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L’Union des écrivains algériens en 1965. De gauche à droite : Kaddour M’Hamsadji, Mourad Bourboune, Mouloud Mammeri (président), Jean Sénac (secrétaire).
L'Union des écrivains algériens en 1965. De gauche à droite : Kaddour M'Hamsadji, Mourad Bourboune, Mouloud Mammeri (président), Jean Sénac (secrétaire).
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L'Algérie rêvée de Jean Sénac

Une anthologie récente parue chez Actes Sud permet de redécouvrir l’œuvre du poète franco-algérien Jean Sénac. Partout, son chant appelle une libération, qu’il s’agisse de la colère, du corps, d’un peuple ou encore de la beauté. Ainsi aura-t-il chanté avec une égale exigence l’amour et la mort, les blessures collectives et ses propres cicatrices. Plusieurs textes de celui qui fut à la fois chrétien, socialiste et anticolonialiste ont été accueillis par Esprit. L’écrivain et éditeur René de Ceccatty, qui a préfacé l’anthologie, revient avec nous sur cette œuvre singulière.

 

«  Il suffit d’une fois et elle s’inscrit en vous  », écrivez-vous dans la préface aux Œuvres complètes de Jean Sénac, à propos d’une œuvre «  régulièrement oubliée et ressuscitée[1]  ». La tentation est grande de vous retourner ces mots: de quelle manière la poésie de Jean Sénac s’est-elle inscrite en vous?

C’est au printemps 1973 que, rencontrant Serge Tamagnot pour qu’il me parle de Violette Leduc, j’ai appris l’existence de Jean Sénac, poète qui vivait encore en Algérie et que Serge retrouvait régulièrement dans ce pays. Jean Sénac, poète de la rencontre des cultures, fils bâtard d’une Espagnole émigrée et d’un coiffeur père de famille, né à Béni Saf, reconnu par un petit fonctionnaire français, appartenait plus à la culture algérienne qu’à la culture française. Serge m’a fait lire Avant-corps, le recueil sorti chez Gallimard en 1968, et L’Anthologie de la nouvelle poésie algérienne, éditée en 1971, dans Poésie numéro un, une revue qui m’était familière depuis le lycée. J’avais vingt et un ans quand j’ai rencontré Serge. C’était l’âge idéal pour découvrir un poète tel que Sénac. Serge Tamagnot, merveilleux autodidacte exalté, m’entraînait dans sa passion de la littérature. Je n’ai pas mis beaucoup de temps à comprendre que Sénac appartenait à la catégorie des poètes que j’aimais : ­Pasolini, Genet, Verlaine, Walt Whitman, Oscar Wilde, René Crevel, Apollinaire. Je ne connaissais pas l’Algérie, mais la Tunisie où j’étais né. Et mon enfance avait été contemporaine d’une guerre qui était abondamment commentée à la maison et dont j’avais subi, moi aussi, les effets, par des angoisses collatérales et par le départ de mon pays natal avec ma famille. Moins de trois mois plus tard, Sénac était assassiné. Serge était bouleversé par cette nouvelle et, avec Françoise d’Eaubonne, il avait placardé, à travers le quartier latin où il travaillait comme barman, des appels à la révision du procès de l’assassin de Sénac. En effet, celui qui avait été arrêté et finalement relâché (Mohamed Briedj) était un bouc émissaire. La nouvelle de cet assassinat (qui préfigurait avec deux années d’avance celui de Pasolini) était un coup de tonnerre. La poésie de Sénac, à la fois solaire et tragique, sensuelle et percutante, insolente et lyrique, était une respiration dans la grisaille de mes études.

Y avait-il, chez ce poète doublé d’un passeur, une réunion voire une fusion du poète et du citoyen?

Moravia appelait Pasolini « poète civil », et c’est bien le qualificatif que mérite également Jean Sénac. Pour des raisons biographiques, ce bâtard qui fut successivement renié par son père génétique et par son père officiel et patronymique, avait vécu successivement les guerres, avec une implication directe. Il avait abandonné rapidement l’enseignement (instituteur) pour collaborer à des revues littéraires comme Lélian ou Soleil et en fonder une lui-même, Terrasses. Il était bien décidé à participer à l’affranchissement d’une terre qu’il estimait profondément la sienne, pour la libérer des colons. Il était en rapport avec des intellectuels algériens francophones. Dès le début de la guerre en 1954, alors qu’il était en France, il participa aux luttes clandestines du Fln, en imprimant des textes qu’il faisait passer en Algérie. Il ne rentrera que le 30 octobre en Algérie. Mais il avait déjà publié, non seulement son recueil dans la collection «  Espoir  » d’Albert Camus, mais des textes engagés comme Matinale de mon peuple en 1952, Le Soleil sous les armes en 1957. Ses poésies, ses articles étaient soucieux d’exprimer son soutien au peuple algérien dont il pensait faire partie. Ses poèmes érotiques eux-mêmes sont marqués par cet engagement, car contrairement à Pasolini, il ne dissociait pas son rapport au corps et son rapport à la libération politique. Il n’était pas scindé. Toute son œuvre manifestera ce double lien, cette double problématique, jusque dans les rapports les plus intimes, les plus individuels. Son engagement se lit avant tout dans ses propres poèmes, mais aussi dans son activité radio­phonique, dans les deux émissions qu’il a créées, «  Le Poète dans la cité  » en 1963 et «  Poésie sur tous les fronts  » en 1967. On lui a souvent reproché son célèbre « Tu es forte comme un comité de gestion », mais ce n’est pas seulement dans ses poèmes à la gloire de la révolution qu’il est politique. Il l’est aussi en chantant le corps masculin : « S’ils sont armés/ c’est de roses nocturnes/ Ils ne savent battre/ que le rappel des cœurs. » À partir du moment où Boumédiène interdira cette ­deuxième émission, en janvier 1972, Jean Sénac commence sa lente descente désespérée. Mais, même si le désespoir marque ses poèmes depuis plusieurs années – il écrivait en 1971 : « Dans cette ville/ La jeunesse est un crime/ ­L’intelligence est un crime, / La beauté est un crime » –, il y a encore une force de rayonnement : « N’immobilisez jamais un poète dans son vers./ Le poète est mobile, ses poignants sont multiples./ Et son éclat baroque va de la lyre aux tripes. »

De quelle Algérie rêvait Sénac, par-delà celle qui lui faisait face? On se souvient qu’Hélène Cixous, dans Rêverie de la femme sauvage, exprimait la souffrance d’être fou et malade du besoin d’Algérie. Albert Camus ou Jacques Derrida ont dit aussi leur amour blessé de ce pays.

Il y a eu plusieurs blessures dans le rapport de Sénac à l’Algérie. Et un amour constant. Et vous avez raison de le comparer à Hélène Cixous et à Jacques Derrida dans ce lien qui les unit tous trois à cette terre. Bien sûr, il a été blessé lorsque le sang a été versé à Sétif et à Guelma. Bien sûr, chaque victime de l’armée française a eu la compassion de Jean Sénac. Bien sûr, la lutte fratricide aussi, car il n’était pas, quoi qu’en ait pensé Camus, indifférent au meurtre des Français par les combattants algériens. Le terrorisme, même en temps de guerre, est une force aveugle. Mais la plus profonde blessure, c’est peut-être la déception qui a suivi la joie de la libération. Après avoir tant cru à la révolution, il a dû admettre que la corruption, la censure et l’immoralité même avaient fini par l’emporter dans un gouvernement qui n’avait pas tenu ses promesses. Jean Sénac était, malgré lui, un apatride. Il a passé de longues années en France à partir de 1950. Sans doute parce qu’il avait besoin de ses amis, Camus, René Char, de ses éditeurs, Gallimard, Subervie. Mais aussi parce qu’il ne se sentait nulle part chez lui. Il rêvait d’une Algérie utopique. Il appartenait à cette génération des beatniks aussi bien. Il pensait, un peu comme Jean Genet, que la lutte du peuple noir, la lutte des peuples arabes obéissaient à la même soif de liberté. C’était vrai. Mais une réalité allait faire s’effondrer ces rêves.

Du style de Jean Sénac, qui fut novateur poétiquement tout en cherchant un reflet dans certains miroirs, vous écrivez qu’il a «  parfois hésité entre plusieurs modèles  ». À quelle sorte de lyrisme avons-nous affaire?

Jean Sénac avait de nombreux maîtres, outre René Char et les surréalistes, Rimbaud, Verlaine, Artaud, Oscar Wilde, Walt Whitman, García Lorca, Constantin Kavafis, Luis Cernuda, tous les poètes qui avaient mêlé sensualité, libération, provocation, étaient ses frères. Il hésitait entre un classicisme (il a même écrit des sonnets en alexandrins rimés) et un expérimentalisme qui trouvera son apogée dans Dérisions et vertige (1983) et dans le Mythe du sperme – Méditerranée (1984) ou dans A-corpoème (1981). Cela dit, je ne crois pas qu’il ait eu des périodes distinctes à proprement parler dans la petite vingtaine d’années qu’a duré sa création. Tout était simultané. ­N’oublions pas que Sénac a toujours été aussi un poète oral. C’était un poète de la déclamation, même dans son œuvre érotique ou intime. Les vers étaient adressés à un ou plusieurs interlocuteurs. Ce n’étaient pas des poèmes de laboratoire. Ce n’étaient pas des poèmes faits pour révéler par de longues recherches leurs strates secrètes. Ils devaient avoir un impact immédiat. C’est aussi ce qui le rapproche de Pasolini (mais Pasolini était infiniment plus cérébral).

Comment expliquez-vous que la mort, cette sœur si encombrante de la vie, soit une musique si présente dans la poésie de Sénac, qui va jusqu’à entremêler le langage et la mort?

En dehors du fait que je ne crois pas qu’il y ait un seul poète pour qui la mort n’ait pas été un sujet central, sinon même «  le  » sujet, même ou surtout s’il est lié à l’amour, Jean Sénac appartenait à un monde où la mort était quotidienne. Adolescent pendant la Seconde Guerre mondiale, jeune homme encore pendant la guerre ­d’­Algérie, il n’a connu que le sang versé. Il a vu mourir des amis combattants. Il a assisté à des exécutions. Sa propre mort, il l’attendait, quand il s’est compris indésirable. « Elle est ma colonne et ma gaine./ Bonjour la Mort », écrit-il trois mois avant d’être assassiné. De la même manière, on a traqué dans l’œuvre de Pasolini tous les poèmes qui préfigurent, parfois avec une précision hallucinante, les circonstances même de son lynchage « comme un chat crevé ».

Sénac est un beau conteur du désir, un chanteur de la beauté, un militant de l’amour. «  Mon Désir est la seule conscience  » annonce celui qui a l’Algérie au cœur et le corps pour égérie. Le corps est-il ici aussi signifiant que le mot, comme l’écrit le postfacier?

Je pense que Sénac, amoureux du corps masculin, cherchait aussi la libération du corps tout court, la libération du corps humilié par la domination coloniale. Bien entendu, il avait une orientation homosexuelle très forte, mais c’était surtout une forme de sensualité lyrique qui le conduisait à lier le désir à l’utopie politique. « Jeunesse le soleil nous mordait à la nuque./ Tout l’amour fut d’un coup moins âpre à inventer », écrit-il en 1971 dans un poème dédié à Hamid Nacer-Khodja qui avait alors vingt ans et qui consacrera sa vie à étudier la poésie et la vie de Jean Sénac.

Son indocilité pointait à travers sa religiosité hérétique, l’érotisation de thèmes bibliques, l’explosion de la dichotomie chrétienne chair-esprit. N’y a-t-il pas chez Sénac un fond libertaire? N’y a-t-il pas chez lui les ingrédients, les actes aussi, d’un libre penseur?

Libertaire est un qualificatif que lui donnerait bien volontiers Françoise d’Eaubonne qui a réuni, dans un petit pamphlet publié par L’Esprit frappeur en 2000 et intitulé La Plume et le Bâillon, trois rebelles censurés : Violette Leduc, Nicolas Genka et Jean Sénac. Mais je pense que le terme est excessif et un peu inapproprié. Jean Sénac se voulait certes un libérateur, mais il avait un souci pédagogique et militant qui lui interdisait l’anarchisme. Ses émissions de radio, ses poèmes militants, sa volonté de faire entendre les autres voix montrent assez que Jean Sénac était soucieux de collectivité, d’action commune et constructive. En ce qui concerne la religion, certes il était insoumis et libre, et n’acceptait aucun dogme. En ce qui concerne la chair et l’esprit, ils étaient en effet profondément indissociables pour lui. Et le désir n’était jamais coupable, culpabilisé, culpabilisant, contrairement à ce que l’on peut lire chez Pasolini. Son homosexualité qu’il ne nomme pas et à laquelle il n’attache aucune faute, aucun soupçon de déviance, aucune volonté subversive n’est pas, pour lui, un obstacle. Il est peu de poètes homosexuels aussi solaires et affranchis que lui. Il a du reste donné des versions modernes des poèmes érotiques d’Aboû-Nouwâs, poète iranien de langue arabe qui chante le corps et le désir des hommes sans la moindre retenue, avec une exaltation heureuse, sans ombre. Et quand il y a chez Sénac désenchantement, comme dans le poème «  Citoyens de laideur  » (1972) qui répond sur un mode inversé et sombre à son Citoyens de beauté [1967] (tout comme Pasolini réécrivit sur un mode négatif sa Meilleure Jeunesse, vingt ans après, pour en donner une version amère, désespérée, La Nouvelle Jeunesse), c’est surtout à l’égard de la tournure que prenait le gouvernement algérien. Mais ce désenchantement lui-même était incapable d’assombrir la luminosité intérieure qui l’habitait.

Propos recueillis par Nicolas Dutent

 

[1] - Jean Sénac, Œuvres poétiques, préface de René de Ceccatty, postface de Hamid Nacer Khodja, Arles, Actes Sud, 2019.

René de Ceccatty

Ecrivain, éditeur et traducteur, il vient de publier Un renoncement (Flammarion, 2013).

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