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Le personnel surveille la température corporelle des passagers dans la gare de Wuhan pendant l’épidémie de coronavirus | Wikipédia
Le personnel surveille la température corporelle des passagers dans la gare de Wuhan pendant l'épidémie de coronavirus | Wikipédia
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La Chine de Xi face à la Covid-19 : bottes de cuir et vieilles dentelles

décembre 2020

La gestion chinoise de la crise sanitaire est au cœur d’un curieux paradoxe : incapable d’anticiper l’épidémie, à cause de la politisation de la santé publique et de la structure bureaucratique de l’État-Parti, le régime a su profiter de ces ressources pour la contenir par la suite, conférant une légitimité certaine à sa politique autoritaire.

Les analyses de la gestion chinoise de la Covid-19 ont été traversées en France par deux principaux écueils. Le prisme despotique concentre son attention sur la matrice politique autoritaire que révélerait la gestion du virus : en témoigneraient les dissimulations d’information du mois de janvier, la répression plus large des voix dissonantes ou les mobilisations massives de citoyens au nom d’une « guerre du peuple » qui n’est pas sans rappeler une rhétorique révolutionnaire plus ancienne. Le second prisme ferait de la gouvernance sanitaire chinoise un modèle à suivre et une source d’inspiration – légitimés par la quasi-disparition des cas depuis le mois d’avril et la normalisation progressive de l’activité économique et sociale encadrée par des protocoles sanitaires stricts, au moment même où d’autres régions du monde s’enfoncent aujourd’hui dans une seconde vague1.

Ces deux prismes souffrent chacun de leurs limites. Le premier, en ramenant uniquement la gestion chinoise de la Covid-19 à une dimension autoritaire, empêche de comprendre la potentielle spécificité des acteurs et ressources mobilisés lors de la gouvernance de crise de Xi Jinping dans le temps plus long de l’histoire politique, institutionnelle et sanitaire chinoise. Le second, sous-entendant la possibilité d’une transposition des modèles sanitaires, néglige quant à lui la diversité des ressources – acteurs, protocoles, institutions ou représentations – sur laquelle chaque pays est en mesure de s’appuyer en temps de crise. Il s’agit donc ici de tirer un bilan provisoire des dispositifs déployés par la Chine dans sa lutte contre le virus depuis le mois de janvier et d’éclairer ce qui, dans le style de gouvernance de crise et dans les ressources mobilisées, relève ou non de tendances institutionnelles ou idéologiques spécifiques à la Chine de Xi Jinping.

Quelques rappels chronologiques

Le premier cas de « pneumonie d’origine inconnue » aurait été identifié à Wuhan, capitale du Hubei, dès le 8 décembre 2019, puis plus tard lié à un cluster dans un marché de fruits de mer. Les centaines de malades qui commencent, fin décembre, à affluer dans les hôpitaux de la ville avec des symptômes similaires soulèvent des préoccupations chez les médecins. Certains (dont l’urgentiste Ai Fen ou l’ophtalmologue Li Wenliang, décédé depuis de la Covid-19, et tous deux célébrés comme lanceurs d’alerte) informent leurs collègues sur WeChat de la contagiosité possible de ce nouveau virus, présentant aux premières analyses des similarités avec le coronavirus du SRAS de 2003 : ils sont rapidement rappelés à l’ordre par la police municipale, accusés de diffuser des rumeurs et de perturber l’ordre social. Le 31 décembre, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) apprend l’identification d’une pneumonie d’origine virale inconnue à Wuhan et appelle l’État chinois à communiquer plus d’informations.

Le gouvernement de Wuhan, minimisant alors fortement les risques de transmission du virus d’humain à humain, arrête de communiquer les chiffres des infections entre le 5 et le 10 janvier 2020 – dates du 4e Plénum de la XIIIe Conférence consultative politique du peuple chinois de Wuhan. Du 12 au 17, la commission de santé de Wuhan ne déclare aucun nouveau cas, en dépit de la congestion évidente des hôpitaux. Si le premier décès intervient le 9 janvier et qu’une alerte maximale est annoncée en interne du Centre chinois de contrôle des maladies (CDC) dès le 15 janvier, il faut attendre le 20 (plus d’un mois après les premiers cas et deux semaines après les premières identifications du génome) pour que Zhong Nanshan, médecin héros de la lutte contre le SRAS, annonce publiquement la contagiosité humaine du virus. Le même jour, Xi Jinping appelle à « la publication, dans les délais, des informations épidémiques et à l’approfondissement de la coopération internationale » – pourtant, l’OMS peine encore à obtenir de la Chine un suivi précis des données de patients. Le lendemain, le gouvernement de Wuhan confirme la contagion de quinze membres du personnel hospitalier. Alors que les circulations et les rassemblements s’intensifient avec l’arrivée du Nouvel An chinois, la fermeture de Wuhan est annoncée le 22 janvier pour le lendemain (laps de temps au cours duquel cinq millions de personnes parviennent à quitter la ville) : fermeture des transports publics, de l’aéroport, des gares et des principaux axes routiers, interdiction de quitter la ville sans permission. Le 2 février, un confinement strict est imposé aux habitants.

Ces mesures sont rapidement étendues aux quarante-cinq millions de résidents du Hubei, tandis que le pays entier s’engage dans une « guerre contre le virus », mobilisant des ressources considérables et des méthodes d’isolation et de quarantaine d’une échelle inédite pour identifier et empêcher la diffusion de nouveaux cas. À Wuhan, deux hôpitaux provisoires pouvant accueillir chacun près de mille patients atteints du coronavirus sont construits à la fin du mois de janvier. Plusieurs cadres locaux sont limogés courant février, dont les secrétaires du Parti communiste chinois (PCC) de Wuhan et du Hubei, et la directrice de la commission provinciale de la santé. Alors que le virus touche un nombre croissant de pays et que l’OMS déclare le 11 mars une pandémie mondiale, la Chine annonce le 27 mars la fermeture de ses frontières aux étrangers et une réduction drastique de ses vols internationaux, tout en s’engageant parallèlement dans une opération massive de vente et de dons de matériel médical et dans l’envoi de médecins dans de nombreux pays.

Le 30 mars, la Chine déclare la fin des contaminations domestiques de masse. Le confinement de Wuhan est progressivement levé à la fin du mois et les connexions avec le reste du pays rétablies début avril après avoir testé la quasi-intégralité de la ville. Les nouveaux cas déclarés sont dès lors essentiellement importés et identifiés grâce aux quarantaines strictes imposées à l’arrivée sur le territoire. Les mouvements de population sont également contrôlés par le biais d’applications HealthCode à présenter dans les transports ou pour pénétrer dans certains quartiers résidentiels ou bâtiments. L’identification de nouveaux cas continue toutefois de susciter des pics d’inquiétude et paralyse ponctuellement certaines régions, contraintes de se reconfiner temporairement et/ou de se soumettre en masse à des tests2. Le 18 octobre, la Chine déclarait un total de 85 685 cas et 4 634 décès – 80 % desquels eurent lieu à Wuhan – plaçant le pays en 53e position mondiale en nombre absolu de cas, malgré la taille de sa population.

Les savants et les politiques : les défaillances du système d’alerte

Plusieurs interprétations expliqueraient les faibles capacités d’anticipation de l’État chinois, de ses agents et des acteurs du milieu médical dans les premiers temps de l’épidémie. Certains insistent particulièrement sur le rôle joué par le mode d’évaluation des cadres locaux3. Le système de nomenklatura qui organise encore la promotion des cadres autour de principes de loyauté politique et d’atteinte d’objectifs fixés par l’État central (performance économique, absence de troubles sociaux…) constituerait une incitation forte à la mise sous silence des incidents locaux – et ce d’autant plus lorsque ceux-ci surviennent à l’approche de moments critiques, comme les réunions annuelles du Parti ou le Nouvel An chinois. Cette dimension n’a pas échappé à certains analystes et citoyens dans les premiers temps de l’épidémie, ceux-ci ayant vu dans le virus la possibilité d’un « moment Tchernobyl » du régime qui agirait en révélateur de la primauté des intérêts particuliers des cadres et des limites sanitaires d’un État autoritaire, bureaucratique et opaque4.

L’ouvrage du sociologue Zhou Xueguang sur « les logiques institutionnelles de la gouvernance en Chine » (qui circulait sous forme électronique depuis son retrait des librairies en 2017) a ainsi été largement commenté et relayé sur les réseaux sociaux chinois au début de l’épidémie, au même titre que son court essai analysant la minisérie de HBO Tchernobyl au prisme de la sociologie des organisations5. Le décès de Li Wenliang, le 7 février, a également donné lieu à des commémorations spontanées sans précédent, en Chine comme dans les communautés chinoises à l’étranger, lesquelles appelaient à une transparence politique et une liberté d’expression plus grandes, reprenant à leur compte les propos tenus par le médecin peu avant sa mort : « Une société saine devrait avoir plus qu’une seule voix. » Le journal libéral Caixin, dont les reportages souvent audacieux ont été particulièrement suivis, affirmait également, dans un rapport désormais retiré de la circulation, que « l’évolution de l’épidémie [constituait] une preuve de l’importance de la transparence6 ».

D’autres pointent plus particulièrement du doigt le manque d’autonomie des acteurs mêmes de la santé publique, et notamment des CDC, en charge de l’identification, de la communication et du suivi des maladies infectieuses. Ces institutions, créées au début des années 2000 et inspirées des CDC américains, avaient initialement pour vocation de remplacer le système de santé publique hérité de la période maoïste, fondé sur un maillage dense mais peu professionnalisé de Stations pour l’hygiène et la prévention des épidémies. Si l’existence de ces dernières a perduré pendant encore vingt ans après l’ouverture économique, leurs missions avaient toutefois été profondément réduites, dans un contexte de privatisation des soins, à de routinières inspections d’hygiène et à des vaccinations payantes – engendrant, dans les années 1990, un regain de certaines maladies infectieuses comme l’hépatite. Par opposition, les CDC, créés en réponse à la grippe aviaire H5N1 de Hong Kong en 1997 et mis en place peu de temps avant le Sras de 2003, se devaient de permettre le développement d’un système de gestion des épidémies plus professionnel, scientifique et intégré à la recherche internationale7.

Ni la professionnalisation des spécialistes de santé publique, ni le développement, depuis 2008, d’un système national d’alerte automatisé pour les maladies infectieuses (le CIDARS), qui faisait pourtant la fierté du pays, n’ont toutefois permis d’améliorer la transparence et la précocité du signalement lors de la Covid-19 – le CIDARS n’a en réalité été utilisé pour centraliser les cas qu’à la fin du mois de janvier et les financements massifs accordés à la recherche sur les coronavirus après le SRAS s’étaient, depuis, largement taris. On aurait donc tort de voir ici dans l’étouffement des informations et la répression des lanceurs d’alerte une particularité du régime autoritaire de Xi. Au contraire, les temporalités de l’épidémie de Covid-19 ont un certain air de déjà-vu avec les épidémies de SRAS (2003) et d’H1N1 (2009) : remontée précoce des cas ; sous-estimation et censure des informations liées au virus ; rôle des lanceurs d’alerte ; mobilisation d’une rhétorique martiale dans le lancement d’une « guerre contre le virus » et mise en place de mesures sanitaires strictes ayant peu à voir avec les plans sanitaires initiaux recommandés par les spécialistes ; limogeage de cadres pour l’exemple8.

En l’absence de corporations professionnelles indépendantes, les CDC (répondant directement des gouvernements locaux et des commissions de santé d’État), les virologues d’organismes publics et privés, tout comme le corps médical hospitalier, demeurent en effet tributaires d’une vaste bureaucratie d’État largement politisée qui ralentit la prise en considération des cas suspects, encourage leur déguisement et obstrue le développement d’une conscience professionnelle capable de penser son rôle d’alerte vis-à-vis du grand public – laissant cette responsabilité aux décisions individuelles de courageux lanceurs d’alerte. Il a ainsi été montré que les virologues wuhanais s’étaient vu interdire de continuer leur travail sur les échantillons du virus entre la fin du mois de décembre et le début du mois de janvier ; et, lorsque la course à l’identification du génome reprit début janvier, ceux-ci publièrent certes très rapidement des résultats dans des revues internationales, mais n’ont en revanche organisé aucune plateforme coordonnée pour diffuser les résultats de leurs recherches ou communiquer les risques auprès du grand public. Un fait également imputable à la concurrence minant les institutions de santé impliquées, les CDC (dont les membres sont surtout évalués à l’impact de leurs publications) souhaitant être les premiers à communiquer leurs résultats.

Ressources et capacités réactives : de l’État-Parti aux citoyens

Les facteurs mêmes qui auraient participé aux défaillances d’anticipation de l’État – politisation de la santé publique, structure bureaucratique de l’État-Parti – auraient paradoxalement constitué, dans un second temps, des ressources cruciales pour réagir face à l’épidémie, une fois celle-ci reconnue par l’État comme objet de lutte nationale.

Des chercheurs rappelaient récemment que « les États autoritaires se retrouvent souvent dans une position avantageuse lorsqu’il s’agit de mobiliser des ressources en temps de crise9 ». Une fois l’existence et la dangerosité du virus reconnues, l’État-Parti a en effet été en capacité d’imposer des mesures de manière top-down et non négociable, mobilisant à la fois son pouvoir d’allocation des ressources et le secteur des entreprises d’État (aux contraintes budgétaires souples et donc facilement adaptables aux exigences politiques). L’Armée populaire de libération a ainsi joué un rôle majeur, avec près de quatre mille médecins et spécialistes de santé envoyés à Wuhan, munis d’équipements médicaux pour combler les pénuries criantes du début de l’épidémie. Les entreprises d’État ont, quant à elles, participé à l’envoi de grandes quantités de matériel, ainsi qu’à la construction hâtive des deux hôpitaux dits fangcang (ensuite pris en main par l’armée) à la fin du mois de janvier. Les autorités centrales ont, en outre, remobilisé un principe ancien de solidarités interprovinciales, associant seize préfectures du Hubei à dix-neuf provinces de Chine – chaque province étant responsable d’assister une préfecture pour l’envoi de ressources humaines et matérielles. De grandes entreprises proches de l’État, enfin, ont été encouragées à modifier leurs activités dans le sens de la lutte contre le virus : Alibaba, par exemple, a développé un fonds de soutien aux agriculteurs d’un milliard de yuans, permettant la vente en ligne de 118 000 tonnes de surplus agricoles en quarante jours.

Les facteurs mêmes qui auraient participé aux défaillances d’anticipation de l’État auraient paradoxalement constitué des ressources cruciales pour réagir face à l’épidémie.

Les « communautés de quartier » ont constitué, à Wuhan comme ailleurs, une seconde ressource centrale dans la mise en œuvre d’une surveillance de proximité et dans l’application des directives de confinement, de quarantaine ou de distanciation. Si ce découpage administratif remonte à des temporalités anciennes, ces quartiers ont été l’objet, depuis 2013, d’une réorganisation massive à l’échelle nationale, sous le nom de grid management system : ce dernier divise l’espace urbain en une multiplicité de cellules locales, gérées par un tissu d’acteurs comprenant des cadres et employés de district ou de quartier rémunérés par l’État, des résidents bénévoles, mais aussi des représentants d’associations de propriétaires, tous chargés de se coordonner pour assurer la sécurité, la médiation des conflits et la distribution de services sociaux – en faisant ainsi un outil efficace et parfois effrayant de contrôle social. Durant l’épidémie, ces acteurs ont été largement mobilisés, soutenus à la fois par des membres du Parti bénévoles envoyés en renfort (un demi-million envoyés dans la seule province du Hubei) et par de nouvelles recrues ponctuellement pêchées parmi les propriétaires de petits commerces contraints de fermer leur établissement. Les fonctions de ces groupes de travail, souvent fort mal équipés au début de l’épidémie, étaient alors diverses : gestion des postes de contrôle à l’entrée des résidences avec vérification des identités et des températures ; interrogation des habitants sur leurs déplacements récents et surveillance du respect des quarantaines ; opérations de désinfection ; communication des directives auprès des habitants via des groupes WeChat ; mise en place de services de livraison (repas, médicaments), notamment pour les personnes âgées ; ou encore, à Wuhan, coordination des six mille taxis répartis par la municipalité au sein de différents quartiers pour assurer les livraisons ou accompagner les cas suspects à l’hôpital10.

Si la bureaucratie d’État a initialement contribué à minimiser les cas, l’incorporation de la lutte contre le virus comme critère central dans l’attribution de récompenses ou de pénalités auprès des agents de l’État-Parti semblerait, quant à elle, avoir participé à un phénomène inverse de surenchérissement. Certains évoquent les cadres du Parti licenciés ou réprimandés pour leur mauvaise gestion de l’épidémie (dans le seul Hubei, plus de trois mille cadres auraient été l’objet de sanctions disciplinaires entre février et mai). D’autres témoignent des abus et mesures arbitraires observés dans certains quartiers ou villages, dont les comités ont pu jouir d’un pouvoir discrétionnaire inédit au nom de la loi de contrôle et de prévention des maladies infectieuses et de la loi sur les réponses d’urgence : barricades à l’entrée de villages ou de villes ; citoyens verrouillés de force à leur domicile ; réunions informelles de résidents violemment dissoutes… Les mesures adoptées ont certes varié en intensité et en coercition selon les villes ou les villages, inégalement affectés par le virus et les pressions des échelons supérieurs, mais aussi inégalement dotés en ressources – les résurgences de cas au Xinjiang auraient ainsi donné lieu à des mesures d’autant plus coercitives que les autorités locales disposaient déjà de prérogatives assignées à la « lutte contre le terrorisme »11.

Ces faits de violence n’en ont toutefois pas moins été largement relayés, débattus et souvent condamnés par les citoyens, notamment sur les réseaux sociaux. Un tel constat contraste avec l’image souvent véhiculée d’une population se soumettant aveuglément aux exigences de l’État-Parti, dans le respect de valeurs « confucéennes » et « collectivistes ». Il faudrait souligner ici combien les ressources mobilisées par les citoyens au début de l’épidémie s’inscrivent dans le paysage social et moral incertain qui caractérise la Chine contemporaine. L’augmentation du coût de la santé et des conflits entre patients et médecins qui minent les hôpitaux depuis les années 2000, la corruption qui traverse un certain nombre de secteurs et tend, en temps de crise, à favoriser les mieux dotés, la mémoire partagée du SRAS, du H1N1 et des nombreux scandales sanitaires qui ont ponctué les deux dernières décennies, sans compter la méfiance envers autrui qui caractérise aujourd’hui les interactions entre inconnus, constituent une importante toile de fond sur laquelle s’est ajouté le nouveau virus12. La banalisation du recours au masque, pour des raisons hygiéniques, environnementales comme esthétiques, depuis plusieurs décennies, a également participé à en faciliter l’usage en temps incertains. À ce titre, le respect plutôt partagé des pratiques d’hygiène et des consignes d’isolement et de distanciation physique dans les premiers temps de l’épidémie a probablement moins été le signe d’une soumission à l’autorité que d’une confiance ébranlée des citoyens dans la capacité de l’État à protéger les personnes.

Ce constat n’est pas contradictoire avec le large mouvement civil et citoyen de soutien aux soignants et de participation à la lutte contre le virus qui a marqué le pic de l’épidémie : donations monétaires et matérielles ; aide spontanée (ainsi des milliers de Wuhanais s’improvisant chauffeurs pour amener les soignants sur leur lieu de travail après la suspension des transports publics) ; débats sur les réseaux sociaux ; participation à des réseaux d’entraide au sein des quartiers… Certes, bien des engagements citoyens s’inscrivent dans le contexte des mobilisations portées par l’État au niveau des quartiers et, pour nombre d’entre eux, ces engagements ne sont pas dénués d’un sens poussé du devoir et d’une volonté de contribuer à l’exemplarité nationale. Le sociologue Xu Bin défend ainsi l’idée selon laquelle la participation citoyenne lors de l’épidémie de Covid-19 aurait été bien plus encadrée par l’État et les associations non gouvernementales administrées par l’État (GONGO) que cela n’avait été le cas lors de précédentes crises, comme le tremblement de terre du Sichuan de 2008, qui avait donné lieu à de larges mouvements de citoyens et à un traitement bien plus vindicatif par la presse – témoignant d’un resserrement certain de la société civile ces dernières années. Malgré cela, la participation s’est aussi faite en dehors des structures liées à l’État, souvent jugées trop peu transparentes : en témoigne la baisse des donations à la Croix-Rouge chinoise, dont la réputation a été entachée par plusieurs scandales de corruption, les citoyens préférant au contraire diriger leurs dons vers des structures jugées plus dignes de confiance, comme la fondation de la chanteuse Han Hong ou la fondation bouddhiste taïwanaise Tzu Chi.

Les loups, les héros, les silences

Le manque d’anticipation, la mauvaise gestion de la crise et l’attitude souvent arrogante et parfois raciste de nombreux pays occidentaux a, depuis, largement transformé le rapport des citoyens à la gestion de la crise par l’État-Parti. Le débat et les voix dissonantes persistent certes dans une certaine mesure : le compte Weibo du docteur Li Wenliang continue d’être abreuvé de milliers de messages d’internautes qui se saisissent de cet espace commémoratif virtuel pour lui confesser leurs soucis quotidiens ou exprimer leurs critiques du présent ; et les controverses autour du journal de confinement de l’écrivaine Fang Fang ont, quant à elles, mis au jour de vives tensions traversant l’espace social chinois13. Malgré cela, la lutte contre le virus semble aujourd’hui réévaluée plus positivement par les citoyens, résignés face à l’efficacité apparente de la gestion autoritaire de la crise – en témoignerait, toute précaution gardée, une enquête récente montrant une confiance en hausse envers les autorités centrales et locales. L’usage des applications HealthCode, adoptées progressivement par l’ensemble des provinces après de premiers essais à Hangzhou dès février, semble aujourd’hui s’être imposé et banalisé dans le paysage général de la surveillance numérique chinoise, déjà largement développée ces dernières années.

La Chine s’est ainsi saisie de l’idée selon laquelle « sans la vie, il n’y a plus personne et encore moins de droits de l’homme » pour défendre, comme le fait Xi depuis près d’une décennie, un exceptionnalisme chinois privilégiant la primauté de l’intérêt national, « la vie et la sécurité » contre une idée universaliste des droits humains14. Le pays s’est engagé dans une diplomatie sanitaire visant à la fois à affirmer agressivement sa position face aux plus critiques – dans la lignée de la diplomatie dite des « loups guerriers » – et à se dépeindre comme nouveau garant de la santé mondiale et bienfaiteur humanitaire – ravivant ainsi des usages géopolitiques de la santé dont la Chine avait déjà fait preuve dans les années 1960, l’envoi d’équipes médicales dans plus de quarante pays d’Afrique ayant alors joué un rôle important dans l’intégration de la Chine à l’ONU en 1971. Plus largement, c’est toute une réinterprétation de l’histoire du virus que la Chine entend développer à l’étranger, que cela soit par son Livre blanc publié en juin en réaction aux révélations d’Associated Press sur les coulisses des liens entre la Chine et l’OMS, ou par les déclarations quasi complotistes de plusieurs de ses agents, encourageant à remettre en cause l’origine chinoise du virus.

Ce révisionnisme historique imprègne également l’intérieur du pays, prolongeant le projet de Xi de soumettre la science et la culture au service de l’orthodoxie d’État et de la promotion des « énergies positives ». Le pays s’est ainsi engagé dans une vaste campagne de promotion des héros de la « guerre contre l’épidémie » : dès février, plusieurs textes de loi incitaient déjà les institutions à « identifier, reconnaître et promouvoir les comportements méritoires » – des initiatives également portées par certaines grandes entreprises, comme Alibaba avec son projet « De l’énergie positive tous les jours »15. Des productions culturelles récentes sont également venues appuyer cette relecture de l’histoire du virus, comme cette exposition au Musée national, omettant aussi bien la figure de Li Wenliang que l’image des hôpitaux en détresse ; ou cette série télévisée sur l’épidémie, produite par le groupe d’État China Media Group, et largement critiquée sur les réseaux sociaux pour avoir outrageusement rendu invisibles les femmes, pourtant massivement présentes en première ligne face à l’épidémie. De l’autre côté, les contre-récits plus critiques, qui avaient disposé d’une fenêtre inédite d’expression au début de la crise, peinent aujourd’hui à exister : les productions scientifiques sur l’origine du virus seraient à présent soumises à une stricte vérification politique avant publication ; Zhang Hai, citoyen wuhanais à la tête d’une initiative pour intenter un procès collectif contre la municipalité de Wuhan, est l’objet régulier de harcèlement et de campagnes de discrédit ; et l’on demeure encore sans nouvelles de deux journalistes citoyens, Chen Qiushi et Fang Bin, engagés dans la couverture critique de la gestion du virus à Wuhan en janvier.

Aussi la réaction au Covid-19 aura-t-elle germé en Chine sur un terreau complexe : certes, un certain nombre de dynamiques institutionnelles et politiques – la politisation de la santé publique et de la culture, le recours au quartier comme échelle de mobilisation citoyenne, les tensions entre État central et cadres locaux… – ne sont pas nouvelles. Elles ont en revanche été largement appropriées et radicalisées dans le contexte du régime de Xi en général et de l’épidémie de Covid-19 en particulier. En conjuguant ces outils de gouvernance à une diplomatie sanitaire agressive, et au développement d’outils de traçages numériques en partie préexistants et désormais voués à perdurer au-delà du contexte de crise, Xi est néanmoins parvenu à faire d’une crise initiale une fenêtre de relégitimation de ses politiques autoritaires. Reste à voir si cette confiance relative, temporairement accordée par des citoyens initialement dubitatifs, survivra à l’épreuve du temps.

  • 1.Une position notamment tenue par l’Organisation mondiale de la santé dans les premiers temps de l’épidémie, mais dont un récent rapport d’Associated Press a depuis révélé la dimension stratégique. Voir “China delayed releasing coronavirus info, frustrating WHO”, The Associated Press, 3 juin 2020.
  • 2.Près de la frontière russe, en avril ; dans la province du Jilin en mai ; à Pékin en juin ; à Urumqi, au Xinjiang, en juillet ; ou encore à Qingdao, où un cluster associé à un cas importé est identifié en octobre, en pleine période touristique de fête nationale
  • 3.Alex Jingwei He, Yuda Shi et Hongdou Liu, “Crisis governance, Chinese style: Distinctive features of China’s reponse to the Covid-19 pandemic”, Policy Design and Practice, 30 juillet 2020, p. 6.
  • 4.Sebastian Veg, « La Chine de Xi Jinping : succès sanitaire et crispation idéologique », AOC, 28 septembre 2020.
  • 5.Voir Noa Ronkin, “Coronavirus crisis exposes fundamental tension in governing China, says Standford sociologist and China expert Xueguang Zhou”, Standford Freeman Spogli Institute for International Studies, 3 février 2020.
  • 6.Whistleblowers, Fears and Courage. The Coronavirus Reports, Pékin, Caixin Global Limited, 2020.
  • 7.Voir Katherine A. Mason, Infectious Change: Reinventing Chinese Public Health after an Epidemic, Stanford, CA, Stanford University Press, 2016.
  • 8.Voir Deborah Davis et Helen F. Siu (sous la dir. de), SARS: Reception and Interpretation in Three Chinese Cities, Londres, Routledge, 2007.
  • 9.A. Jingwei He et al., “Crisis governance, Chinese style”, art. cité.
  • 10.Voir Gilles Gilheux et al., « Travailler en Chine au temps du Covid », La Vie des idées, 11 mai 2020.
  • 11.Darren Byler, “Sealed doors and ‘positive energy’: Covid-19 in Xinjiang”, SupChina, 4 mars 2020.
  • 12.Voir Isabelle Thireau (sous la dir. de), De proche en proche. Ethnographie des formes d’association en Chine contemporaine, Berne, Peter Lang, 2013.
  • 13.Voir Wang Wenting, « La controverse autour du journal de Fang Fang : l’avènement d’une culture du débat numérique ? », Politika, 28 août 2020.
  • 14.Voir S. Veg, « La Chine de Xi Jinping… », art. cité.
  • 15.Voir Chayma Boda, « Les héros d’Alibaba », Politika, 4 juin 2020.

Justine Rochot

Sociologue, chercheuse associée au Centre d'Études sur la Chine Moderne et Contemporaine et au Centre d'Études Français sur la Chine Contemporaine, Justine Rochot est lauréate du prix des thèses 2020 de l'EHESS.

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Aux couleurs de la Chine

Source d’inquiétude autant que de fascination, la Chine continue de représenter une énigme. Le socialisme « aux couleurs de la Chine » conjugue en effet un capitalisme sauvage avec un pouvoir centralisé dans une synthèse politique inédite. Le dossier explore le nouveau souverainisme, le pouvoir numérique, le rapport aux minorités et la gestion de l’épidémie. À lire aussi : projet de danger perpétuel, du fanatisme à la radicalité, la dissidence discrète de Marc Fumaroli, pour une philosophie de la préhistoire et la controverse Kundera.