ainsi dit-il : « C’est ce qui différencie, outre la persécution d’une part et l’esclavage de l’autre, la Diaspora juive de la Traite des nègres », dans le Discours antillais, op. cit., p. 42-45. Je laisse au lecteur le soin d’interpréter cette idée comme il l’entend.
- 46.
É. Glissant, Philosophie de la Relation, op. cit., p. 110.
- 47.
Id., l’Intention poétique, op. cit., p. 42.
- 48.
É. Glissant, « Faire l’Histoire, écrire l’Histoire », dans la Nation nommée roman. Face aux histoires nationales, quels enjeux éthiques pour l’écriture romanesque depuis 1960 ?, Colloque international et interdisciplinaire du centre de recherche en littérature comparée de l’université Paris-Sorbonne. Conférence inaugurale prononcée le 4 juin 2009 à la Maison de la recherche, Paris.
- 49.
Lors d’une conversation, alors que je lui demandais quel était le philosophe qui l’avait le plus marqué ou influencé, Glissant m’avait immédiatement répondu : « Hegel ».
- 50.
Pour toutes ces citations, voir Alexandre Kojève, Introduction à la lecture d’Hegel, Paris, Gallimard, 1971.
- 51.
Toute l’œuvre théorique de Glissant s’énonce à grand renfort de marqueurs temporels insistant, à des fins performatives, sur l’idée d’une rupture entre l’arché occidental et l’ultra-contemporain « créolisé ».
- 52.
Abdelwahab Meddeb, propos extraits d’une correspondance.
- 53.
Kostas Axelos, « Prologue », dans Héraclite et la philosophie, Paris, Minuit, coll. « Arguments », 1962, p. 11.