
Le Cameroun en crise
Malgré la réélection sans surprise de Paul Biya le 7 octobre 2018, jamais le pouvoir en place n’a été à ce point contesté. La désillusion y est totale : une élite corrompue a plongé le pays dans une crise de gouvernance, une crise sociale, et réactive de nombreux conflits latents.
Un Parti-État
Dans un climat politique délétère, l’État est arc-bouté sur son noyau dur dans une case de plus en plus vide de sens[1]. Malgré des améliorations longtemps réclamées par l’opposition politique et la société civile qui ont vu l’adoption du Code électoral en avril 2012, la mise sur pied du Sénat en avril 2013 et du Conseil constitutionnel en février 2018, les prérogatives de l’institution présidentielle lui permettent de maîtriser le jeu politique et de verrouiller les processus électoraux. Le président est au centre de tout : c’est lui qui personnalise l’État à l’extérieur comme à l’intérieur. Le parti présidentiel[2] contrôle les nominations aux postes officiels et contient l’opposition par une inclusion décorative, la censure administrative ou la répression policière. Malgré des mobilisations collectives depuis l’élection présidentielle du 7 octobre 2018, les soutiens du président répètent en chœur que « c’est le choix de l’expérience ».
Le Rdpc a progressivement associé au pouvoir de nombreux partis d’opposition, d’abord afin de s’assurer une majorité absolue perdue en 1992, puis, sous forme de coalitions symboliques, afin de manifester l’ouverture du régime et d’affaiblir ses opposants. Cet opportunisme de l’opposition est allé de pair avec le déclin de ses résultats électoraux et son échec répété à s’unir. Par ailleurs, l’absence de véritables discussions et dialogues politiques laisse la place à des interactions violentes entre les acteurs de l’opposition et les autorités. À la violence policière se sont ajoutées les « tracasseries » judiciaires pour empêcher réunions et manifestations publiques sous prétexte de trouble à l’ordre public.
De plus, la société civile a perdu sa capacité de mobilisation des masses. Les populations préfèrent se terrer chez elles ou vaquer à leurs activités, par peur de se faire bastonner par les forces de l’ordre. De nombreux partis d’opposition, associations et syndicats ont été infiltrés ou achetés par le régime, réduisant ainsi leurs capacités d’organisation ou faisant la propagande du régime. Aussi, l’opposition et la société civile ne mobilisent plus les Camerounais désabusés.
La débrouille
Les faibles performances économiques et une gestion prédatrice des ressources hypothèquent le développement du Cameroun, plus de cinquante ans après son indépendance.
Depuis la dévaluation de 1994, le Cameroun se trouve sur une trajectoire de croissance assez faible, qui reflète notamment l’épuisement de ses ressources pétrolières[3], dans une économie faiblement diversifiée. L’investissement reste très faible, en baisse depuis le projet d’oléoduc Tchad-Cameroun en 2001, notamment à cause de la faiblesse de l’investissement public et d’une mobilisation insuffisante de l’épargne domestique. La contrainte financière gêne la structuration des filières du secteur agricole et industriel, en particulier du fait de l’insuffisance et de l’obsolescence des infrastructures.
De plus, l’économie camerounaise reste marginalisée internationalement et subit le diktat des grandes puissances, comme la plupart des États fragiles dont l’économie est fortement tributaire de l’exploitation des ressources naturelles. Le président Paul Biya a opté pour une ouverture économique au détriment de ses partenaires traditionnels, qui l’ont d’ailleurs largement délaissée au cours des années 1990. La Chine est devenue son premier partenaire : le Cameroun est pour elle un fournisseur de ressources naturelles, un marché en expansion et un soutien diplomatique.
La corruption, petite ou grande, est une réalité au Cameroun. Les ressources du pays sont siphonnées pour entretenir les réseaux de clientélisme plutôt que ceux des infrastructures. Le Fonds monétaire international a accordé, le 27 juin 2017, un crédit de plus de six cents millions de dollars au Cameroun, en échange d’un programme de redressement économique sur trois ans. Depuis son arrivée à la tête de l’État en 1982, Biya multiplie pourtant les déclarations condamnant les détournements de fonds publics et la corruption, mais aucun de ses concitoyens n’est dupe.
Les Camerounais tiennent par
« la débrouille ».
Les gens d’en bas, victimes de la décomposition de l’encadrement étatique, vivent sous la pression d’un quotidien précaire et brutal. Tous les postes sociaux affichent un déficit : nutrition, accès à l’eau potable, santé maternelle et infantile, accès aux soins de santé, scolarisation, emploi. Les Camerounais tiennent par « la débrouille ». La condition des jeunes est particulièrement préoccupante. Ils doivent faire preuve d’imagination et lutter au quotidien pour survivre dans ce contexte (marché noir, motos-taxis). L’économie informelle est le principal espace d’occupation de la force du travail et le chômage présente un caractère massif et persistant. Le chômage affecte surtout les jeunes et les diplômés de l’enseignement supérieur. Le chômage est masqué par un sous-emploi, visible ou invisible, qui touche plus de 76 % des actifs occupés. Le secteur dit informel s’est accru de façon exponentielle depuis les années 1990, sous l’effet des restructurations économiques, des privatisations et de l’exode rural.
Les poches de conflit
Les préoccupations socio-économiques renforcent les tensions communautaires et ravivent des poches de conflits multiples sur le sol camerounais ainsi qu’aux frontières.
Depuis octobre-novembre 2016, le Cameroun fait face au mouvement social de l’anglophonie identitaire, lancé par des syndicats d’enseignants et d’avocats, pour évoluer vers une insurrection armée sécessionniste dans les régions du Nord-Ouest et Sud-Ouest. L’emprisonnement des dirigeants anglophones a mis un terme aux négociations.
Limités à quelques zones frontalières du Cameroun à l’exemple d’Amchidé et à quelques prises d’otages ciblés, les assauts de la secte Boko Haram ont pris de l’envergure entre 2014 et 2015. Incendies des villages, tueries sauvages avec une esthétique du trépas. Cette macabre et odieuse mise en scène a donné lieu à des milliers de déplacements forcés. Aujourd’hui, on ne voit pas d’issue à la crise. Si le groupe a perdu du terrain depuis 2017, il n’est pas techniquement défait dans l’extrême nord du Cameroun.
Depuis le milieu des années 1980, les confins du Cameroun sont des espaces de désordre où l’autorité de l’État peine à s’imposer du fait de la prolifération de trafiquants divers et de bandits de grand chemin connus sous le nom de « coupeurs de routes » ou Zargina. La pratique semble renaître dans l’Adamaoua où les preneurs d’otages multiplient les enlèvements contre rançons sur des populations civiles[4].
La situation sécuritaire à l’est du Cameroun se dégrade de jour en jour du fait des attaques par les rebelles ou les forces armées en déroute de Centrafrique, qui disparaissent après leurs forfaits sans être inquiétés dans les immenses forêts frontalières.
Depuis les indépendances, ce qu’il est convenu d’appeler « la question bamiléké » nourrit périodiquement le débat politique[5]. Si le scrutin présidentiel a vu la victoire de Paul Biya (71, 28 %), cette consultation électorale a également ravivé de vieilles tensions ethniques entre Bamiléké et Béti[6]. Il convient de trouver un juste compromis entre les revendications des uns et des autres pour l’unité du Cameroun.
Pour éviter le morcellement ou le pourrissement, l’enjeu est la construction ou la reconstruction du Cameroun sortant de « l’État stationnaire[7] ». Le chantier est vaste, demandant d’abord au peuple camerounais et à leurs dirigeants de ne plus expliquer leur histoire seulement par les manipulations de l’extérieur, mais aussi par leurs blocages propres comme la mauvaise gouvernance, le repli identitaire ou les crises internes à répétition. Ainsi, le Cameroun sera susceptible de donner un exemple pour l’Afrique. Deux issues sont possibles : le chaos durable ou la mise sur pied d’un véritable État démocratique.
[1] - Luc Sindjoun, L’État ailleurs. Entre noyau dur et case vide, Paris, Economica, 2002.
[2] - Le régime politique s’est construit sur le socle du parti-État, l’Union nationale camerounaise (Unc) créée en 1966 par Ahmadou Ahidjo et transformé par son successeur Paul Biya en Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc) lors du congrès de Bamenda en 1985.
[3] - Sophie Chauvin, « Cameroun : les enjeux de la croissance », Macroéconomie et Développement, n° 6, novembre 2012, p. 7.
[4] - « Insécurité dans l’Adamaoua. La gendarmerie en renfort », Cameroun Tribune, 31 janvier 2019, p. 7.
[5] - Jean-Baptiste Onana, « Bamiléké vs -Cameroun ? », Outre-Terre, n° 11, 2005, p. 337.
[6] - Le parti de Maurice Kamto, le Mouvement pour la renaissance du Cameroun (Mrc), est arrivé deuxième de cette élection présidentielle avec un suffrage de 14, 23 %, devant le parti historique de l’opposition, le Social Democratic Front (SDF) de John Fru Ndi (3, 35 %) et le Parti univers de Cabral Libii (6, 28 %).
[7] - Fred Eboko, « L’État stationnaire. Entre chaos et renaissance », Politique africaine, juin 2018, p. 5-27.