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Dans le même numéro

Transformations et diversités du capitalisme (entretien)

novembre 2009

#Divers

Entretien avec Robert Boyer

Partie du marché immobilier américain et rapidement étendue sur tous les continents, la crise a montré l’interdépendance de l’ensemble des économies. Pourtant, elle met à jour aussi la diversité des formes de capitalisme : des pays ont adopté le même modèle que celui des États-Unis et l’ont payé cher (Grande-Bretagne, Islande, pays Baltes, Hongrie…) ; d’autres, les producteurs de matières premières, misent sur la rente (Arabie Saoudite, Russie, Venezuela…) ; d’autres ont bâti leur croissance sur l’innovation et les secteurs exportateurs (Allemagne, Danemark, Suède…) ; et les derniers, très peuplés, misent sur des économies-continents promises à un bel avenir (Chine, Inde, Brésil…).

Esprit – L’école de la régulation dont vous êtes l’un des fondateurs a toujours mis en avant la dimension historique de l’économie. Comment comprendre cette crise de 2007-2008 que vous qualifiez de grande crise ? Après avoir analysé les ressorts du capitalisme fordiste de l’après-guerre, vous vous êtes intéressé au capitalisme financier qui a pris son essor aux États-Unis à la fin des années 1970. Sommes-nous en train de vivre une crise de plus en forme de bulle ou une crise systémique qui signifierait que ce capitalisme financiarisé s’est littéralement cassé ? Comment caractériser la sortie de ce régime de croissance financiarisée qui était en place depuis vingt ans ?

Robert Boyer – Il faut effectivement inscrire la crise actuelle dans l’histoire des transformations sociales institutionnelles et politiques qui font suite à la crise de 1929.

Dans les recherches régulationnistes, la crise de 1929 s’interprète comme le conflit entre les perspectives ouvertes par la production de masse en matière de progression de la productivité et la permanence d’une relation salariale concurrentielle. La conduite de la politique monétaire américaine vient aggraver la crise mais n’en est pas la cause. Les efforts du New Deal en matière de constitution d’une couverture sociale et d’un service public rencontrent des obstacles politiques tels que la crise n’est surmontée qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. En effet, à cette occasion, on approfondit encore les potentialités de la production de masse que l’on convertit des biens d’armement aux biens durables. Le retour à une forte croissance est surtout le résultat de deux compromis fondateurs de l’après-Seconde Guerre mondiale. D’une part, se noue un compromis entre entrepreneurs progressistes et syndicats pour se partager les dividendes du progrès, c’est-à-dire d’institutionnaliser une progression des salaires au prorata des gains de productivité. D’autre part, le GI Bill favorise l’accès de chaque jeune américain à l’éducation et à l’université, ce qui prolonge le compromis fordiste.

Ce système va se diffuser au reste du monde et culminer jusqu’au début des années 1970. Ce régime ne manquait pas d’avantages puisque l’économie américaine pouvait simultanément financer la guerre au Vietnam, payer de bons salaires, intégrer la communauté afro-américaine et proposer un embryon de couverture sociale. Mais ce modèle rencontre ses limites du fait de son propre succès : dès lors que se ralentissent les gains de productivité, les conflits concernant la répartition des revenus s’aiguisent de sorte que l’économie américaine débouche sur un régime de croissance extensive, c’est-à-dire sans gain de productivité mais avec une accentuation des inégalités puisque la fraction la plus privilégiée de la population s’approprie une part croissante du revenu et de la richesse alors que les plus pauvres voient leur revenu stagner, voire chuter. Dans ce régime intermédiaire, les Américains continuent à bénéficier d’une croissance de la consommation d’environ 2, 5 % par an mais c’est au prix d’une multiplication des personnes travaillant au sein du même ménage, d’un allongement de la durée du travail. Lorsque ces mécanismes arrivent à leurs limites, c’est à l’augmentation permanente du crédit qu’il revient de soutenir des revenus insuffisants. Les Américains prennent l’habitude de jongler avec leurs nombreuses cartes de crédit et le plan de l’administration de George Bush concernant l’accès au logement pour tous grâce aux facilités de crédit vient couronner ce mouvement par un essor de la financiarisation. C’est à la lumière de cet historique qu’il faut interpréter la crise des prêts subprime. En un sens, le laxisme du crédit apparaît comme un substitut à une couverture sociale en bonne et due forme.

Le postfordisme ou le double excès d’épargne (chinois) et de crédit (américain)

En revenant sur le régime de croissance fordiste de l’après-guerre pour comprendre l’après-fordisme et la prépondérance du capitalisme financier américain, vous soulignez l’importance du rapport salarial.

En effet, le fordisme n’est pas seulement une révolution en matière productive puisque c’est aussi et surtout le résultat d’une nouvelle configuration des rapports sociaux et tout particulièrement du rapport salarial. En termes économiques, le compromis salarial fordiste favorise la croissance et la stabilité de la consommation, ce qui stimule l’investissement et permet le développement de la production et des profits correspondant sur le territoire national. Cependant, ce régime vient buter d’une part sur l’accélération de l’inflation, lorsque s’accentuent les conflits sur la distribution du revenu, et d’autre part la recherche des rendements croissants implique une progressive ouverture sur le marché mondial. Au bout d’une ou deux décennies, les entrepreneurs deviennent relativement indifférents aux compromis domestiques puisqu’ils sont engagés dans la recherche de débouchés extérieurs et les salaires deviennent des coûts plus que des composantes de la demande domestique. À cet égard, on pourrait considérer que le wall-martisme a succédé au fordisme. En effet, Wall-Mart, ce géant de la distribution aux États-Unis, mise sur l’internationalisation pour faire baisser en permanence les coûts tout en prévenant, par des stratégies antisyndicales, que ses salariés bénéficient d’augmentations de leur rémunération. Au plan macroéconomique, cela implique un tout autre régime de croissance, fondé sur la précarisation des salariés et la balkanisation des contrats de travail, au point que se développe une couche de working poors qui ne bénéficient plus d’une couverture sociale accordée par l’entreprise.

Ce nouveau cours du rapport salarial a une double conséquence. En premier lieu, l’économie mondiale se recompose à travers un duo-pole entre le déficit commercial des États-Unis et l’excédent chinois. La Chine est devenue l’atelier du monde et ne cesse de faire baisser les prix des produits industriels, elle inonde le marché et induit une désindustrialisation de la plupart des autres économies. En contrepartie, les autorités chinoises placent une grande partie de leurs réserves en bons du Trésor américain, ce qui contribue à réduire le taux d’intérêt à long terme pour l’ensemble de l’économie mondiale et à modérer les tentations de protectionnisme du Congrès américain. En second lieu, cette faiblesse des taux d’intérêt favorise une nouvelle stratégie de la finance : « Prêter aux pauvres pour financer leurs soins de santé, l’accès à l’université de leurs enfants et l’acquisition de logement peut être une source de profits considérables. » En effet, comme ils présentent des risques de non-paiement, les banques leur font payer un taux d’intérêt plus élevé. Tant que se poursuivent la croissance et la flambée des prix immobiliers, cette stratégie réussit… mais elle s’effondre au printemps 2007 lorsque la conjoncture américaine se retourne. Il faut noter qu’en Europe même, certains dirigeants, y compris sociaux-démocrates, étaient favorables à l’introduction de l’équivalent des prêts subprime, alors même que la permanence d’une couverture sociale étendue modérait grandement les risques de paupérisation des plus démunis sur le marché du travail.

Ainsi, déséquilibres internationaux, élargissement des inégalités et financiarisation vont de pair. On comprend dès lors le caractère prométhéen de la tâche qui attend l’administration du président Barak Obama. Il lui faut d’abord restaurer la viabilité du système financier puis tenter d’instituer une couverture sociale, en particulier en matière de santé, couvrant les laissés-pour-compte, et surtout trouver de nouvelles sources de croissance pour compenser l’effondrement des industries typiquement fordistes, au premier rang desquelles l’industrie automobile. Sans oublier le lancinant problème de la dépendance énergétique américaine. C’est pourquoi il faut anticiper une longue période de stagnation, car il faut résorber les excès d’endettement passés (du privé) comme présents (du public), traversée par une succession de périodes d’euphorie (« la crise est derrière nous ») puis de retour du pessimisme (« l’endettement public actuel n’est pas soutenable »). On peut émettre le pronostic que le président George Bush passera à la postérité pour avoir sabordé le modèle américain bâti sur la croyance que demain sera meilleur qu’aujourd’hui et que les enfants auront une meilleure position que leurs parents. La société américaine est loin d’accepter l’idée de décroissance, ce qui risque de rendre particulièrement difficile l’action des gouvernements.

L’État comme garant en dernier ressort des erreurs du capitalisme financier

Vous vous dites pessimiste, mais que pensez-vous des mesures prises dans les différents pays touchés et au niveau international. Celles-ci ont pour l’instant plus favorisé le monde de la finance que les pauvres dans le cas des États-Unis.

Pour résumer, la crise est systémique puisque le système financier américain a failli s’effondrer après la faillite de Lehman Brothers. Elle est structurelle car nous voyons s’achever une croissance tirée par le renouvellement permanent d’innovations financières encourageant la consommation. Elle est enfin globale car, étant donné la position de l’économie américaine, la récession se transmet au reste du monde à travers une chute sans précédent du volume du commerce mondial. Aux États-Unis, la priorité était donc au soutien tous azimuts des banques, afin de surmonter le blocage du crédit et du financement. Les financiers ont alors argué du caractère de bien public que constitue le système de paiement et de crédit pour obtenir l’essentiel du soutien public et un accès illimité à la liquidité. Par contraste, les citoyens américains qui perdaient leur logement du fait de leur incapacité à rembourser leur crédit ont reçu moins de 10 % du volume global des fonds publics. Il aurait été pourtant logique d’enrayer à la base la production de produits dérivés toxiques en permettant une renégociation de contrats de crédits hypothécaires, parfois léonins.

En dépit des réticences exprimées au Congrès et au Sénat américains, ce sont donc les banques, tant d’investissements que commerciales, qui ont reçu le soutien privilégié du Trésor américain et de la Fed. Comme cette socialisation des pertes ne s’est pas traduite par une prise de contrôle par les autorités publiques – il est tabou aux États-Unis de parler de nationalisation –, ce soutien aux banques a été aussi une contribution à la rémunération des banquiers et des traders… dont pourtant la stratégie risquée est à l’origine directe de la crise. C’est ainsi que la grande compagnie d’assurance Aig a dû verser en 2009 des bonus conséquents aux traders mêmes qui ont précipité sa faillite. Plus généralement, les holdings bancaires qui résultent des fusions intervenues après l’éclatement de la crise ont pu aisément reconstituer leurs profits grâce à un accès illimité et à un taux quasi nul au refinancement de la Banque centrale… sans pour autant accroître leur offre de crédit à l’économie. En effet, elles adoptent maintenant une stratégie beaucoup plus prudente que par le passé, de sorte que, pour l’instant, c’est surtout le plan de dépenses publiques qui a permis d’enrayer une récession américaine qui s’annonçait catastrophique. À la lumière de l’histoire américaine, on aurait pu imaginer que l’effondrement de Wall Street suscite un vigoureux mouvement populiste qui aurait proposé de réduire le pouvoir exorbitant de l’équivalent des barons voleurs du passé. Diverses oppositions au plan de sauvetage de Wall Street se sont manifestées mais elles ne se sont pas concrétisées par un nouveau cours de la politique américaine qui continue à tenir le plus grand compte des intérêts de la finance.

C’est toujours la finance qui tire l’économie, celle-ci reste sous contrainte de la finance.

Un observateur extérieur aurait pu anticiper que l’ampleur de la crise des prêts subprime constituait une bonne occasion pour que les politiques disciplinent la finance en fonction des besoins de la société et de l’économie. Or, alors même que le régime macroéconomique tiré par le crédit est entré en crise, tous les efforts du gouvernement américain visent à relancer cette même croissance par le crédit, d’abord public que l’on espère voir relayé ensuite par le crédit privé. Comment expliquer la prudence du président Obama à l’égard de la finance alors qu’il bénéficie d’une légitimité démocratique sans précédent et que 49 % des Américains déclarent que Wall Street est plus nuisible que bénéfique pour l’économie1 ? C’est que 37 % continuent à penser du bien de sa contribution à la prospérité américaine ! Tout se passe comme si l’on espérait une sortie de crise grâce à une troisième bulle financière qui succéderait à celles de l’internet et de l’immobilier. À cet égard, le plan de Timothy Geithner, actuel secrétaire au Trésor américain, est éclairant. Il vise à créer un partenariat privé/public pour racheter les produits dérivés toxiques qui continuent à peser sur le bilan des banques : c’est le crédit public qui avance la quasi-totalité du capital, alors que les éventuels bénéfices sont partagés également. Comme l’a souligné Joseph Stiglitz dans un article véhément publié dans le New York Times, c’est à nouveau un exemple de privatisation des gains et de socialisation des pertes ou encore de socialisme pour les riches. Ainsi, la finance est tellement enracinée dans la société américaine qu’elle semble inexpugnable. Ce sont pourtant autant de financements qui ne vont pas à la recherche, à la formation professionnelle ou à la réforme du système de santé. L’État est finalement le garant en dernier ressort de toutes les erreurs du capitalisme financier, du passé, du présent comme du futur !

Renouvellement et diversité des capitalismes

Vous montrez les liens du capitalisme financier, indissociable de la crise de 2007-2008, avec le capitalisme américain. Faut-il entendre que le capitalisme financier à l’américaine s’est propagé partout de manière identique ?

La crise, née aux États-Unis, s’est ensuite propagée au reste du monde à travers trois canaux essentiels. En premier lieu, d’autres pays que les États-Unis ont adopté un modèle de croissance tirée par l’innovation financière et le crédit aux ménages. En deuxième lieu, nombre de pays se sont ouverts à la finance globalisée en bénéficiant d’entrées de capitaux massives. Lorsque le marché financier américain se retourne, la prise de conscience d’un risque majeur se diffuse à l’ensemble de la planète de sorte que le crédit s’enraye même dans les économies qui ont joué sur d’autres ressorts de la croissance que la finance. Enfin, lorsque le blocage financier se transmet à l’économie, le commerce mondial s’effondre et c’est un second facteur de diffusion de la crise américaine. Ces trois canaux se combinent fort différemment selon les diverses formes de capitalisme qui sont loin d’avoir, toutes, joué le pari de la financiarisation.

Un certain nombre de pays ont adopté le même modèle que celui des États-Unis, au premier rang desquels la Grande-Bretagne. De fait, la City de Londres joue un rôle encore plus important pour l’Angleterre que Wall Street pour l’économie américaine, si l’on en juge à travers l’ampleur du secteur financier et des services aux grandes entreprises. C’est d’ailleurs pourquoi il est revenu à Gordon Brown de trouver le moyen le plus efficace d’enrayer la course à l’abîme qui s’ouvre avec la faillite de Lehman Brothers, à savoir un soutien public au capital des banques menacées de faillite.

La contrepartie de la globalisation financière est que nombre de pays s’ouvrent à la possibilité d’un endettement croissant en devises étrangères… sans qu’ils s’assurent que leurs recettes d’exportation soient suffisantes pour rembourser à terme les prêts correspondants. Les pays Baltes, la Hongrie et autres pays nouvellement rattachés à l’Europe ont ainsi renouvelé l’erreur des pays asiatiques qui conduit à la crise de 1997. Le paroxysme est atteint avec l’effondrement de l’Islande qui s’était transformée en l’équivalent d’un Hedge Funds.

Les pays rentiers, producteurs de matières premières, au premier rang desquelles le pétrole, font un retour remarqué sur la scène mondiale. Arabie Saoudite, Russie, Venezuela, entre autres, acquièrent ainsi un pouvoir géopolitique certain. En effet, la menace d’un épuisement des ressources naturelles qui avait été évoquée dès le premier choc pétrolier est devenue beaucoup plus crédible, au point de susciter une spéculation sur le prix du pétrole, alors même que la crise internationale réduit transitoirement la demande de matières premières. En accumulant des réserves considérables, ces pays jouent un rôle dans l’organisation de l’intermédiation financière mondiale, ne serait-ce qu’à travers la constitution de fonds souverains qui réinvestissent une partie de leurs ressources dans des pays de vieille industrialisation. Ces États sont plus rentiers que capitalistes et plus autoritaires et autocratiques que démocratiques. Dans cette optique, il n’est pas évident que la Russie se convertisse à l’économie de marché, ne serait-ce que parce que prévaut une fusion du politique et de l’économique, au point que, du jour au lendemain, le gouvernement peut redistribuer les droits de propriété dans des secteurs clés.

Un quatrième groupe de pays est constitué de ceux qui, comme le Japon, l’Allemagne, la Suède et le Danemark, ont bâti leur croissance sur le dynamisme de l’innovation et du secteur exportateur. Beaucoup de ces économies sont social-démocrates au sens où l’accès à l’éducation, la formation, la santé est très largement socialisé et vise à former des citoyens capables de trouver leur place tant dans la société que dans l’économie mondiale grâce à la malléabilité de leurs compétences. Tous ces pays sont entraînés dans la crise du commerce international mais à long terme, ils jouissent d’un avantage considérable : ils peuvent vendre aux économies en forte croissance, telles la Chine et l’Inde, des biens d’équipement spécialisés et des biens durables emblématiques qui s’inscrivent dans le régime de croissance de ces pays. Le compromis fondateur ne comporte pas le soutien de la finance mais plutôt l’alliance entre entreprises et salariés comme en témoignent tant le plan allemand de subvention au maintien de l’emploi que la mobilisation de la flex-sécurité par exemple au Danemark.

Les économies-continents définissent encore un autre modèle qui paraît promis à un bel avenir. En effet, Inde, Chine et Brésil, bénéficient d’une taille du marché interne considérable de sorte que les exportations ne sont qu’un complément plus que le ressort de la croissance. On peut douter que la Chine appartienne à ce modèle compte tenu de l’importance de son secteur exportateur et du rôle qu’y jouent les multinationales. Pourtant l’essentiel de la croissance de ce pays est tiré par l’investissement des entreprises chinoises qui visent à conquérir des parts de marché tant à l’échelle domestique qu’internationale. L’ampleur et la vivacité de la réponse des autorités chinoises à la chute des exportations témoignent des marges d’autonomie dont bénéficient ces économies-continents. En outre, à des degrés divers, ces trois pays disposent d’un autre atout : celui de n’avoir pas succombé aux charmes du consensus de Washington et d’avoir au contraire développé des théories économiques et des modèles d’intervention publique qui prennent en compte les spécificités des relations sociales propres à ces pays. La finance y demeure sous contrôle de la collectivité, en dépit même des pressions répétées de la communauté financière internationale pour y promouvoir une complète déréglementation.

Dans un dernier groupe de pays, en particulier latino-américains, de longue date, l’insertion internationale a provoqué une désarticulation des formes d’organisation et des institutions domestiques. On songe en particulier à l’Argentine. La crise actuelle prend une forme spécialement dramatique dans des pays tels que le Mexique devenu très dépendant des États-Unis en matière d’exportation, de finance, d’investissement et même de migration.

Ces diverses configurations sont devenues interdépendantes, mais elles s’avèrent plus complémentaires qu’en concurrence frontale. La globalisation avait déjà accentué la différenciation des capitalismes, la crise actuelle renouvelle cette diversité. La finance est loin d’avoir conquis la totalité de l’espace mondial et l’on peut imaginer que se constituent des zones d’intégration régionale visant à assurer une certaine stabilisation financière, en particulier des taux de change, dont les mouvements brutaux déstabilisent des spécialisations économiques forgées au fil des décennies.

Il y a des années que l’on évoque une régulation mondiale par le haut. Comment jugez-vous les mesures issues du G 20 ? Les avancées sont elles perceptibles ?

À la lumière de l’analyse qui précède on devrait conclure qu’il est de l’intérêt de la communauté internationale, dans son ensemble, de discipliner la finance car elle a apporté beaucoup plus de coûts et de déséquilibres qu’elle n’a contribué à la stabilisation de l’économie mondiale. Ce n’est pourtant pas ce qui se dégage des trois réunions du G20 qui se sont respectivement tenues à Washington, Londres puis Pittsburg. En effet, n’ont été définis que des principes très généraux concernant le relèvement des exigences en capital des banques, les règles prudentielles plus strictes et la rémunération des agents de la finance car deux groupes de pays se sont opposés. Ceux qui, comme les États-Unis et l’Angleterre, vivent de l’intermédiation financière internationale n’entendent pas se voir imposer des règles contraignantes par un organisme supranational. À l’opposé, les pays d’Europe continentale, Allemagne et France par exemple, mais aussi le Japon, ont intérêt à ce que ne se renouvellent pas des bulles financières qui déstabilisent leur insertion internationale. Sur ce point essentiel – la crise actuelle est celle de la finance déréglementée –, les résultats du G20 ne sont, pour l’instant, pas très convaincants, d’autant plus que s’activent les lobbies de Wall Street et de la City pour qu’une éventuelle re-réglementation ne nuise en rien aux profits – exorbitants – de la finance à travers des produits plus dangereux les uns que les autres, comme le fut la titrisation des prêts subprime. Par contraste, le renouveau des droits des salariés mériterait de retenir l’attention des gouvernements et des organisations internationales, car leur faiblesse, pas seulement en Chine, continue à faire peser la menace de déséquilibres majeurs.

Si pourtant on se place dans l’histoire longue des relations internationales, la création du G20 peut initier une grande bifurcation. Il ressort que l’Organisation des Nations unies n’est pas parvenue à restaurer son autorité face à la crise et que par ailleurs le G7 puis le G8 ne représentaient plus la totalité des acteurs pertinents à l’échelle mondiale. Le G20 crée le forum grâce auquel on peut imaginer que se dégage progressivement à l’échelle d’une ou deux décennies un successeur au système de Bretton Woods. Mais, compte tenu du caractère devenu multipolaire de l’économie mondiale, il ne sera pas aisé de trouver une configuration viable pour la gouvernance internationale. Il est par contre hautement probable que le xxie siècle ne soit plus celui de la domination inconditionnelle des États-Unis.

L’impératif écologique

La crise aura eu le mérite (!) de remettre au premier plan le défi écologique. Alain Lipietz, qui est également l’un des acteurs de l’école de la régulation, n’a pas ignoré le problème. Comment abordez-vous de votre côté les impératifs liés à cet épuisement des matières premières et au constat que nous vivons sur une Terre unique dont il faut assurer l’avenir possible.

Les crises écologiques, si souvent annoncées, sont maintenant devenues hautement probables et s’opère une prise de conscience de la nécessité d’un pacte incorporant les diverses facettes de l’écologie. Mais il ne faut pas dissimuler les trois obstacles à une stratégie de « croissance verte ». En premier lieu, un éventuel compromis écologique concerne les générations futures qui, par définition, ne sont pas présentes pour nouer l’équivalent d’un compromis capital-travail ou État-économie. En deuxième lieu, le temps de l’économie n’est pas celui de l’écologie. Les Américains par exemple sont persuadés que le système des prix fournira des signaux annonciateurs de la crise de sorte qu’il sera toujours possible par un regain d’innovations de prévenir une crise majeure liée à l’effondrement de l’environnement. Or, compte tenu du temps long du changement climatique, lorsqu’apparaîtront ces signes précurseurs, il sera trop tard pour agir. On peut donc redouter que le traitement du réchauffement climatique soit plus ex post qu’ex ante avec les conséquences que l’on peut imaginer pour nombre de pays pauvres. Enfin, il ne faut pas sous-estimer les conflits d’intérêt nationaux concernant l’arbitrage entre amélioration du niveau de vie et préoccupations écologiques. Les pays en voie d’industrialisation rapide ne veulent pas être bridés par des contraintes écologiques imposées par des organisations internationales et, par ailleurs, les États-Unis ont longtemps freiné la prise en compte de l’impératif écologique dans la réorganisation de leur propre économie. D’où un pronostic pessimiste : une crise écologique majeure ne pourra sans doute pas être évitée.

L’école de la régulation

Plus d’un an après le déclenchement de la crise financière, reprendre l’analyse de la situation économique avec les fondateurs de l’école de la régulation, c’est voir comment cette approche de l’économie politique aide à penser l’économie de nos sociétés et rend intelligibles les transformations du capitalisme et la nature des crises qui lui sont inhérentes.

Ces économistes que l’on qualifie encore paradoxalement d’« hétérodoxes », ont toujours considéré que les sciences économiques étaient fortement imbriquées dans les autres sciences sociales historiques, sociologiques, politiques, juridiques et que l’économie n’était pas autonome par rapport aux autres champs du savoir.

Les réflexions approfondies que nous livrent Michel Aglietta, Alain Lipietz et Robert Boyer1 se situent dans le prolongement de leurs travaux théoriques sur l’économie politique des formes et des logiques de déploiement, de fonctionnement et de régulation du capitalisme.

L’originalité de leur approche réside dans leur capacité à articuler une réflexion historique de longue période, une connaissance fine de l’histoire de la pensée économique avec une analyse critique du rôle fondamental que joue l’économie dans les formes et modes d’organisation, de médiation, de cohésion d’une société.

Dès leurs premiers travaux, et notamment le livre fondateur de Michel Aglietta sur l’économie américaine, ils mettent en évidence et analysent les formes institutionnelles qui, selon eux, structurent l’économie marchande capitaliste : le rapport salarial, le régime monétaire, les formes de la concurrence, la nature de l’État et l’insertion internationale d’une économie.

Ainsi le rapport salarial, sur lequel Robert Boyer a consacré de nombreux travaux, désigne l’ensemble des dispositifs, des procédures, des institutions qui codifient et encadrent le travail, ses conditions et sa rémunération (droit du travail, droit social, négociations collectives, régimes de protection sociale…).

Le régime monétaire rend compte, quant à lui, du lien social primordial que représente la monnaie dans une économie marchande. La monnaie, l’organisation, les règles et les politiques monétaires sont au cœur du cycle économique dans ses phases de croissance, de retournement et de crise.

Ils accordent à ces rapports constitutifs de la « société salariale » une place privilégiée dans la description et la compréhension des transformations du capitalisme en insistant sur leurs relations, leur interdépendance et leur hiérarchie spécifiques qui modèlent les régimes historiques de croissance et de régulation du capitalisme.

En renonçant au postulat d’une économie comme système autorégulé d’équilibre général, cette école pense la société comme construction historique, véritable imbrication de rapports économiques et sociaux fondamentaux qui se cristallisent dans des formes institutionnelles en devenir permanent.

De ce point de vue, la notion de « régulation » n’est pas le terme de référence ou la formule magique à la mode que reprennent aujourd’hui en cœur les économistes et les politiques en mal d’imagination ou désemparés par la crise qu’ils n’ont pas vu venir, qu’ils ont du mal à comprendre ou encore moins à maîtriser.

La « régulation » dont on parle depuis la crise est en effet plutôt un retour de la réglementation qui succède aujourd’hui à la phase antérieure de déréglementation (deregulation en anglais). Ce que ces auteurs entendent par « régulation » est plutôt un ensemble de règles et d’institutions qui permet au capitalisme de fonctionner en surmontant ses contradictions. Le mode de régulation est ainsi un « ensemble de règles, de routines et d’institutions qui agit sur les comportements de manière à concilier les intérêts privés et les conditions collectives de la vie en société ». Cette conception est éloignée d’une notion de régulation réduite à l’activité réglementaire de l’État qui, selon les économistes orthodoxes, devrait se limiter à compenser les failles dans les ajustements de marché en vue de poursuivre un optimum collectif.

L’approche de la régulation est une alternative globale à la théorie de l’équilibre général qui cherche à établir des lois économiques abstraites, a-historiques. Depuis sa création à la fin des années 1970, son ambition réside au contraire dans l’étude des transformations des rapports sociaux qui sont induites par la dynamique du capital.

Au travers de l’analyse développée par ces trois économistes de la régulation, on perçoit mieux l’ampleur des enjeux économiques, financiers, sociaux et écologiques qui sont les déterminants des typologies de sortie de crise auxquels nous pourrions être confrontés.

Et pour reprendre les termes de Robert Boyer, au-delà de la crise c’est à un véritable « basculement du monde » auquel on assiste et ce basculement laisse entière la question des rapports de force politiques qui s’imposeront dans la recomposition du capitalisme national, européen et mondial.

1.

Voir également la contribution d’André Orléan dans « 3. Enquête », infra p. 182-184.

Francesco Delfini
  • *.

    Économiste, il est notamment l’auteur d’Une théorie du capitalisme est-elle possible ?, Paris, Odile Jacob, 2004.

  • 1.

    Business Week, n° 21, 20 juillet 2009.