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Mustafa Bouchachi (Frankinus, 13 mars 2019)
Mustafa Bouchachi (Frankinus, 13 mars 2019)
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L’Algérie sur les chemins de liberté ?

mai 2019

En Algérie, les services et l’armée peuvent reconduire le régime prétorien, mais il ne faut pas désespérer des mouvement populaires.

Après plusieurs semaines de manifestations et après avoir été lâché par l’armée qui l’avait porté au pouvoir au 1999, Abdelatif Bouteflika a remis sa démission, avant même l’expiration de son mandat légal, au président du Conseil constitutionnel. La forme légale du coup d’État en douceur menée par l’armée est sauvée. L’ancien président du Conseil de la nation, Abdelkader Bensalah, doit exercer la présidence par intérim, pendant quatre-vingts dix jours, le temps nécessaire pour organiser de nouvelles élections.

Après près de vingt ans de lutte entre décideurs militaires, chefs civils et homme d’affaires au sein de la coupole algérienne sous Bouteflika, l’armée et les services de renseignement contrôlent et décident seuls au pouvoir, comme en 1962 lors de l’indépendance, comme en 1965 lors du coup d’État de Boumédiène, comme en 1991-1992 lors de l’annulation du premier tour des élections et du coup d’État qui renversa Chadli Bendjedid, comme en 1999 quand l’armée coopta par l’élection A. Bouteflika. Elle est donc seule au commande et, pour bien le faire savoir, le chef d’état-major a retiré de l’autorité de la présidence les services secrets pour les placer de nouveau sous celle du ministre de la Défense, donc de lui-même. En réalité, les services de renseignement n’avaient jamais échappé à l’armée, car ils sont le cœur du pouvoir. Des hommes d’affaires proches de Bouteflika, que les accointances politiques avaient enrichis, sont arrêtés. Plus de cinq cents interdictions de sortie du territoire ont été délivrées, dont l’une à l’encontre de l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal et, comble de la farce, contre le chef des services de renseignements lui-même. À quoi assiste-on ?

Il y a bien des arguments pour considérer que l’armée et les services de renseignement conduisent totalement la « transition » pour reconduire le régime. Ils peuvent respecter les formes de la Constitution et convoquer des élections présidentielles dans un délai de quatre-vingt-dix jours. Ils peuvent aussi choisir de repousser l’échéance électorale, le temps qu’une conférence nationale rassemble les partis, y compris islamistes, ou les organisations qu’ils contrôlent déjà dans les faits. Il pourra en sortir une « personnalité » disposant de tous les certificats de démocratie, d’exemplarité sur les droits de l’homme, voire de standing international qu’ils coopteront au pouvoir, comme ils ont su le faire en 1995 et 1999. Après des élections auxquelles concourront quelques lièvres, comme par le passé, cette « personnalité » sera adoubée par la communauté internationale, toujours en quête de stabilité dans la région, et le régime dont elle sera la tête d’affiche.

Pour calmer les manifestants qui réclament la fin du « système », le pouvoir peut livrer en pâture quelques grands patrons du clan Bouteflika, corrompus et ayant perdu leurs alliés militaires. C’est ce qui se passe déjà, comme lors du scandale Khalifa dans les années 2000. Il peut aussi prendre des mesures sociales destinées à élargir le cercle des bénéficiaires de la rente en échange de leur allégeance. D’une part, les réserves financières – encore importantes bien qu’en baisse – et, d’autre part, la finalisation de la loi sur les hydrocarbures – éternellement en attente d’application – destinée à ouvrir davantage l’exploitation des hydrocarbures aux sociétés étrangères pour relancer la production, rendent possible leur financement.

Enfin, après avoir été bienveillant avec les manifestants, le pouvoir peut décider de les réprimer. Il semble d’ailleurs commencer à le faire. Les forces de l’ordre ont dispersé des syndicalistes de l’Ugta réclamant le départ du chef de leur centrale syndicale, totalement inféodée au pouvoir, et les Algériens qui manifestaient contre la nomination d’A. Bensalah à la présidence par intérim, le 9 avril. La presse internationale, plus difficile à contrôler que la presse algérienne, peut aussi être intimidée. Pour montrer la ligne rouge à ne pas dépasser si l’on veut des informations, l’Algérie a expulsé le chef de poste de l’Afp à Alger. C’est un avertissement. N’oublions que la guerre interne des années 1990 fut un huis clos.

Et si tout cela ne suffisait pas, l’armée et les services peuvent compter sur leur assurance-vie : les islamistes. Pour l’heure, ils ne se manifestent pas, mais ils constituent une partie de l’opinion en Algérie et pourraient monter au devant de la scène, surtout si le pouvoir leur fait la courte échelle, afin de faire peur à une partie des Algériens, et plus encore à la communauté internationale, prête à se jeter dans les bras de l’armée comme elle le fit dans les années 1990. « Plutôt les corrompus que les barbus ! », dira-t-on une fois encore. En somme, les services et l’armée peuvent reconduire le régime prétorien et garder ainsi le contrôle de la rente gazière et des marchés d’importation.

On a bien sûr du mal à imaginer un tel avenir possible. Mais penser que l’armée et les services abandonneront le pouvoir et les rentes au profit d’un régime réellement civil comme en Tunisie et capable, à l’instar de la Norvège, de délibérer assez démocratiquement sur l’usage des revenus des hydrocarbures, est tout aussi impensable. Dès lors, pourquoi ce qui a fonctionné par le passé ne fonctionnerait-il pas à nouveau, surtout en l’absence d’une société civile organisée face aux chefs militaires ? Exclure cette hypothèse reviendrait, au regard du passé – la seule chose que nous connaissions – à risquer bien des désillusions.

D’un autre côté, on peut espérer que ce mouvement, né le 22 février, puisse s’organiser dans le temps de la transition et, surtout, sache éviter de tomber dans les stratégies de cooptation du pouvoir. En effet, il faut croire que les désirs d’émancipation, de liberté, quand ils sont portés par des manifestations aussi importantes, sont plus forts que les calculs des appareils de pouvoir, et qu’il existe dans l’histoire des peuples des promesses, en l’occurrence un désir de justice, qui sont demeurées « inaccomplies », comme Paul Ricœur le soulignait, et qui peuvent constituer un projet pour l’avenir, comme le suggèrent les références au début de l’indépendance ou à 1988 que l’on entend dans les slogans et que l’on lit sur les bannières.

Une fois Bouteflika parti, l’Algérie est certainement à un tournant de son histoire contemporaine. Pourtant, à la différence de la Tunisie en 2011 avec l’Ugtt qui joua un rôle majeur, elle ne peut compter sur aucun syndicat ayant une base puissante et qui soit indépendant du pouvoir, ni sur une parti islamiste, tel Ennahda qui a finalement joué le jeu de la démocratie et du compromis avec d’autres forces politiques, encore moins sur une armée neutre comme l’était celle de la Tunisie sous Ben Ali. L’armée algérienne ressemble beaucoup plus à celle de l’Égypte qu’à celle de la Tunisie avant la révolution démocratique.

C’est pourquoi les regards se tournent souvent vers la seule organisation ayant réussi à ménager une indépendance par rapport au pouvoir sans pour autant être frontalement son adversaire, la Ligue de défense des droits de l’homme. L’avocat Mustapha Bouchachi, ancien président de cette ligue, ancien député du Front des forces socialistes ayant démissionné de son mandat faute de pouvoir l’exercer, polarise l’attention par un discours modéré et ferme sur les droits, comme fut celui de l’ancien président de la ligue, Ali Yahia Abdenour. M. Bouchachi semble incarner une voie médiane entre continuité et rupture de façon à éviter le chaos de la violence comme le renouvèlement du régime prétorien. D’un côté, il reconnaît le rôle positif de « l’institution militaire[1] » dans la séquence du départ de Bouteflika. De l’autre, il souligne le désir de liberté et de justice du mouvement populaire et les dangers de confiscation de ses revendications. En l’absence d’autres véritables chefs modérés et indépendants, peut-il incarner une figure susceptible de devenir un Moncef Marzouki[2] algérien ? Pour cela, il faudrait que les chefs de l’armée opèrent un changement très profond et que Gaïd Salah, après avoir gouverné en tandem l’Algérie avec Bouteflika, accomplisse, avec les services secrets, sa mue démocratique. Le passé de l’Algérie n’encourage pas à penser que cela soit possible, pas plus que le contexte régional et international qui recherche l’ordre et l’autorité. Mais il ne faut pas désespérer des hommes, même des généraux algériens, et surtout pas de l’inventivité des mouvements populaires, quand ils sont pacifiques, pour trouver des chemins de liberté capables de déboucher sur un État de droit.

Le 9 avril 2019

 

[1] Comme on désigne désormais, avec révérence, l’armée depuis qu’elle a poussé Bouteflika vers la sortie, sans oublier son rôle depuis 1962 et de la terrible guerre qu’elle a livrée dans les années 1990. Des manifestants crient « pouvoir assassin », considérant que c’est l’armée qui a jeté le pays dans la guerre civile en 1992 et qu’elle est responsable de bien des massacres.

[2] Il fut l’un des principaux opposants à Ben Ali et devint, en 2011, président de la République tunisienne jusqu’en 2014.

Jean-Pierre Peyroulou

Spécialiste de l’histoire de l’Algérie et des problématiques liées à la décolonisation.   Après un ouvrage sur la guerre civile algérienne des années 1990 (L’Algérie en guerre civile, avec Akram B. Elyas, Calmann-Lévy, 2002) et une réinterprétation des violences des mois de mai et de juin 1945 en Algérie (Guelma, 1945, La Découverte, 2009), il prépare un atlas historique des décolonisations, ce…