La Chine en Afrique
Qui a peur de la Chine en Afrique ? Sa récente « irruption » sur la scène africaine soulève des inquiétudes. Sont-elles justifiées ? L’examen des objectifs de Pékin sur le continent noir, des moyens auxquels elle a recours et de sa « présence », aussi massive que soudaine, apporte une réponse nuancée. C’est ainsi que les Lords britanniques, débattant de cette question en février 2007, concluaient que si la Chine prenait, certes, place en Afrique, ses activités se développaient à côté de celles des États-Unis, des ex-puissances coloniales, de l’Inde, voire de Malaisie, et ne révélaient pas une volonté d’hégémonie. Les Lords recommandaient d’aborder la question de gouvernement à gouvernement.
N’est-on pas simplement devant une application à l’Afrique d’une volonté de « surgissement pacifique », un des paradigmes de la politique extérieure chinoise ? Les objectifs de la Chine paraissent clairs. Ce sont ceux que dictent les intérêts d’un État dont le but primordial est la croissance économique qui, aux yeux des dirigeants chinois, doit à la fois apporter la prospérité à leurs concitoyens, assurer la pérennité de leur pouvoir et, enfin, pensée suprême, l’affirmation de la puissance de l’empire du Milieu qu’exige « son orgueil pathétique » (Jean-Luc Domenach).
Une triple exigence
Nécessité fait loi. Le maintien de la croissance économique de la République populaire de Chine (Rpc) aux environs de 10 % par an commande une triple exigence.
Avec un appétit d’ogre – nouvelle venue sur le continent –, la Chine se présente comme une consommatrice d’énergie aux besoins en hydrocarbures sans cesse croissants : en 2007, de 7 millions de BpJ (barils par jour), alors qu’en 1993, la Chine exportait encore du pétrole. Lin Guyin, l’ambassadeur chinois en Afrique du Sud, déclarait, en 2006 : « La Chine dépend du Moyen-Orient, qui reste sa source principale [d’hydrocarbures] mais la Chine diversifie pour sécuriser son approvisionnement. » Et, si Lin Guyin ne citait que l’Angola, le Nigeria et le Soudan comme fournisseurs, c’était parce que ces trois pays sont ceux d’où la Chine tire ses plus grands volumes de pétrole. En fait, dans les trois dernières années, plus de 40 accords pétroliers ont été signés par elle avec des États africains : la Guinée, la Guinée équatoriale, le Gabon, le Congo Brazzaville, le Tchad, la Mauritanie, la Libye et, demain, l’Éthiopie… Diversification réussie : de 9 % (hors Maghreb) et de 45 % pour le Moyen-Orient en 1995, la répartition des importations en hydrocarbures passe douze ans plus tard à 28 % pour l’Afrique et 47 % pour le Moyen-Orient ! Vu d’Afrique, ces achats massifs ont eu pour conséquence principale un enrichissement pour tous (ou presque) et l’irruption d’un acheteur prépondérant pour plusieurs pays. En 2005, de 50 à 60 % de la production soudanaise, 16 % de celle du Congo Brazzaville et 10 % de celle de la Guinée équatoriale étaient exportées vers la Chine. Globalement : 30 % des besoins chinois sont satisfaits par l’Afrique de l’Ouest (15 % pour ceux des États-Unis).
Quelles sont les perspectives ? À la question, en novembre 2006, au Forum de la Coopération sino-africaine, à Pékin, un responsable chinois répondait : « Le développement des sources d’énergie de la Chine en Afrique et le niveau de coopération sont encore au stade initial. » Et, par énergie, ce responsable ne pensait pas qu’aux hydrocarbures.
Quoique la Chine soit aujourd’hui le pays le plus grand producteur de charbon (deux fois plus qu’aux États-Unis), elle est importatrice depuis peu du charbon d’Indonésie et d’Australie. Cette démarche pourrait donner crédit à une rumeur d’éventuels achats au Mozambique.
L’ogre n’a pas soif que d’énergie. Sa croissance exige un approvisionnement boulimique en matières premières, dont nul n’ignore l’abondante présence en Afrique et surtout pas la Chine dont un dirigeant souhaitait, toujours en novembre 2006, « approfondir notre partenariat [qui] existe déjà ». Selon le Fmi, l’intervention de Pékin se traduirait par l’augmentation de 50 % de la croissance mondiale en demande d’aluminium, par 51 % de celle du cuivre, par 110 % de celle du plomb, par 86 % de celle de l’étain et par 113 % de celle du zinc. Elle n’est après tout que de 30 % pour le pétrole ! En Afrique, la Chine achète du cuivre en République démocratique du Congo (Rdc) et en Zambie ; du platine au Zimbabwe, au Congo Brazzaville et au Gabon ; du cobalt en Rdc, du fer au Gabon et de la bauxite en Guinée. Cet échantillon ne peut étonner. La Chine n’est pas seule en course. Pays industrialisés et émergents sont, eux aussi, très présents. Exemple, en Guinée : si les Chinois y investissent 3 milliards de dollars pour extraire de la bauxite et produire de l’alumine – ce qui les conduit à construire un barrage pour produire l’électricité nécessaire à la transformation du produit naturel –, ils ne sont pas les seuls à convoiter ce minerai. Les Canadiens, sont, tout comme eux, sur les rangs pour des investissements de même grandeur.
Une politique chinoise de ressources alimentaires s’esquisse en Afrique. Les achats de Pékin sur le marché mondial des céréales ont déjà contribué à la hausse sensible du prix du blé. L’origine de cette pression se situe dans l’accroissement du cheptel nécessaire pour la consommation accrue de viande d’une population citadine au niveau de vie croissant. La satisfaction de ses besoins prend, dans plusieurs pays africains, la forme de sociétés mixtes (chinoises et locales) de grandes exploitations agricoles. Ou bien, sans que l’ampleur actuelle du procédé puisse être estimée, la location par des propriétaires africains de leur terre. Le président de la Guinée s’est félicité, ouvertement, des résultats obtenus en louant les siennes à des paysans chinois ! La pêche est un domaine d’intérêt à l’origine d’accords bilatéraux signés avec des États du golfe du Bénin. La forêt africaine, enfin, attire vivement les Chinois. De 1995 à 2004, la ressource africaine en grumes est passée de 9, 4 à 20, 7 %. 60 % de la production forestière du Gabon s’exporte vers l’Asie, la plus grande partie vers la Chine.
La croissance de l’économie chinoise, voire de son accélération, requiert, et c’est là une troisième exigence, que l’Afrique devienne un marché florissant pour les produits made in China. Et les objectifs paraissent atteints. Alors qu’en 1980 les échanges commerciaux sino-africains étaient inexistants, Pékin se classait, dès 2005, au troisième rang des partenaires commerciaux du continent après les États-Unis (70 milliards de dollars), la France (50 milliards de dollars) et devançait la Grande-Bretagne et l’Italie. Pour Pékin, lesdits échanges représentent environ 2, 5 % de ses exportations et 4, 5 % de ses importations. Cette remarquable montée en puissance a permis au président chinois, en novembre 2006, de prophétiser un volume d’échanges de 100 milliards de dollars en 2010 !
Dans cette croissance exponentielle, les hydrocarbures tiennent, en valeur, le premier rang des exportations. Ainsi, au Soudan, en dix ans, de 1995 à 2005, ils sont passés de 10 à 70 % de la valeur des exportations. Et, pour les deux autres principaux producteurs, leur part respective est de 94, 6 % pour l’Angola et de 86, 4 % pour le Nigeria. Globalement, le pétrole fournit 38, 4 % de la valeur des exportations africaines vers la Chine ; soit 16, 3 % du commerce mondial de ce produit. Quant aux importations chinoises d’Afrique, elles se sont accrues, de 1998 à 2003, à un rythme cinq fois plus rapide que la moyenne, cinq produits de base formant l’essentiel des exportations de l’Afrique.
En contrepartie, les produits importés de Chine en Afrique sont le textile suivi de toutes les catégories d’articles manufacturés de l’« Atelier du monde ». Une place particulière peut être réservée à la vente d’armes notamment légères en grande quantité. À celles-ci s’additionnent celles produites dans une (ou deux ?) usines d’armement construites par la Chine au Soudan. Ce pays avait déjà acheté chars, hélicoptères et, en 2006, douze avions de chasse pour 100 milliards de dollars. Le Zimbabwe s’était rendu acquéreur, en 2004, de douze avions EE1 et de cent véhicules militaires.
Au total, les échanges dégagent un solde positif de 2 milliards de dollars pour la Chine, mais la tendance haussière des prix des matières premières sur le marché mondial joue en faveur des pays africains, plus précisément de quelques-uns d’entre eux, car, si le déficit n’est que de 2 milliards, c’est en raison du solde très positif des grands exportateurs : en fait 43 d’entre eux sont, en effet, très déficitaires.
Une triple présence
Avoir atteint ses objectifs, en si peu de temps, est évidemment la manifestation d’une volonté politique, appuyée sur une organisation efficace qui se traduit par une triple présence : des politiques, des « instruments » et, la plus originale, d’un embryon de diaspora.
Sous l’angle diplomatique, l’exemple vient d’en haut. Le président Hu Jintao effectue, en janvier 2006, son troisième voyage africain en trois ans. À chaque fois, ses étapes se comptent par huit à dix pays. En fait, dans un perpétuel va-et-vient, des personnalités chinoises, souvent les mêmes d’ailleurs, se relaient, pour ainsi dire, dans les capitales africaines. Sans surprise, le ministre des Affaires étrangères, Li Zhaoxing, tient la corde dans ce mouvement. Précédent le président, il se rend en janvier 2006 à Cap-Vert, au Mali, au Sierra Leone, au Nigeria et en Libye. Le ministre de la Défense, lui, est l’habitué de certaines capitales (Khartoum…). Quand aux personnalités africaines, elles sont, à bonne cadence, destinataires d’invitation pour des visites d’État, occasions de manifestations de solidarité et de proclamation de respect mutuel de la souveraineté. Cependant, des visites qui permettent des discussions sur les problèmes internationaux et régionaux ne débouchent pas sur de simples communiqués. Elles prennent fin avec la signature d’accords qui dessinent les champs d’intervention privilégiée d’une coopération sino-africaine aux formes multiples. Celle-ci touche à de nombreux secteurs de la vie économique des pays africains, au moment où organismes internationaux et puissances industrialisées, y compris le Japon, préfèrent déployer leur partenariat dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’accès à l’eau, etc. Prêts et dons de la Chine sont dirigés en abondance vers les infrastructures : routes, chemins de fer, barrages, oléoducs… Derrière ce qui, par sa visibilité, constitue sa « vitrine » en Afrique, il convient de souligner que la Chine est présente dans les secteurs de la médecine, des télécommunications et de la haute technologie. Le lancement, en mai 2007, d’un satellite nigérian (à ses frais) souligne la volonté de ne pas se cantonner dans les domaines « classiques ». Pays du Sud et pays émergent, telles sont les deux images que l’aide chinoise souhaite donner d’elle-même aux Africains. Et comme Pékin dispose de réserves immenses de devises, les prêts déjà généreux le seront encore davantage à croire les annonces faites, en novembre 2006, par le président Hu Jintao.
Pour passer du verbe à l’action, Pékin utilise l’outil des sociétés nationales qui, sur le terrain, exécutent des projets. Ainsi, pour les hydrocarbures, sont actives, la China National Offshore Co. (Cnnoc), la China Petroleum Corp. (Cnpc) et la China Petroleum Chemical Corp. (Cpc). Au Nigeria, la Cnnoc a engagé 2, 37 milliards de dollars pour les droits d’exploitation et a acheté une raffinerie quoiqu’elle soit obsolète ! Au Soudan, 8 milliards en coopération avec la Greater Nil Cy, compagnie soudanaise dont les Chinois détiennent 40 %.
Dans les travaux publics, selon l’Ocde, 50 % des chantiers sont confiés à des entreprises chinoises ; la main-d’œuvre est 20 à 30 % moins chère que celles des entreprises locales ! Il en est de même lorsqu’interviennent les sociétés spécialisées dans un secteur : la Sinosteel et la China non-ferrous Corp. sont présentes, la première, dans une fonderie de ferro-chrome et, la seconde, dans une fonderie de cuivre. Entreprises de toute taille, celles-ci, qui sont généralement publiques, peuvent aussi être privées.
Le financement des projets a diverses origines. Dons et prêts sont octroyés en fonction des buts recherchés. L’essentiel des dons bénéficie aux populations locales : hôpitaux, écoles, stades, forage d’eau, formation professionnelle sur place ou en Chine, etc. L’aide au développement se concrétise selon deux modes : prêts bonifiés à taux préférentiel ou montage financier associant financement, investissement et commerce (prêt concessionnaire). L’opérateur bancaire chinois, l’Exim Bank le plus souvent, intervient en soutien d’entreprises de cogestion ou à capitaux mixtes. Cette banque avait déjà un encours de 6, 5 milliards de dollars en Afrique en 2005 et la China Developpment Bank un encours d’un milliard en 2006.
La procédure est rapide dans la mesure où la partie chinoise qui obéit à des considérations économiques (les objectifs gouvernementaux) et politiques se montre souple. Ce qui conduit le ministre des Affaires étrangères gabonais à conclure : « Avec la Chine tout est simple. Elle nous octroie des remises de dettes ou des prêts à long terme sans intérêt, ni condition. » Conclusion qui n’est pas partagée par d’autres prêteurs (voir infra).
Pour les échanges commerciaux : la Chambre de commerce sino-africaine et le China Council of International Trade jouent des rôles essentiels.
Le troisième type de présence chinoise montre un double caractère : temporaire et permanent.
Alors que les minorités chinoises étaient rares en Afrique : 36 000 en Afrique du Sud, 35 000 à l’île Maurice, 14 000 environ à Madagascar et à La Réunion, les Fils du Ciel se comptent à présent par dizaines de milliers au Nigeria, au Soudan, en Angola (10 000 pour la seule enclave de Cabinda), etc. La part la plus importante de ces colonies est celle formée par les travailleurs chinois, souvent unique main-d’œuvre. On les trouve sur des chantiers parfois colossaux comme les barrages, les oléoducs ou les voies ferrées. Comptent aussi les coopérants : les médecins (plus de 10 000), les formateurs, etc. qui constituent un élément temporaire d’une présence à laquelle vont contribuer des « jeunes volontaires » (genre Peace Corp), au Zimbabwe notamment dès 2007.
Plus significatif est l’afflux des marchands chinois venus ouvrir des boutiques d’articles made in China qui est sensible partout. Le premier arrivé, commerçant avisé, peut passer en quelque temps de la tenue d’un simple étal à l’ouverture d’une boutique, et même très vite, comme à Brazzaville ou à Madagascar, à la création d’une grande surface. Son personnel est essentiellement chinois, recruté en Chine parmi des parents ou des paysans pauvres auxquels le voyage est payé. En outre, des travailleurs venus sur des chantiers ont décidé de rester en Afrique. Et c’est ainsi que vivent 600 Chinois à Brazzaville et 400 à Pointe-Noire (4 000 Français y vivent sur les 12 000 qui s’y trouvaient en 1990).
Environ 100 000 touristes chinois, prévus en 2007, dans le cadre d’accords gouvernementaux, trouveront, sur place, des concitoyens installés et leurs produits habituels ! En revanche, ils ont peu de chances de rencontrer des braconniers chinois (ivoire) ou des acheteurs (illégaux) de cuivre aux « creuseurs » zambiens !
Les atouts de la Chine
Si, comme l’Ocde l’a constaté, la participation de la Chine au développement de l’Afrique n’innove pas fondamentalement comparée aux aides des pays industrialisés, elle s’en distingue néanmoins à plusieurs égards.
En soulignant, à toutes occasions, l’aspect égalitaire de la coopération sino-africaine, et son respect intégral de la souveraineté de ses partenaires, Pékin flatte l’amour-propre des Africains – en premier lieu, de leurs dirigeants, lassés des leçons de remontrances des puissances occidentales.
Au-delà : l’entrée en scène d’une Chine, devenue riche, libère le continent des tête-à-tête obligés avec des puissances coloniales ou « impérialistes ». Elle hisse les États africains au niveau où se traitent les affaires du Monde. Un vice-président des Affaires chinois décrit le contexte : « Business is business ; vous [l’Occident] essayez de séparer la politique du business, vous tentez d’imposer l’économie de marché et la démocratie multiparti pour des pays qui ne sont pas prêts pour cela… » Le discours conforte quelques dirigeants, idéologues et économistes africains, dans l’espoir, sans doute vain, de trouver un modèle !
En attendant, la Chine ouvre le jeu, n’hésite pas à se substituer à des sociétés ou des institutions internationales. Quand, sous la pression de l’opinion, des compagnies pétrolières américaines et canadiennes se sont retirées du Soudan, la Chine se présenta et n’a cessé, depuis, d’y élargir sa présence. Quand les investisseurs occidentaux refusent deux milliards de dollars à Luanda pour un projet pétrolier, la Chine les lui prête sans tarder. Et ainsi de suite, en fonction des circonstances.
Autre atout : une « générosité » dont il est difficile d’évaluer le montant – tant les annonces répétées ne signifient pas toujours que le prêt ou l’investissement soit une nouvelle opération. En revanche, les conditions attachées : taux d’intérêt, délai de remboursement, flexibilité d’utilisation sont apparemment favorables à l’emprunteur d’autant que le prêteur ne paraît pas soumettre sa décision à des critères de risque bien rigoureux. Une compagnie chinoise reprend une ancienne raffinerie au Nigeria qui n’avait pas trouvé repreneur en Occident. Faut-il voir ici le signe d’une politique qui se projette dans l’avenir ?
Quoi qu’il en soit, dans la croissance que l’Afrique connaît depuis deux à trois ans, il est peu contestable, sans pouvoir pondérer le poids de sa participation, de reconnaître à la Chine un rôle important. Ne serait-ce que dans le domaine des infrastructures dont le continent manque dramatiquement.
Pékin, enfin, ne manque pas, relayée localement, de souligner la rapidité dans l’exécution des projets « chinois » (don ou prêt), la discrétion et l’ardeur des travailleurs chinois aux modiques salaires…
Nouveaux partenaires ou néocolons ?
Ce ne sont pas les dirigeants africains qui dénigreront les retombées de l’aide de Pékin, mais des citoyens dont la liste est longue : commerçants, entrepreneurs, journalistes, opposants politiques s’en prennent ouvertement aux effets jugés négatifs d’une présence encombrante des Fils du Ciel.
Très concernés sont les commerçants autochtones, libanais, voire « vieux chinois ». Dans les grandes et moyennes agglomérations, ils voient ouvrir des boutiques tenues par des Chinois qui ne vendent que des articles made in China et n’emploient que des compatriotes. Et, de plus en plus, de petits marchands chinois ou chinoises s’installent sur les trottoirs et sur les abords des marchés ! Moins nombreux sont ceux qui ayant réussi, montent des petites « superettes », à Madagascar ou à Brazzaville, cette dernière à l’enseigne évocatrice, « Asia », emploie du personnel local et… deux Chinoises à la caisse ! Les prix, qui font le bonheur des consommateurs, mettent en danger des commerces établis de longue date, y compris ceux de la diaspora chinoise de Antananarive, qui s’en plaignent.
Plus vastes et plus graves sont les faillites que l’interruption chinoise sur le marché africain a entraînées et entraîne dans plusieurs secteurs industriels naissants, notamment dans le textile. Le made in China de tee-shirts, boubous, etc., copies sans vergogne de modèles africains, a conduit, notamment au Lesotho, à la disparition de ce secteur, qui était pratiquement le seul secteur industriel du pays. Et la situation est d’autant plus catastrophique que cette irruption a coïncidé avec la fin des mesures prises tant aux États-Unis qu’en Europe pour y privilégier l’accès des textiles africains ! En outre, les matières premières ne font l’objet d’aucune transformation sur place ! Au Mali, les plaintes concernent les motos importées de Chine (70 %) ; au Maroc, l’association des fabricants de jouets dénonce des « pratiques déloyales et concurrentielles… [de commerçants] qui ne parlent même pas arabe » !
Commerçants et industriels ne sont pas les seuls à souffrir. Sur les chantiers de travaux publics ouverts sur prêts liés – routes, chemins de fer, barrages, logements, main-d’œuvre et matériaux –, tout est chinois. Ainsi, à Alger, où nombreux sont les ouvriers chinois mais aussi les jeunes chômeurs, et les derniers s’interrogent : pourquoi aucun d’entre nous n’est-il embauché ? La réponse est simple, qu’ils ignorent : les prêts consentis par la Chine ont pour vocation de soutenir les investissements des entreprises chinoises nullement tenues de faire appel aux ouvriers ou aux matériaux du pays.
À côté des agacements des individus s’ajoute la critique répétée – mais réfutée par Pékin – de surendettement des bénéficiaires. Alors que la communauté internationale a consenti près de 40 milliards de dollars d’annulation des dettes d’une trentaine des pays les plus pauvres (la Chine, pour sa part, en annule 1, 7 en 2004), cinq milliards ont été déposés par Pékin dans un Fonds créé en juillet 2007 pour soutenir les entreprises chinoises en Afrique dans les trois années à venir !
Réactions et jugements négatifs sont-ils en mesure d’éroder le capital de sympathie acquis en Afrique par la Chine ? Cette dernière perdra-t-elle le privilège d’apparaître aux yeux des Africains comme une puissance du Sud distribuant, sans compter, ses richesses aux pays du Sud ?
Une stratégie à trois volets ?
La réponse se trouve, sans doute, dans la pondération de trois principaux éléments de la stratégie africaine de la Chine : le bilatéral, l’africain et le mondial.
L’approche bilatérale a été, de loin, la plus favorisée : accords multiples, de toute nature, couvrant des domaines les plus variés sont au cœur de la coopération sino-africaine dans chaque pays. C’est dans un dialogue singulier que les partenaires évoquent des perspectives d’avenir, voire d’éventuels conflits.
Toutefois, dès 2000, Pékin a tenu à s’affirmer en puissance africaine. Et pour cela, a organisé des « Grands-messes » à la française. En 2000, au premier Forum de la Coopération sino-africaine (Focca), la Chine regroupe, autour d’elle, à Pékin, les chefs d’État ou ministres des Affaires étrangères des États avec lesquels elle avait, d’ores et déjà, établi des relations diplomatiques. En 2002, même formule, cette fois-ci à Addis-Abeba. Et, selon un rythme en soi significatif d’un rapport de force, le troisième Forum a eu lieu, de nouveau, à Pékin en 2006. Cette réunion avait été préparée tout au long d’une année baptisée « l’Année de l’Afrique » par des manifestations folkloriques, musicales, etc. dans plusieurs villes chinoises. Et les invités africains trouvèrent les murs de la capitale ornés de panneaux – images de la forêt tropicale, de fêtes sauvages, de visages d’enfants africains, etc. C’est donc au milieu d’un décor digne d’une exposition coloniale que se joua le prélude du rassemblement de représentants de quarante-huit des cinquante-trois États qui composent l’Afrique. Ils se retrouvèrent autour du président Hu Jintao et des plus hautes autorités chinoises avec, à titre d’observateurs, des personnalités des pays africains ayant des liens avec Taiwan et qui ont été conviées. La Chine ne pratique pas l’ostracisme ! Tout en sachant, à l’occasion, exercer une pression, pas toujours discrète, sur les gouvernements du Burkina-Fasso, de la Gambie, du Malawi, de São Tomé et Príncipe pour qu’ils cessent toute relation avec « l’autre Chine ».
À côté de la signature d’une dizaine d’accords bilatéraux, le bilan de ce troisième Forum reflète éloquemment la stratégie aux mille visages. Le voici :
aide au développement : doublée en 2009 ;
3 millions de dollars de prêts préférentiels et 2 millions de crédits d’achat dans les trois prochaines années ;
création d’un fonds de 5 milliards de dollars pour des investissements ;
construction d’un centre pour l’Union africaine ;
annulation sous forme d’intérêt zéro pour les prêts à échéance 2005 pour les pays pauvres ;
ouverture du marché de 190 à 440 articles exportés pour les pays les moins développés ;
formation de trois à cinq zones de coopération économique dans les trois ans ;
formation de quinze mille professionnels africains dans les trois ans ;
envoi de cent experts pour mettre sur pied dix centres techniques d’agriculture ;
300 millions de dollars de bourses offertes à des jeunes volontaires chinois afin de créer cent écoles ;
doublement des bourses d’ici 2009.
Le Forum ne prit pas fin sans conférer un caractère institutionnel aux rencontres entre les ministres des Affaires chinois et africains lors des assemblées générales des Nations unies où, depuis longtemps, la délégation chinoise courtise, souvent avec succès, les voix (nombreuses) du tiers-monde. La presse s’est fait l’écho d’un éventuel Forum à ordre du jour politique en novembre 2007.
Membre permanent du Conseil de sécurité, la Chine qui a voulu et réussi à devenir une puissance qui compte en Afrique peut-elle se dérober à ce rôle de grande puissance auquel elle aspire ?
Autrement dit, en dépit de l’affirmation que Pékin ne s’ingère-pas-dans-les-affaires-des-autres, le jour n’est-il pas proche pour elle de se départir de son refus d’adopter des sanctions à l’égard du Soudan ? Nul n’ignore que la situation au Darfour inquiète l’Union africaine et Pékin n’ignore pas non plus l’opinion publique internationale sur ce problème, et encore moins la menace que font peser certains milieux sur les jeux Olympiques, dont elle attend précisément, urbi et orbi, sa promotion, au titre de grande puissance. Prise en compte de son inquiétude, en témoignent l’envoi, quelques jours après la menace, d’un représentant spécial pour l’Afrique et la participation éventuelle de trois mille hommes à une force d’intervention au Darfour dont elle a finalement accepté le principe en juillet 2007.
Puissance qui se veut mondiale, oblige !