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Dans le même numéro

De l'offense à la justice. Enquête

mars/avril 2016

#Divers

Enquête auprès de Alice Béja, Anne Dujin, Dick Howard, Guillaume Le Blanc, Jean-Philippe Pierron, Olivier Remaud, Lucile Schmid et Carole Widmaier

Réfléchies, apaisées, passées au crible de la raison, débattues sur la place publique, les colères peuvent être de bon conseil. Ancienne rédactrice en chef d’Esprit, Alice Béja est actuellement maîtresse de conférences en civilisation américaine à Sciences Po Lille. Elle examine la prégnance du stéréotype selon lequel les Noirs américains seraient particulièrement en colère.

Alice Béja – En 2015, au traditionnel dîner des correspondants de presse de Washington, Barack Obama était accompagné du comédien Keegan-Michael Key, qu’il a présenté comme « Luther, mon traducteur de colère ». Tandis que le président prononçait un discours convenu, Luther traduisait sa pensée en invectives, invitant le public à « serrer [ses] petites fesses blanches », suggérant ainsi que le calme traditionnel d’Obama masquait sa colère face aux dysfonctionnements de la démocratie américaine. À la fin du sketch, abordant la question du changement climatique, Obama a repris la main, exprimant toute son indignation vis-à-vis de ceux qui remettent en question la réalité du phénomène1.

Colères noires

Sous ses dehors comiques, cette intervention manifeste la prégnance, dans la société américaine, du stéréotype de l’« homme noir en colère », dont Obama n’a cessé de se distinguer, comme lorsqu’en 2008, il avait pris ses distances face à son ancien pasteur, Jeremiah Wright, dont les déclarations sur la responsabilité des États-Unis dans les attaques du 11 septembre 2001 avaient fait scandale.

Dans les sociétés démocratiques, certaines colères sont perçues comme l’expression légitime de doléances politiques, d’autres comme des débordements risquant de mettre en péril le système. Une telle perception ne reflète pas nécessairement le degré de violence qui entre dans l’expression de cette colère, l’exemple le plus flagrant étant le mouvement non violent des droits civiques mené par Martin Luther King, longtemps considéré comme illégitime et dangereux. Elle ne s’appuie pas non plus, en ce qui concerne les Noirs américains, sur la distinction traditionnelle entre des revendications réformistes, qui peuvent être prises en compte par le système démocratique, et une vision révolutionnaire ou radicale, qui suppose sa transformation. Car l’« homme noir en colère » est une figure née d’une vision raciste des Noirs, « naturellement » violents, instinctifs, incapables de se contrôler. Le « bon » Noir, dans la vision de la société blanche, est alors celui qui sait rester à sa place, ne demander que ce qu’il sait pouvoir obtenir, se soumettre, en somme, à un système qui l’enferme dans sa condition.

Les Africains-Américains semblent ainsi perpétuellement pris entre deux feux, entre colère et soumission. Ces deux écueils ont été incarnés par deux personnages majeurs de la littérature américaine. Le premier, l’oncle Tom, est le héros du roman de Harriet Beecher Stowe, la Case de l’oncle Tom, publié en 1852, dont Abraham Lincoln aurait déclaré qu’il avait été l’une des causes de la guerre de Sécession. Tom est un personnage christique qui ne cesse de répondre à la violence par la soumission et le pardon. Dans l’esprit de l’auteure, cela fait de lui un personnage positif, qui révèle par son humilité le scandale de l’esclavage. Mais de nombreux militants abolitionnistes, et par la suite les défenseurs des droits civiques, ont vu en lui l’exemple même du Noir soumis aux injonctions de la société blanche. L’écrivain Richard Wright s’est notamment élevé contre cette figure, intitulant son premier recueil de nouvelles les Enfants de l’oncle Tom (1938) et inventant, dans Un enfant du pays (1940), le personnage de Bigger Thomas, l’envers de l’esclave au grand cœur. Bigger, jeune Noir de Chicago grandi dans des conditions misérables, assassine involontairement la fille de ses patrons blancs. Au lieu de se repentir, il s’enorgueillit de cette violence et en fait le fondement de son identité.

James Baldwin a bien montré que Tom et Bigger ne sont que les deux faces d’une même pièce2, deux incarnations du Noir fantasmé par la société blanche. Et les revendications des Noirs, comme leurs leaders, ont souvent été interprétées à l’aune de ces deux avatars ; il n’est que de penser à l’opposition entre Martin Luther King, canonisé par l’histoire américaine, et Malcolm X, figure d’extrémiste, une opposition que de nombreuses études historiques ont permis de relativiser3 mais qui demeure vivace dans l’imaginaire collectif, tant aux États-Unis qu’ailleurs.

Le sketch du dîner des correspondants de la Maison-Blanche donne ainsi à voir sur le mode humoristique une forme d’impossibilité dans les revendications politiques portées par les Africains-Américains. Faut-il alors voir dans l’emportement final d’Obama la fin de l’hypocrisie et l’avènement, enfin, d’une légitimité de la colère noire ? On en est loin, si l’on en juge par la réaction que suscite cet éclat : Luther, le traducteur de colère, prend peur et quitte la scène, non sans avoir glissé à Michelle Obama que son mari est fou…

Vies noires, armes blanches

Cette peur est symptomatique de celle que génèrent les Noirs dans une société blanche ; l’homme noir en colère étant intrinsèquement violent, ce stéréotype raciste justifie que l’on exerce la violence à son encontre, des lynchages du tournant du xxe siècle aux violences policières d’aujourd’hui. Un paquet de bonbons (Trayvon Martin) ou un pistolet en plastique (Tamir Rice), dans les mains d’un jeune Noir, deviennent des menaces face auxquelles on ne peut réagir qu’en tirant.

Cependant, les violences policières des dernières années ont donné naissance à un mouvement d’ampleur aux États-Unis, Black Lives Matter (« Les vies noires comptent »). De Ferguson à Baltimore, de nombreuses manifestations ont vu s’affronter les forces de l’ordre et celles et ceux qui protestaient. On a vu resurgir la crainte de la colère des Noirs. Mais les morts de Trayvon Martin, Michael Brown, Tamir Rice, Eric Garner, Freddie Gray et tant d’autres ont permis d’instiller le doute sur la question de la légitimité de la violence exercée par la police et ses représentants. Si la colère ne justifie pas la violence, la violence sans colère, qui est (théoriquement) celle de l’État, ne peut être systématiquement légitimée par sa supposée objectivité. Surtout lorsqu’elle est fondée sur une réaction à un stéréotype raciste.

James Baldwin faisait le constat de l’échec de la colère des Noirs comme de leur soumission, en écrivant à son neveu dans les années 1950. Aujourd’hui, Ta-Nehisi Coates reprend le flambeau de Baldwin dans sa lettre à son fils, intitulée Une colère noire4 – titre trompeur, puisqu’en anglais le livre s’intitule Between the World and Me (« Entre le monde et moi », citation d’un poème de Richard Wright). Il y constate la distance radicale que son statut d’Africain-Américain instaure entre lui-même et la société dans laquelle il vit, et décrit son enfance hantée par la crainte, par la violence exercée sur les corps noirs. « Comment vivre libre dans ce corps noir ? » demande-t-il, sans livrer de solution. Le trompe-l’œil de la présidence ne peut effacer la réalité d’un pays où un tiers des hommes noirs nés en 2001 iront en prison au cours de leur existence5.

Ce ne sont pourtant pas les « hommes noirs en colère » qui occupent les médias américains aujourd’hui. Depuis le mouvement du Tea Party en 2009 jusqu’à la candidature de Donald Trump à la primaire républicaine, on assiste à un retournement ironique avec l’« homme blanc en colère », dont on voudrait parfois faire la nouvelle victime de l’Amérique contemporaine6. Une fausse symétrie qui méconnaît le lien entre dominants et dominés, qui voudrait mettre toutes les colères sur le même plan, et qui in fine, si elle semble reléguer dans les coulisses un stéréotype raciste, le réactive en sous-main.

Le stéréotype de la colère des Noirs a une histoire longue. Olivier Remaud, philosophe et maître de conférences à l’Ehess, qui a récemment travaillé sur le cosmopolitisme7, aborde ici la colère abolitionniste de Thoreau. Il s’interroge sur la compatibilité entre l’objection de conscience (colère) et la désobéissance civile (indignation).

Olivier Remaud – Le 2 décembre 1859, l’abolitionniste John Brown est pendu après avoir mené un raid sur Harpers Ferry. Dans son « plaidoyer pour le capitaine John Brown », Henry David Thoreau en fait un martyr qui a « gagné l’immortalité8 ». À cette époque, on connaît l’écrivain pour ses conférences en place publique et ses textes virulents contre l’esclavage. Dans ses réquisitoires, Thoreau affirme haut et fort qu’un gouvernement qui donne à l’injustice la forme d’une loi n’est pas en mesure de décider du juste et de l’injuste. La colère de Thoreau a-t-elle un sens politique ou est-elle seulement morale ?

Désobéissance civile ou objection de conscience ?

Pour Hannah Arendt, la désobéissance civile « ne peut se manifester et exister que parmi les membres d’un groupe », tandis que l’objection de conscience est le « fait d’un individu isolé ». Thoreau est un objecteur qui

s’est placé sur le terrain de la conscience individuelle et des obligations imposées par cette conscience morale, sans invoquer la question des rapports de la conscience du citoyen avec la loi. […] La conscience est apolitique. Elle ne s’intéresse pas en priorité au monde où existent des abus, ou aux conséquences que ceux-ci peuvent avoir sur l’avenir de ce monde. Elle ne nous répète pas avec Jefferson : « Je tremble pour mon pays quand je songe que Dieu est juste ; que Sa Justice ne peut pas être toujours en sommeil », car elle ne tremble que pour l’individu et sa propre intégrité. Elle pourrait donc encore se montrer beaucoup plus radicale, et s’écrier, comme le fait Thoreau : « Ce peuple doit cesser d’avoir des esclaves, et cesser de faire la guerre au Mexique, même s’il devait lui en coûter son existence en tant que nation9. »

Arendt souligne deux difficultés majeures : d’une part, l’objection se déciderait en toute solitude, dans le face-à-face de la conscience avec elle-même ; d’autre part, la conscience morale serait tellement concernée par sa probité intrinsèque qu’elle en deviendrait politiquement irresponsable. Dans sa colère, Thoreau ne s’intéresserait qu’à l’« homme vertueux ».

Le vote, dit Thoreau, est

[une] sorte de jeu, comme le jeu de dames ou le backgammon, teinté d’une légère nuance morale, un jeu entre le juste et l’injuste. […] Même voter pour la justice, ce n’est rien faire pour elle. C’est se contenter d’exprimer un faible désir de la voir prévaloir10.

Il y a deux embarras. Le premier est que le désir de justice s’exprime trop faiblement dans le vote pour que la justice se réalise. Il est impossible de corriger l’injustice en votant. Le second est que le caractère ne se cultive ni ne se développe dans le vote. Or seul le caractère renforce le désir de justice. Il aide le citoyen qui s’insurge à entendre que « ce n’est pas parce qu’il ne peut tout faire qu’il doit faire quelque chose d’injuste11 ». Vouloir mesurer l’intégrité de la conscience à l’aune de toutes les injustices qu’elle ne pourra jamais annuler est une illusion. Distinguer ce « quelque chose d’injuste » est en revanche nécessaire pour que l’individu lui oppose un fort désir de justice.

La loi contre les fugitifs (et à travers elle, l’esclavage) représente ce « quelque chose d’injuste » auquel la conscience objecte. Un individu se dresse contre un gouvernement parce qu’il a repéré des faits d’injustice qui, tous, se rapportent à ce même objet. À la désignation d’un objet de la colère s’ajoute l’exigence, pour la conscience, de ne plus se contredire. Refuser d’être moralement impliquée dans ce qu’elle désapprouve est l’unique façon de définir un désir fort de justice.

Thoreau considère également le sens social de la justice. D’un côté, il estime que l’abolition de l’esclavage est un impératif qui n’accepte aucune contradiction de la conscience. De l’autre côté, il pense que réaliser la justice est un acte social qui exige que chacun fasse sa part du travail. Quand la coopération devient effective, Thoreau valorise le caractère auquel il donne le nom de « foi12 ».

Chacun coopère d’autant mieux avec chacun qu’il est libre. Mais la liberté est rare et la coopération souvent « partielle ». C’est pourquoi Thoreau s’adresse à « la masse des mécontents […], ceux qui se laissent aller à de vaines plaintes sur la dureté de leur sort, ou la dureté des temps, alors qu’ils pourraient y porter remède ». Le terme d’intégrité (integrity) est ici utilisé pour stigmatiser les conditions de travail qui empêchent le fermier de « maintenir les relations d’homme à homme avec les autres » et lui interdisent de mener une existence « de foi » (by faith)13. On comprend que l’abolition de l’esclavage est indissociable de l’intégrité au sens où cette cause sera d’autant mieux partagée que chaque citoyen sera un individu pleinement libre.

Mais la colère ne suffit pas. Conformément à l’esprit de la Constitution, Thoreau rappelle qu’une loi juste ne se borne pas à dire aux Américains qu’ils sont Américains et qu’elle n’a de valeur profonde que si elle « maintient » les citoyens dans « les rangs du genre humain14 ». À la colère s’ajoute l’indignation qui élargit la juridiction de la colère en prenant chaque homme à témoin. L’individu indigné affirme que les sévices infligés à un seul esclave concernent l’ensemble des citoyens. La conscience qui se dispose intérieurement à la justice vise sans aucun doute à être intègre. Elle en déduit simultanément les raisons de rendre le « destin du pays » inséparable de l’avenir du genre humain15.

Un pas de côté

On sait que le 4 juillet 1845, Thoreau s’était éloigné de sa petite ville natale pour s’installer dans une cabane auprès de l’étang de Walden. Avec un peu de recul, et de calme, on voit mieux les injustices de la société. Dans cet esprit, Thoreau préconise aux gouvernés comme aux gouvernants de prendre de la distance. Il note :

[Les] hommes d’État et les législateurs, si totalement impliqués dans l’institution, ne la contemplent jamais nettement, dans toute sa nudité. Ils parlent de faire évoluer la société mais n’ont aucun point d’observation en dehors d’elle16.

Entendons que les élus politiques qui se rendraient excentriques, en faisant régulièrement quelques pas de côté, se donneraient les moyens d’apercevoir les abus dont ils sont responsables. Sinon, le sens du public et de la justice s’émousse. C’est une question de « bon sens » (good sense).

Prendre de la distance, c’est se rendre apte à inverser le rapport existant des minorités aux majorités. Thoreau croit en la « petitesse des commencements », en l’action d’un seul, puis de dix, de cent, de mille individus que l’on jetterait en prison pour n’avoir pas approuvé la loi contre les fugitifs :

Une minorité est impuissante tant qu’elle se conforme à la majorité ; ce n’est du reste plus une minorité ; mais elle devient irrésistible quand elle la bloque de tout son poids. Si l’alternative était de mettre tous les justes en prison ou renoncer à la guerre et à l’esclavage, l’État ne balancerait pas dans son choix17.

Dans cette situation, l’abolition de l’esclavage serait votée. Tout se passe comme si cet intérêt des consciences pour une justice réalisable rendait compatibles l’objection de conscience et la désobéissance civile. Les citoyens ne souhaitent pas uniquement « avoir raison contre l’injustice » ; ils veulent en même temps « avoir raison de l’injustice18 ». Dans les termes d’Arendt, on dirait que si la colère sert à objecter, l’indignation autorise à désobéir. De l’une à l’autre, il n’y a pas de césure mais une continuité.

Lignes de front

Dick Howard, qui développait le concept d’antipolitique dans la première partie de l’enquête, insiste ici sur le sens positif de la colère.

Dick Howard – En tant que passion, la colère est à la fois une réaction à l’absence de sens et la recherche d’un sens qui se révèle par l’application du jugement critique. En cela, la bonne colère ouvre sur le symbolique ; elle a donc une portée politique ; et l’on pourrait même y soupçonner un brin d’utopie. Elle est, en un mot, une passion immédiate qui, par sa singularité, pointe au-delà d’elle-même. Et elle devient exemplaire en ce sens qu’elle est à la fois admirée et comprise par d’autres.

Le scandale de la raison politique

En écrivant ces lignes, je pense bien sûr au succès des mouvements antitotalitaires. Mais il faut reconnaître que la redéfinition du politique qu’ils avaient un moment réussie devait à son tour subir la logique paradoxale du politique. Autrement dit, s’il y a une saine colère, il n’y en a pas de variante sainte qui serait valable une fois pour toutes, mettant ainsi fin à la création politique et à l’invention de nouvelles utopies. La singularité s’use, devient habituelle, rituelle, enfin purement procédurale. Il y aura toujours des raisons pour se fâcher ou, pour parler comme Sartre, se révolter.

La réalité de notre monde est scandaleuse, en général et dans le détail ; pas besoin d’en faire ici mon propre inventaire. J’ai déjà présenté ma plainte principale et principielle, celle d’un intellectuel qui ne peut plus partager ses mécontentements comme ses bonheurs avec d’autres mais qui se rend compte qu’à cette fin il faudrait restaurer les voies politiques de la communication. Entre les fâcheries et les colères, il faut une médiation. Il me semble qu’il y a un sujet qui mérite d’être indiqué ici, que j’appellerai un « scandale de la raison politique ».

Étant donné le statut symbolique du politique et les dilemmes dialectiques qui en découlent, le « scandale » est celui posé par la critique convenue de la démocratie dite représentative. Comme s’il y en avait une autre possible ! En effet, cette critique fait abstraction des possibilités positives ouvertes par la représentation qui, par définition, ne peut établir ni identité ni transparence entre le représentant et le représenté. C’est justement cet écart qui ouvre l’espace où peut s’exercer le jugement critique, qui est fondamental en démocratie. On aurait dû se rendre compte de cette surenchère supposée radicale lors de la lente mais définitive remise en question du totalitarisme. La démocratie n’est pas une solution toute trouvée ou, comme le disait le jeune Marx, « la forme générique » de toute constitution. Elle pose problème car elle doit rester problématique pour être fidèle à elle-même.

Or cette défense philosophique du régime représentatif me trouble. Suis-je devenu un modéré, un pragmatique, voire un apologiste du statu quo ? Est-ce que la critique de l’antipolitique, surtout dans sa manifestation actuelle au travers de la montée d’une droite extrême, me conduit malgré moi à dénoncer l’aspect utopique que véhicule l’idée d’une refondation du politique ? J’imagine que je ne suis pas le seul à être tiraillé entre la théorie du politique et les exigences réelles de la politique. On fait bien de l’admettre au lieu de se donner bonne conscience.

Professeur de philosophie à l’université de Lyon 3, Jean-Philippe Pierron s’intéresse à l’imagination morale et aux situations de soin. Il voit dans le retour des colères, après sa disqualification par une politique réduite à la technique, une invitation à reposer la question des fins.

Jean-Philippe Pierron – Entre la joie d’être ensemble dans un moment de fraternité après les attentats du 7 janvier et la peur et peut-être une colère, que très vite (trop vite ?) on qualifie de populiste, que le Front national cultive, se rappelle à nous que la réalité sociale et politique est aussi affaire de passions, d’affects, voire de pulsions. Ces sentiments nourrissent la texture du texte commun que tente d’écrire un projet politique. Il en va ainsi de la colère, celle qui s’exprime dans les suffrages, dans les refus d’aller voter ou dans les énervements que suscitent des conduites politiques exaspérantes.

Effraction

L’immédiat de la colère est une violence contre les médiations et médiatisations de tous ordres qui polissent le monde commun et le pasteurisent. C’est notamment vrai dans une culture des experts, où la force de la rationalisation et de la réflexivité des sciences sociales qui posent un diagnostic distancié sinon froid – disons neutre axiologiquement – ne rend pas toujours compte que le social est bouillonnant d’attentes, de mécontentements, de ressentiments ou de créativités. La colère ne se sonde pas dans la tranquillité d’un questionnaire, elle explose dans une pathétique du quotidien. Le social et le politique souffrent de ce lit de Procuste que constituent les protocoles, les normes et les réglementations, bridant la complexité, la créativité et l’inventivité des acteurs. Il faudrait parler ici de la dimension pathique avant d’être pathologique des sentiments que précisément ce lit veut juguler parce qu’il les craint dans leurs puissances de débordement. Il y a une pathologie de la colère chez le colérique qui ne doit pas faire oublier la positivité de ce qui s’y mobilise effectivement parce qu’affectivement. La colère est un cri avant d’être une parole.

Tel est là le passage de la colère à l’indignation : celui qui va d’une expression inarticulée, sourde, mais lourde et lestée d’affects puissants et violents à son articulation dans des protestations, des refus. Mais ce cri, il faut pouvoir l’entendre. La colère gronde, sournoise, plongeant dans la profondeur de nos entrailles ; l’indignation s’explicite dans une exclamation morale disant : « Cela n’est plus possible. »

La disqualification définitive du caractère flou, désordonné de la colère s’est faite au profit d’un déploiement de la rationalité des moyens (la généralisation des procédures, des normes et des chasses aux « événements indésirables » pour sécuriser tous les procès), de la technicité et des techniques de conservation du pouvoir (la technique tactique des partis dits de gouvernement), en exténuant la rationalité des fins. La programmation et la planification sans surprises en vinrent à tenir lieu d’aspiration ! Il importe ici de faire la critique de la rationalité instrumentale au nom des idéaux de la raison mais aussi des sentiments. L’hyper-rationalisation de nos sociétés est en même temps marquée par un déficit de raisons d’agir au point que la politique se réduit à une pratique de gestion prudente mais sans enthousiasme exerçant une emprise sur les passions d’un côté (la Hollandie) ou à une expressivité brutale des passions sans crédibilité rationnelle mais en prise avec les passions (la Lepénie).

Alors que la parole politique a perdu cette dimension de « courage de dire vrai » que Foucault analysait dans la parrhesia, noyée entre les mots de la gestion technocratique et ceux de la régulation publicitaire des communicants, dissoute en « éléments de langage », la colère retrouve un langage élémentaire ou originaire (et pas seulement rudimentaire comme on veut trop vite le voir). Elle est l’expressivité du langage avant sa formalisation. En amont, la colère est le cri de la parole, là où en aval, le dit politique se rétrécit en mots fonctionnels. En plus de l’événement de parole, elle est aussi geste d’effraction en ouverture alors qu’on pourrait se contenter de n’y trouver qu’une fracture violente.

C’est là que la colère porte alors le nom de ce que la tradition biblique plaçait sous la rubrique de la saine et sainte colère, proche en cela de l’indignation ou de ce que Camus nommait la révolte. Sous le refus se fait alors entendre cette mise en phase profonde en soi avec ce qui est le plus éminemment puissance d’affirmation dans nos protestations :

Une sainte colère n’en reste pas au simple plaisir de refuser et de se séparer. Puissance de libération par rapport à tout le mal qu’on a subi et intériorisé, elle vise en fait autre chose qu’elle-même : elle est le sésame de cette violence paradoxale qui ouvre à la prise de conscience imprévisible du pouvoir de pardonner. Puissance de refus de tout ce qu’on n’est pas essentiellement, elle tend à mettre fin aux dysfonctionnements aliénants et à faire accéder à la paix de l’être19.

Si la colère est une bourrasque, puissance de désordre qui vient briser les routes toutes tracées jusqu’à la déroute, l’indignation est alors une manière de faire de cette tempête affective un vent porteur. La colère déploie sur le mode du sentiment ce que l’indignation reprend sur le plan des raisons, des arguments, des protestations et des oppositions. De l’irritation à la colère jusqu’à la rage se déploie toute l’échelle des forces motrices et destructrices qui en nous, affectivement, se refusent à un ordre des choses insatisfaisant jusqu’à l’insupportable présenté comme un nouveau destin. Sans encore s’inquiéter de son pouvoir de pouvoir, au risque de découvrir son impuissance, la colère choisit l’affrontement, redessine une ligne de front en rebattant les cartes des positions trop vite assurées d’elles-mêmes. L’indignation trouve ainsi dans la colère une forme de mobilisation intime des puissances sourdes qui nous traversent. Sans dire que de la rage est un courage qui s’ignore, le courage peut trouver dans la rage un moteur. Mais l’indignation travaille pour une part à traduire cette « mobilisation » en mobiles : l’affrontement se fait alors arguments, et la détestation peut progressivement se convertir en protestation puis en attestation de ce qui pourrait être.

L’oubli des autres

Dans la première partie de l’enquête, Lucile Schmid diagnostiquait l’impuissance politique contemporaine, dont les catastrophes « naturelles » sont une conséquence fatale. Elles nous imposent de repenser notre rapport à la nature.

Lucile Schmid – Parler des colères de la nature, n’est-ce pas céder à une approche anthropomorphique ? Comment la colère, passion humaine par excellence, pourrait-elle s’appliquer aux éléments naturels, aux océans, aux terrains, aux vents, aux volcans ? Ne conviendrait-il pas de s’en tenir à l’expression de « catastrophes naturelles », qui englobe aussi bien les éruptions volcaniques que les tsunamis, glissements de terrain et autres typhons ? À l’inverse, reconnaître que la nature échappe à l’homme, n’est-ce pas une forme de catastrophisme lié aux dérèglements que l’homme a accentués ?

Si l’expression « colères de la nature » continue d’être couramment employée, c’est que leur évocation renvoie à la complexité des relations entre les sociétés humaines et leur environnement20. Les phénomènes naturels extrêmes ont toujours été présents dans l’histoire de l’humanité et ses mythes (celui du Déluge est le plus évident). Faut-il rappeler l’éruption minoenne de l’ancienne Santorin vers 1600 av. J.- C., qui conduisit à la séparation en plusieurs îles, la mort de Pline l’Ancien près de Pompéi dans l’éruption du Vésuve, ou encore les débats suscités par le séisme de Lisbonne dont Voltaire fit un chapitre de Candide ?

Très tôt (en Occident, dès la fin du Moyen Âge), la recherche des causes de ces colères de la nature a vu coexister une démarche scientifique et des croyances religieuses. En Chine, un inventeur génial, Chang Heng, a même, dès le iie siècle ap. J.-C., mis au point un instrument de mesure de la direction d’où venait un tremblement de terre. La recherche scientifique s’est mêlée à l’observation empirique, avec une analyse privilégiée du comportement des animaux. Après le séisme de Lisbonne, le Premier ministre portugais, le marquis de Pombal, avait ainsi, dans un questionnaire adressé aux habitants, sollicité des informations précises sur les étrangetés observées chez les animaux avant la catastrophe. Comme si ceux-ci (oiseaux, chats et chiens, mais aussi éléphants ou grenouilles) pouvaient être des lanceurs d’alerte et des médiateurs entre les hommes et leur environnement naturel.

La différence aujourd’hui, c’est que les liens entre les dérèglements du climat et les responsabilités humaines sont clairement établis21. Peut-on d’ailleurs encore parler de catastrophe naturelle quand l’influence de l’homme est omniprésente ? Nous craignons que les colères de la nature ne se multiplient, comme une forme de vengeance par rapport à ce que nous lui faisons subir : acidification des océans, déforestation, extinction des espèces, fonte des glaces aux pôles… Nous avons oublié ce que nous savions de la nature. En France, la tempête Xynthia de février 2010 a été un exemple des conséquences dramatiques de l’oubli de la nature : quarante-sept morts, dont vingt-neuf pour la seule commune de La Faute-sur-Mer, personnes âgées et enfants en grande majorité, noyés en quelques instants. Ces disparus habitaient des lotissements récents construits en zone inondable dans le cadre d’une promotion immobilière très active dans cette région touristique. La responsabilité des élus locaux a été reconnue avec des condamnations lourdes22 ; la tutelle des services de l’État a été déficiente ; l’obsession du court terme a éliminé la prise en compte des risques naturels. La Cour des comptes, chargée de faire un bilan de la catastrophe en 2012, écrivait ainsi que « la carte des zones submergées par la tempête Xynthia recouvre quasi à l’identique celle des espaces soumis aux flots marins à l’embouchure de la Sèvre niortaise au iie siècle av. J.-C. » et rappelait que « la mémoire des catastrophes anciennes a été perdue face à des risques pourtant aggravés ».

Les colères de la nature sont une expression de la complexité et des incertitudes de notre environnement. Nous devons apprendre à considérer et à intégrer cette complexité dans nos décisions. La simplification rhétorique des enjeux à laquelle se livrent les responsables politiques n’a que peu de prise sur les réalités. Comment agir autrement pour retrouver une influence sur les mouvements du monde ? C’est à cette question qu’il faut répondre en politique, dans la gestion de la cité, en affrontant la nécessité de changer l’exercice des responsabilités et du pouvoir. Les colères de la nature ne sont-elles pas d’abord des colères contre l’oubli des autres, humains et non-humains, et les mensonges de la toute-puissance ?

La colère sans la violence

Passion aux effets politiques et moraux, la colère possède aussi une dimension sociale que l’on peut vérifier lors de certaines manifestations qui associent revendications matérielles et symboliques. Anne Dujin, politiste qui travaille sur la question des modes de vie23, analyse le potentiel social de la colère en interrogeant son lien avec la violence.

Anne Dujin – Dans la première partie des Misérables, monseigneur Myriel, évêque de Digne, se rend au chevet de G., un ancien conventionnel mourant soupçonné par la population d’avoir voté la mort du roi. L’action se déroulant en 1815 à l’heure du retour des Bourbons, ce soupçon lui vaut l’hostilité générale. Ils évoquent ensemble la Révolution française, et l’évêque exprime d’emblée son jugement partagé sur les événements :

– Vous avez démoli. Démolir peut être utile ; mais je me défie d’une démolition compliquée de colère.

– Le droit a sa colère, monsieur l’évêque, et la colère du droit est un élément du progrès. N’importe, et quoi qu’on en dise, la révolution française est le plus puissant pas du genre humain depuis l’avènement du Christ. […]

L’évêque ne put s’empêcher de murmurer :

– Oui ? 93 !

Le conventionnel se dressa sur sa chaise avec une solennité presque lugubre, et, autant qu’un mourant peut s’écrier, il s’écria :

– Ah ! Vous y voilà ! 93 ! J’attendais ce mot-là. Un nuage s’est formé pendant quinze cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous faites le procès au coup de tonnerre.

Cet échange résume le rapport complexe qui unit colère et violence dans la dynamique des mouvements sociaux, la manière dont ils naissent, et celle dont ils sont reçus par le reste du corps social.

Car la colère est, historiquement, au cœur du mouvement social. Elle est l’étincelle nécessaire, sinon suffisante, pour que se structurent des revendications, et que s’organise une dynamique tendue vers le changement. Et c’est toujours le cas aujourd’hui. Qu’il s’agisse des mouvements féministes ou des revendications des minorités raciales aux États-Unis, la référence à la colère est centrale. Elle est présente aussi bien dans la manière dont ceux qui revendiquent se justifient, que dans la réception sociale que véhiculent notamment les médias. Récemment, journalistes et photographes nous ont donné à voir la « colère » des taxis, et dans une moindre mesure, celle des agriculteurs et des fonctionnaires. De nombreux commentateurs de la vie politique américaine expliquent actuellement le succès de Donald Trump dans les sondages par la « grande colère du peuple conservateur » (Le Monde, 30 janvier 2016). Plus loin de nous, le 27 juin 2009, le journal Libération titrait « Vingt ans et toujours la rage », à l’occasion des vingt ans de l’association de défense des droits des personnes homosexuelles Act Up.

Mais l’articulation de cette colère avec des manifestations de violence qui en sont le prolongement, la mise en acte, peut devenir problématique. Le miroir tendu à leur colère par la caisse de résonance médiatique, qui se focalise sur les manifestations de violence, est peut-être aujourd’hui ce qui met le plus en difficulté les mouvements sociaux, voire ce qui les empêche de se constituer comme tels. La condamnation très ferme du saccage de la préfecture de Compiègne par les « Continental » en 2009, la sidération générale face à la colère de la jeunesse des banlieues en 2005 ou plus récemment l’indignation suscitée par la chemise déchirée du directeur des ressources humaines d’Air France ont un point commun : ces manifestations de violence, qui ont eu l’honneur des médias, décrédibilisent la colère de leurs auteurs, avec pour conséquence directe de rendre leurs motifs illégitimes et finalement inaudibles.

La démocratie contemporaine promeut un idéal de colère sans violence, où la colère peut s’exprimer, à condition d’être médiatisée par les institutions chargées de prendre en charge la juste représentation des intérêts. Ses manifestations violentes sont en revanche condamnées, précisément en ce qu’elles débordent le cadre démocratique. Dans la seconde moitié du xxe siècle, trouver les formes « adéquates » d’expression de la colère devient un enjeu en soi pour de nombreux mouvements sociaux, qui font en la matière preuve d’une certaine inventivité : les « zaps » de l’association Act Up24 (coups d’éclat où les militants mettent en cause publiquement une personnalité ou une organisation dans la situation des malades) ou les happenings du groupe d’action féministe La Barbe (au cours desquels des femmes portant une barbe postiche assistent à des événements où les femmes sont sous-représentées) ont pour but de manifester la colère sans outrepasser les seuils d’acceptabilité sociale, ce qui relève souvent de l’exercice d’équilibriste. Les Femen, elles, les dépassent systématiquement. C’est ce qui leur vaut une certaine médiatisation, mais également la fréquente décrédibilisation de leur cause.

La violence sans la colère

Cette injonction aujourd’hui faite aux citoyens de trouver le juste équilibre entre expression de leur colère et refoulement de ses manifestations violentes ne serait pas en soi problématique, si les institutions n’avaient pas produit, en réponse aux manifestations de la colère, quelque chose de bien plus redoutable : la violence sans colère.

En 1937-1938, la philosophe Simone Weil rédigea un petit essai intitulé « L’Iliade ou le poème de la force », publié l’année de sa mort, en 1943, dans la revue américaine Politics. Ce texte, écrit alors que l’Europe s’apprête à plonger dans le chaos de la Seconde Guerre mondiale, procède d’une relecture du poème d’Homère, au prisme d’une notion clé : la force. La force est un au-delà de la colère – la colère d’Achille qui fournit l’étincelle de la guerre. Elle est le mouvement qui s’empare irrésistiblement des puissants qui exercent alors sur les plus faibles ce qu’ils jugent être leur bon droit. Mais elle soumet, dans le même mouvement, celui qui l’exerce et celui sur lequel elle s’exerce :

La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral car elle en fait un cadavre.

Ce faisant, la force nie la colère comme émotion humaine. Elle lui substitue un ordre politique fondé sur la volonté de domination. L’Iliade est « le poème de la force » selon Weil, car il raconte comment deux peuples sombrent dans la destruction mutuelle sous le joug de la force. Weil montre que la force se déploie de manière privilégiée dans les situations de guerre, mais ne s’y limite pas. La politique est son domaine de prédilection, dont la guerre n’est que la manifestation la plus extrême.

L’utilisation, à l’occasion de la Cop21 en décembre 2015, des mesures de l’état d’urgence contre des militants écologistes constitue à ce titre une réactualisation exemplaire de la « force » telle que la définit Weil. En prévision de manifestations potentiellement perturbatrices, le pouvoir déploie un dispositif d’assignation à résidence qui neutralise toute possibilité d’action. À une violence « chaude », passage à l’acte émotionnel de la colère (ici neutralisée) s’oppose la violence « froide » du pouvoir, légitime car parée des attributs de la rationalité (le contexte post-attentats justifierait qu’on ne disperse pas l’énergie des forces de sécurité).

L’opposition entre la colère et la violence, la première étant tolérée pour peu qu’elle revête des formes acceptables, la seconde condamnée au nom des désordres sociaux qu’elle engendre, est une impasse. Les colères démocratiquement « acceptables », car verbalisées et formalisées dans le cadre du jeu institutionnel, sont de moins en moins nombreuses – notons la récurrence de celle des agriculteurs, dont on ne sait plus vraiment si elle est moteur d’un changement de leur situation. Elles s’opposent aux colères « inacceptables », non prises en charge par les institutions actuelles. Rejetées hors du jeu démocratique, ces colères sont soit traitées par le mépris des institutions – c’est le cas du mouvement Occupy par exemple –, soit condamnées dès lors qu’elles prennent des formes jugées violentes.

Hors de soi

Professeur de philosophie pratique à l’université de Paris-Est-Créteil, Guillaume le Blanc s’intéresse à la vulnérabilité des vies ordinaires. Il lit dans la tragédie shakespearienne l’injonction éthique de différer la violence portée par la colère.

Guillaume le Blanc – On trouve dans Henri VIII de Shakespeare cette sentence : « La colère est pareille à un cheval fougueux ; si on lui lâche la bride, son trop d’ardeur l’a bientôt épuisée. » Il existe une vie et une mort de la colère, un avant et un après, un acte de naissance et un acte de décès. Dans le flux de colère, le soi se décompose et se recompose. Nous sommes défaits par la colère et nous arrivons à la défaire. Tout autre est la lecture de Racine. Dans Phèdre (acte iv, scène iii), Thésée en proie à la colère abandonne Hippolyte à la colère de Neptune. Le redoublement de la colère, de Thésée à Neptune, emporte le fils, Hippolyte, dans un embrasement potentiellement mortel dont il n’est ni à l’origine ni à l’arrivée : « Ah ! que ton impudence excite mon courroux ! », disait Thésée à son fils dans la scène ii. Et dans la scène iii :

Misérable, tu cours à ta perte infaillible !
Neptune, par le fleuve aux dieux mêmes terrible,
M’a donné sa parole, et va l’exécuter.
Un dieu vengeur te suit, tu ne peux l’éviter.

La colère partage le sensible, crée l’inéluctable d’une progression sans arrêt et plonge celui qui la subit dans les affres de la désolation à venir.

Que penser de ces deux états tragiques de la colère ? Sans doute ceci, que le moi existe aussi hors de soi. S’il est le plus souvent pensé présent à soi dans un idéal de paix intérieure, de tranquillité bienveillante, de calme contenu, il existe à l’état de dilatation dans des affects qui ne sont pas de simples états limites, mais bien plutôt des modulations d’un soi qui vit aussi hors de soi. Une vie hors de soi, c’est la seule promesse de la colère : elle ronge les attaches du port intérieur et fait divaguer le navire hors de tout ancrage natif, le laisse en subsistance dans les rouleaux du déchaînement. Une sorte de dépossession rageuse ruine les propriétés intérieures. La colère vaut alors comme un ascenseur émotionnel privé de tout rail qui est capable de transporter le soi à des hauteurs inattendues, au plus près de sa dislocation de soi et de celle des autres. Car qu’est-ce qu’être en colère ? Rien de moins approprié que l’expression « se mettre en colère » : en réalité, c’est la colère qui prend le Je, dispose de lui et le prive de toute initiative. Au centre de ce noyau de noirceur, il ne faut pas chercher une quelconque volonté à l’œuvre retombant fortuitement sur un autre qu’elle menace en son intégrité : nulle trace d’un auteur de la colère. Car la colère s’en prend d’abord à celui qui entre en colère et qui est comme possédé par elle, transporté au plus près des frontières de soi. C’est ce qui fait que la colère est sublime car elle est un transport dans une zone où soi n’est plus maître, où soi est devenu hors-de-soi.

La tentation est grande de privilégier une vision eschatologique de la colère dans une vision morale de l’existence apaisée. Penser la norme dans la régularité et dans l’équilibre de l’existence, c’est dépêcher la colère dans la zone pathologique de l’état limite, la situer à la frontière de soi, dans ce lieu de l’abolition future où disparaît une vie pour laisser place à la rage. Mais d’où savons-nous que nous sommes ainsi, avec la colère, au plus près de l’extinction de soi ? Nous faisons référence à un maître intérieur qui est déjà notre guide en extériorité, mais nous sentons que d’autres états de plaisir, de douleur, de mélancolie et de joie nous font passer hors de nous. Ce maître intérieur est peut-être en capacité de modeler toutes les dévastations, mais il n’est qu’une fiction que nous créons pour nous remettre dans les rails, dans les bordures d’une vie limitée. Le vocabulaire des intensités affectives suggère une dilatation effrénée des frontières de soi, des hauts, des bas, des à-côtés, tout un tangage qui peuple nos vies et nous empêche de nous rejoindre. Nous ne nous rejoignons jamais ; nous sommes précédés par une fureur et un emportement qui nous précipitent hors de nous. Comment vivre une vie à soi quand celle-ci est à ce point hors de soi, dans le monde des autres, au travail, dans les normes, mais aussi dans les affects qui virevoltent bien en avance de nous-mêmes, comme la colère ? Qu’est-ce qu’une vie à soi dans la vie hors de soi ? Peut-être devons-nous apprendre quels régimes de joie et de tristesse liés à des emportements nous font et nous défont. Ce qui fait une vie est aussi ce qui la défait.

Le mot de Shakespeare peut valoir comme un enseignement face à la fureur destructrice décrite par Racine. Faire aller la colère jusqu’au bout, ce n’est pas disparaître en elle, mourir au fond du tourbillon de noirceur, mais c’est se placer en état d’hibernation pour laisser passer l’orage. La colère sidère, mais il est possible d’hiberner et d’attendre qu’elle se défasse. Alors il faudra s’employer à réorienter le cours des choses. Ajourner la violence dans la colère devient ainsi notre tâche éthique majeure. Mais pour y parvenir, point n’est besoin d’en appeler à la magie d’un moi équilibré, pondéré, gardant les lignes comme un gardien de but attentif. Vouloir exténuer la colère, c’est chercher plutôt à la réorienter vers une forme de vie plus paisible, c’est métamorphoser la violence en vie. Seule une vie hors de soi peut se promettre un tel but éthique. La colère n’est pas plus grande que soi. C’est bien davantage « soi » qui évolue dans le variable, dans l’intensité disparate des grandeurs.

La colère unit les individus, mais par la force du dissensus. Ce paradoxe est au cœur du mouvement politico-social des Indignés qui s’est développé après la crise de 2008. Redonnons, pour finir, la parole à Carole Widmaier qui éclaire ce phénomène en se référant à ce que Hannah Arendt a dit des conseils révolutionnaires.

Carole Widmaier – Les conseils révolutionnaires ne sont pas un modèle d’organisation rationnelle du pouvoir. Leur apparition, toujours fugace et fragile, à différents moments de l’histoire, signale bien plutôt la capacité politique du peuple, dans ses deux dimensions essentielles : d’une part, l’exercice spontané d’une liberté politique qui n’est guidée par aucune théorie, aucune vision du monde et aucune idéologie, l’émergence, donc, d’une liberté politique radicalement imprévisible ; d’autre part, la capacité du peuple à s’enthousiasmer pour une telle apparition, indiquée par le succès populaire de tous les mouvements conseillistes. Le cas le plus exemplaire dans la pensée d’Arendt est celui des conseils apparus pendant la Révolution hongroise de 1956, auxquels elle a consacré un article important qu’elle a ajouté à la seconde édition des Origines du totalitarisme25.

Les lieux de la colère

Si l’on comprend que le système des conseils n’a jamais chez Arendt le statut de modèle et que donc nous avons seulement affaire, au cours de l’histoire, à des moments de réouverture de l’espace politique qui présentent entre eux certains rapports analogiques, alors le mouvement des Indignés peut être pensé dans ce registre-là.

Comme les systèmes de conseils, qui sont toujours apparus dans des contextes révolutionnaires, le mouvement des Indignés a émergé spontanément et rapidement, comme une apparition du politique au sein du peuple lui-même, et en opposition à la fois au principe de souveraineté et à toute forme de centralisation. Il se constitue clairement en alternative à la politique des partis et s’accompagne d’une critique explicite de la représentation politique. Contre une représentation qui ne représente personne, il met en lumière l’importance de la délibération, de la diversité des positions dans le monde et se fonde sur l’idée d’une multiplicité légitime des sources du pouvoir, d’un pouvoir qui est à la fois sans violence et sans leader. Arendt défend une forme particulière d’élitisme, qui procède du seul goût pour la politique : une sorte d’auto-recrutement, qui confère à l’espace politique la forme d’un ensemble de réseaux qui articulent, sans organisation intentionnelle idéologique ou théorique préalable, une pluralité de manières de penser et d’être au monde. Les nouvelles conditions technologiques, sur lesquelles s’appuie le mouvement des Indignés, renforcent cette dimension, en lui donnant une direction qui est bien davantage internationale que supranationale.

Il faut cependant voir que ce mouvement n’est pas uniforme : son unité provient en quelque sorte de son ancrage passionnel commun (l’indignation), mais il se décline différemment selon les pays où il a pris forme. C’est ainsi qu’à Madrid, il s’accompagne de la formation d’assemblées populaires qui formulent quelques revendications explicitement politiques (modification de la loi électorale qui confère trop peu d’importance aux petits partis) ; en Israël, les revendications sont davantage économiques ; ce qui frappe aux États-Unis, c’est, à la suite de l’investissement madrilène de la Puerta del Sol, l’occupation du Zuccotti Park.

La question du lieu est à notre sens un enjeu majeur. Certains, comme Alain Touraine, voient là un simple mouvement de libération, dans lequel un certain nombre d’ennemis sont désignés, mais qui ne serait pas politique dans la mesure où il n’a pas de programme clair, de propositions positives systématisées26. Mais on peut lire les choses autrement : si l’on adopte la perspective arendtienne, l’absence de programme n’est pas l’indice de l’apolitisme. Le sens du mouvement réside en réalité dans les espaces politiques qu’il constitue physiquement, en amont de tout contenu précis à donner aux revendications. L’essentiel réside, pour reprendre une expression de Michel Lussault, dans des « métademandes » : « le campement, nous dit-il, ne sert pas une cause ; il est la cause27. »

Mais il reste qu’Arendt, dans toute son œuvre, défend toujours la République plutôt que la démocratie – quand bien même celle-ci serait « participative » –, car un espace politique institué suppose que les activités fassent l’objet d’une stricte régulation législative, tout comme elle aspire à une forme d’institutionnalisation de la désobéissance civile. Nous en sommes clairement très loin. Et, jusqu’à présent, tel est bien le sort du conseillisme. N’ayant de sens que s’il est spontané, il nous fait essentiellement percevoir que la capacité à la liberté ne doit pas s’oublier. En tant qu’événement, il ne peut avoir de précédent, et c’est pourquoi il ne doit jamais être érigé en rang de modèle. Il serait plutôt un signe, au sens kantien, signe à la fois de la capacité d’agir et de la capacité d’être un spectateur qui juge et approuve, qui s’enthousiasme devant les apparitions fugaces du « trésor perdu » que constitue la liberté. Cette apparition aujourd’hui ne peut être déliée du contexte de crise qui est le nôtre, et représente une réponse à la question « Que faire ? » quand les détenteurs du pouvoir ne sont pas si facilement identifiables, quand, au niveau mondial, le gouvernement n’est au fond celui de personne.

  • 1.

    Une version sous-titrée en français est disponible sur Dailymotion (http://www.dailymotion.com/video/x2o1vd7)

  • 2.

    James Baldwin, « Une opposition complice », dans Chronique d’un pays natal, Paris, Gallimard, 1955.

  • 3.

    Voir, par exemple, Sylvie Laurent, Martin Luther King, Paris, Seuil, 2015, dont nous avons rendu compte dans Esprit, août-septembre 2015.

  • 4.

    Ta-Nehisi Coates, Une colère noire, Paris, Autrement, 2016.

  • 5.

    Je me permets ici de renvoyer à « De Philadelphie à Ferguson. L’illusion d’une Amérique post-raciale » dans Esprit, janvier 2015.

  • 6.

    Voir le texte d’Anne-Lorraine Bujon dans ce numéro, p. 84.

  • 7.

    Olivier Remaud, Un monde étrange. Pour une autre approche du cosmopolitisme, Paris, Puf, 2015. Voir le compte rendu dans Esprit, août-septembre 2015.

  • 8.

    Henry David Thoreau, De l’esclavage. Plaidoyer pour John Brown, trad. Thierry Gillybœuf, Paris, Mille et une nuits, 2006, p. 98.

  • 9.

    Hannah Arendt, « La désobéissance civile », dans Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, trad. Guy Durand, Paris, Pocket, coll. « Agora », 1996, p. 57 et 61-62 (italiques de l’auteure).

  • 10.

    H.D. Thoreau, la Désobéissance civile, trad. Guillaume Villeneuve, Paris, Mille et une nuits, 1996-2000, p. 19 (italiques de l’auteur).

  • 11.

    Ibid., p. 25 (italiques de l’auteur).

  • 12.

    « Si un homme possède la foi [faith], il coopérera partout avec la même foi ; s’il ne l’a pas, il continuera à vivre comme le reste du monde, quelle que soit la compagnie à laquelle il s’est joint. Coopérer dans le sens le plus haut, comme dans le sens le plus bas, signifie gagner sa vie ensemble », dans H.D. Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, trad. Germaine Landré-Augier, Paris, Aubier, 1967, p. 169 (italiques de l’auteur).

  • 13.

    H.D. Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, op. cit., p. 77 et p. 91.

  • 14.

    Id., De l’esclavage, op. cit., p. 26-27.

  • 15.

    C’est l’expression de Thoreau, ibid., p. 30. Sur l’indignation, je me permets de renvoyer à mon article, « Devenir citoyen du monde en s’indignant ? Une relecture du Common Sense de Thomas Paine », dans Liliane Crips, Nicole Gabriel, Anne-Marie Berthon-Gerth et Marie-Louise Pelus-Kaplan (sous la dir. de), Être citoyen du monde, Paris, Presses de l’université Paris Diderot-Paris 7, 2016/2, p. 109-122.

  • 16.

    H.D. Thoreau, la Désobéissance civile, op. cit., p. 44.

  • 17.

    H.D. Thoreau, la Désobéissance civile, op. cit., p. 26-28.

  • 18.

    Jean-Marie Muller, l’Impératif de désobéissance. Fondements philosophiques et stratégiques de la désobéissance civile, Paris, Le Passager clandestin, 2011, p. 188.

  • 19.

    Lytta Basset, Sainte colère. Jacob, Job, Jésus, Paris/Montrouge, Labor et Fides/Bayard, 2002, p. 249-254.

  • 20.

    Voir Catherine et Raphaël Larrère, Penser et agir avec la nature, Paris, La Découverte, 2015.

  • 21.

    Voir le dossier « Habiter la Terre autrement », Esprit, décembre 2015.

  • 22.

    Le résultat du procès en appel est prévu au 4 avril 2016.

  • 23.

    Voir modesdevivre.blog.lemonde.fr

  • 24.

    Christophe Broqua et Olivier Filleule, « Act Up ou les raisons de la colère », dans Christophe Traïni (sous la dir. de), Émotions… Mobilisations !, Paris, Presses de Sciences-Po, 2009.

  • 25.

    H. Arendt, « Réflexions sur la Révolution hongroise », dans les Origines du totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, éd. Pierre Bouretz, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2002, p. 896-938.

  • 26.

    Voir notamment l’entretien qu’Alain Touraine a accordé à la revue Sciences humaines en mars 2012.

  • 27.

    Michel Lussault, « Bienvenue dans la nouvelle lutte des places ! », revue Raison-publique.fr, mardi 3 janvier 2012.

REMAUD Olivier

PIERRON Jean-Philippe

Alice Béja

Maîtresse de conférences à Sciences Po Lille, chercheuse au CERAPS-CNRS, Alice Béja est spécialiste de l’histoire culturelle et politique des Etats-Unis. Elle travaille sur les mouvements protestataires américains de la fin du XIXe et du premier XXe siècle ainsi que sur leurs représentations littéraires. Ancienne rédactrice en chef de la revue Esprit, elle a notamment publié Des mots pour se

Anne Dujin

Rédactrice en chef de la revue Esprit depuis 2020, Anne Dujin est politiste de formation. Elle est également poète. Son dernier recueil, L'ombre des heures, est paru aux éditions de L'herbe qui tremble en 2019.

Dick Howard

Professeur de sciences politiques aux Etats-Unis, il connaît bien l'Allemagne et la France, d'où un travail de médiation philosophique entre les trois pays, qui porte notamment sur les héritages du marxismes entre l'Europe et l'Amérique, mais aussi les débats et les malentendus transatlantiques. Il a notamment publié en Français, Aux Origines de la pensée politique américaine, Paris,…

Guillaume Le Blanc

Philosophe, professeur à l’université Paris-Est, il travaille sur notre rapport à la santé (Canguilhem et les normes, PUF, 1998), au soin, au corps (Courir. Méditations physiques, Paris, Flammarion, 2013), ce qui l'a conduit à s'interroger sur l'exclusion, l'invisibilité de certaines situations sociales, les situations de marginalité et d'étrangeté (Vies ordinaires, vie précaires (Seuil, 2007) ; L

Lucile Schmid

Haut-fonctionnaire, membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Lucile Schmid s'est intéressée aux questions de discrimination, de parité et d'écologie. Elle a publié de nombreux articles pour Esprit sur la vie politique française, l'écologie et les rapports entre socialistes et écologistes. Elle a publié, avec Catherine Larrère et Olivier Fressard, L’écologie est politique (Les Petits…

Carole Widmaier

Professeure agrégée de philosophie à l’université de Franche-Comté, elle a notamment traduit et édité Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? (Seuil,2016).

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Pour son numéro double de mars-avril, la revue consacre le dossier central à la question des colères. Coordonné par Michaël Fœssel, cet ensemble original de textes pose le diagnostic de sociétés irascibles, met les exaspérations à l’épreuve de l’écriture et se fait la chambre d’écho d’une passion pour la justice. Également au sommaire de ce numéro, un article de l’historienne Natalie Zemon Davis sur Michel de Certeau, qui reste pour le pape François « le plus grand théologien pour aujourd’hui », ainsi que nos rubriques « À plusieurs voix », « Cultures » et « Librairie ».