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Avis de tempête en mer de Chine du Sud

Assiste-t-on, en 2010, entre la Chine et les pays du sud-est asiatique à un exemple de la stratégie internationale de Pékin qui, sous la bannière du politique Développement pacifique, serait susceptible d’assurer à la région stabilité et prospérité ? Autrement dit, les rapports entre la Chine et les dix pays regroupés dans l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (Asean) sont-ils de nature à donner tort à ceux qui croient déceler une « menace » chinoise en mer de Chine du Sud ?

Coopérations de bon voisinage

Dès les années 1990, les facteurs favorables à la stabilité régionale ne manquent pas. La participation de la Chine, depuis 1996, en tant que partenaire à part entière de l’Asean est significative d’une volonté partagée de vivre en bon voisinage. Les résultats ne se sont pas fait attendre. Les bénéfices les plus conséquents ont été acquis dans le domaine de l’économie. Échanges commerciaux, aide chinoise (dons et prêts), investissements se sont développés à un rythme accéléré, stimulés par l’expansion de l’économie chinoise et, dans une certaine mesure, par celles de plusieurs pays d’Asie du Sud-Est. Le pas en avant le plus spectaculaire a été la décision, en 2005, de créer le China-Asean Free Trade Agreement (Cafta), un marché commun qui, achevé en principe le 1er janvier 2010, englobe plus d’individus que l’Union européenne ou le North American Free Trade (rassemblant le Mexique, les États-Unis et le Canada). En 2007, les échanges effectués dans ce cadre ont été évalués à 200 milliards de dollars. Élément original, ce sont les seuls échanges à être globalement déficitaires pour la Chine. Anomalie qui s’explique par l’achat massif par Pékin de matières premières (pétrole, gaz, huile de palme, charbon).

Sans doute plus pertinent pour juger du caractère résolument pacifique de l’approche chinoise est le montant, toujours croissant depuis l’an 2000, de l’aide accordée par Pékin aux pays les plus pauvres de l’Asie du Sud-Est : Laos, Birmanie et Cambodge. Le Laos (encore communiste) fournit un exemple. La présence chinoise s’y manifeste par une gamme d’activités sans cesse élargie (dons, prêts, participations au capital d’entreprises, aide technique…) dans une large variété de domaines : télécommunication, réseau de voies de communication, construction de bâtiments administratifs, hôtellerie et restaurants…En 2008, on estimait que les Chinois soutenaient 45 des 117 projets de l’aide internationale évaluée à 1, 1 milliard de dollars. Parmi les projets récents, on relève des plantations d’hévéa et de canne à sucre affermées à des sociétés chinoises et une décision prise en 2003 par Pékin de participer à l’un des grands projets hydroélectriques du Laos (Nam Lik L 2), projet qui répond aux besoins énergétiques des provinces du sud de la Chine et promet au Laos la ressource financière de la vente de l’électricité.

La présence multiforme chinoise n’est pas réservée au Laos. Manifeste dès les années 1960 tant en Birmanie qu’au Cambodge, elle a pris un essor considérable ces dix dernières années. Pipe lines et voies de communication construites par les Chinois transforment la Haute Birmanie où, toujours plus nombreux, s’installent des Fils du Ciel. Le bond en avant spectaculaire de la coopération au Cambodge a assuré à Pékin, en 2008-2009, la première place des pays donateurs, devançant le Japon très actif depuis les accords de paix de 1991.

Au chapitre de l’économie s’inscrit enfin l’attitude de Pékin lors de la grave crise économique traversée par l’Asie du Sud-Est en 1997 : la Chine en a réduit l’impact en ne dévaluant pas le Yuan. Une réaction qui n’a pas été oubliée.

Plus inattendus, compte tenu d’une part des mouvements insurrectionnels qui, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ont perturbé la région, et d’autre part de la leçon donnée, en 1979, par l’armée chinoise au Vietnam pour avoir occupé son voisin, sont les rapports établis dans le domaine de la Défense. Variable, selon les États, la coopération a pris un essor non négligeable sous des formes les plus diverses. Achats d’armements chinois (Cambodge, Birmanie, Thaïlande, Indonésie, Malaisie), exercices et manœuvres militaires conjointes (Philippines, Thaïlande), formation de cadres militaires et modernisation des armées (Philippines, Laos, Cambodge), accords de défense (Thaïlande, Singapour, Philippines), dialogue stratégique (Indonésie, Vietnam). Mais le plus frappant est la fréquence des rencontres et missions militaires, notamment entre Vietnamiens et Chinois. Un type d’échanges qui témoigne d’une recherche continue d’apaisement. Les milieux militaires étant, en général, les plus soupçonneux vis-à-vis des intentions chinoises.

Enfin, le va-et-vient quasi incessant entre les capitales de l’Asie du Sud-Est et Pékin des présidents, des Premiers ministres et des ministres de toute qualité, d’une part, et les misions de toute nature, d’autre part, nourrissent le sentiment que rien ne devrait troubler la coexistence en bon voisinage des riverains de la mer de Chine du Sud. Et pourtant.

Frictions de souveraineté

En dépit des liens établis et sans cesse renforcés, peut-on considérer comme certain qu’aucune menace ne pèse sur la tranquillité de la zone ?

Outre les difficultés récurrentes que suscite la présence de Fils du Ciel, renforcée dans les pays limitrophes par une forte émigration clandestine, un contentieux ancien et périodiquement avivé affecte gravement les relations des riverains de la mer de Chine du Sud. En cette mer, au nom même porteur d’une prétention, considérée par Pékin comme une sorte de mare nostrum s’opposent des revendications de souveraineté contradictoires sur des archipels, des îles et îlots, voire sur des récifs. À l’argumentation historique des Chinois fondée sur une présence millénaire, Cambodgiens, Malais, Indonésiens, Vietnamiens et Philippins opposent le même argument qu’ils confortent par le rappel des dispositions des Conventions internationales sur les eaux territoriales et les zones économiques. Et, outre la présence ancienne d’abondantes ressources halieutiques, la découverte d’importantes réserves de pétrole et de gaz ne risquent pas de faire taire les ambitions et les… confrontations.

Dès 1973, Pékin avait dénoncé comme « une violation insolente » l’installation de soldats du Sud-Vietnam sur plusieurs îlots de l’archipel des Paracels. S’en était suivi un affrontement de forces navales et… l’abandon de la place par les Sud-Vietnamiens. En 1992, la Chine promulgue une loi sur les eaux territoriales et contiguës en mer de Chine du Sud. L’Asean réagit dans une Déclaration commune. La même année, les Chinois occupent quelques îlots de l’archipel des Spratly et octroient un permis d’exploration à une compagnie américaine. Hanoï proteste, s’en tient là, mais s’interroge sur sa sécurité. Fin 1993, la flotte chinoise exécute d’importantes manœuvres en mer de Chine du Sud. En 1994, des pêcheurs philippins découvrent des installations chinoises sur le Mischief Reef : Manille voit là une violation de sa souveraineté et fait détruire par sa marine lesdites installations. Au cours des incidents qui se multiplient, un bâtiment chinois est coulé.

Ces diverses péripéties ont certes conduit les « adversaires » à aborder ensemble la question de ces conflits de souveraineté. Ainsi, créé en 1995, un groupe de Managing Conflicts in the South China Sea se réunit 38 fois de 1990 à 1998. Sans résultat. En 1996, les parties s’engagent « à continuer à agir avec modération ». En 1998, dans l’archipel des Spratly, à la suite de l’intervention de bâtiments chinois contre un convoi de ravitaillement vietnamien, 77 soldats vietnamiens trouvent la mort. En 2002, une Déclaration sur la mer de Chine du Sud est négociée dans de cadre de l’Asean Regional Forum, organisation à laquelle adhèrent les États-Unis, le Japon et la Chine. Mais, sur le fond, la Chine s’en tient toujours à la position énoncée en 1992. Depuis lors, par une déclaration commune, Pékin et Hanoï se sont engagées à ne pas édifier de nouvelles constructions et organisent depuis 2006 des patrouilles conjointes. Si les incidents sont rares, Hanoï proteste encore en 2010 contre la capture de neuf marins-pêcheurs.

Peut-on conclure que, malgré ces confrontations, les pays d’Asie du Sud-Est s’accommodent de la situation ?

L’inquiétude des riverains de la mer de Chine du Sud s’est manifestement accrue dans les dernières années. Devant la montée en puissance des forces navales et aériennes de la Chine, accompagnée par Pékin d’une réaffirmation, parfois provocante, de son droit sur la mer de Chine du Sud, les dirigeants des pays de l’Asean n’ont cessé de s’interroger.

Que la Chine, puissance régionale et reconnue comme telle, se dote des moyens d’assurer la sécurité d’une voie de navigation par laquelle transite une masse considérable des matières premières qu’exige le développement de son économie, soit ! Mais le dispositif de forces aériennes et navales qu’elle déploie en mer de Chine du Sud provoque une asymétrie de puissance difficilement acceptable sans réagir. Face à ces eaux disputées, la Chine construit, en effet, dans l’île d’Hainan une base susceptible, entre autres capacités, d’abriter une vingtaine de sous-marins porteurs de missiles et qui pourront « roder » dans ces zones aux ressources halieutiques et pétrolières convoitées.

Du régional à l’international

Revendications et montée en puissance chinoises suscitent des réactions qui ne se limitent pas aux riverains. En partie à leur demande, et pour des raisons d’équilibre dans la vaste zone Asie Pacifique, les États-Unis entrent dans le jeu. « Nous pensions que la Chine était vingt ans en arrière, nous considérons soudain qu’elle nous rattrape » constate un chercheur singapourien en matière militaire. Constat qui conduit à une riposte à double effet : militaire et diplomatique.

On assiste, en effet, à un renforcement des capacités de défense des riverains par achats d’armements modernes en Occident ou en Russie. Pour s’en tenir aux seuls sous-marins, en 2008, la Malaisie en a reçu deux de France et Singapour deux de Suède ; en octobre 2010, le Vietnam en a commandé six à la Russie.

Cette petite course aux armements ne met-elle en jeu que les seuls riverains ? Dans leur majorité, l’exception étant formée des pays plus imbriqués dans le réseau tissé de liens étroits (Laos, Cambodge et Birmanie – cette dernière ayant, toutefois, depuis peu regardé du côté de l’Inde), les dirigeants de l’Asie du Sud-Est partagent le sentiment de Lee Kuan Yew, l’ancien Premier ministre singapourien, un des acteurs les plus efficaces de la reconnaissance de la Chine comme puissance incontournable. « Il est, disait-il de l’intérêt des États-Unis de rester le principal pouvoir dans le Pacifique. » Pacifique au sens large, incluant l’Asie du Sud-Est. Cet intérêt partagé s’est traduit par le renforcement des liens de caractère militaire que reflètent, par exemple, les dialogues stratégiques passés avec les Indonésiens et les Vietnamiens ou encore par le New Visiting Force Agreement philippin, qui renvoie à l’oubli la décision de Manille de fermer les bases américaines en 1992, ou encore aux fréquentes manœuvres navales thaï-américaines.

Ce resserrement a franchi un pas décisif en 2010. À l’origine : une série de confrontations graves intervenues en mer de Chine dans sa partie orientale comme méridionale, en général autour d’îles contestées. Les épisodes se sont enchaînés : torpillage d’une vedette sud-coréenne par un bateau nord-coréen (46 morts) et refus chinois de condamner Pyong Yang ; vives protestations chinoises contre des manœuvres navales américano-coréennes en mer Jaune ; harcèlement d’un bâtiment de « surveillance » américain par des « pêcheurs » chinois en mer de Chine du Sud et, en septembre 2010, la tension nippo-chinoise à la suite d’une tentative d’éperonnage d’une vedette japonaise par un chalutier chinois. Tous ces incidents sont perçus par les pays d’Asie du Sud-Est comme une redoutable manifestation d’agressivité. Pékin s’en défend, réaffirmant, à plusieurs reprises, qu’il y va de ses intérêts vitaux.

La réaction attendue se produit : l’engagement sans ambiguïté de Washington, engagement recherché et d’autant plus aisément obtenu que les États-Unis le souhaitent. En juillet 2010, à Hanoï, lors d’un forum sur la sécurité en Asie (le Vietnam assure cette année la présidence de l’Asean), la secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, déclare que son pays est prêt à favoriser les discussions dans les conflits de souveraineté. Outre le nécessaire respect des lois internationales, elle note, en effet, qu’il est de l’intérêt national des États-Unis de contribuer à consolider la paix : « La mer, dit-elle, est essentielle (pivotal) pour la stabilité de la région. » Une prise de position qui répond à une déclaration récente d’officiels chinois à des personnalités américaines, selon laquelle la mer de Chine du Sud fait partie des intérêts vitaux de la Chine à égalité avec Taïwan et le Tibet. Et qui n’empêche pas le très puissant porte-avions américain, le George Washington, de faire escale à Danang (Vietnam central) au cours de l’été. Et c’est à nouveau à Hanoï, où elle est revenue en octobre 2010, qu’Hillary Clinton se prononce en faveur d’une négociation multilatérale sur les revendications en mer de Chine du Sud, approche que Pékin a toujours refusée et qui conduit le délégué chinois furieux à quitter la séance.

On voit donc une internationalisation du problème mais non de la méthode pour parvenir à une solution pacifique de l’épineuse question des souverainetés. Dans la posture des États-Unis, Pékin ne voit qu’un retour à une politique d’endiguement qu’elle dénonce, naturellement. À la question posée par le ministre chinois des Affaires étrangères (« l’expression d’une préoccupation légitime doit-elle être interprétée comme une coercition ? »), que répondent les riverains d’une mer porteuse de conflits ? En fait, ils se demandent si les ambitions de Pékin ne seront pas, un jour, appuyées par la force à laquelle les Chinois n’ont d’ailleurs jamais explicitement renoncé. Les dirigeants chinois, conscients de leur inquiétude, s’efforcent de souligner que celle-ci n’est pas justifiée ; des journaux chinois (Global Time) suggèrent de ne pas « étendre arbitrairement la définition des intérêts vitaux », voire soulignent qu’un mauvais usage du terme pourrait « en amenuiser sa valeur ou même conduire à un conflit ». À une réunion des ministres de la Défense, à Hanoï, en novembre 2010, la délégation chinoise a adopté une attitude de conciliation envers les États-Unis, le Japon et le Vietnam.

L’avis de tempête suffira-t-il à éloigner le péril ? Menace chinoise ? Que les eaux de la mer soient troublées, certainement.