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Obscénités scolaires. De l’aveuglement volontaire et du courage politique

Controverse

Obscénités scolaires. De l’aveuglement volontaire et du courage politique

La question de la carte scolaire refait surface. On le sait, deux opinions s’opposent. Il y a ceux pour qui la carte scolaire est un impératif civique, républicain, égalitaire : la garantie de la mixité sociale et des mêmes chances pour tous les enfants. Et puis il y a ceux pour qui il s’agit d’une atteinte à la liberté, la liberté de choisir pour son enfant un établissement qui lui assure les meilleures chances de réussite scolaire (ou tout simplement de ne pas souffrir à l’école).

Deux remarques à ce sujet. Si la suppression de la carte scolaire signifie l’égoïsme du « chacun pour soi », la possibilité pour les plus favorisés (socialement, et/ou économiquement, et/ou culturellement) de convertir immédiatement leur pouvoir en pouvoir de favoriser leurs enfants sans souci des autres enfants, sans se soucier de tous les enfants de notre pays, et même en les laissant pour compte, alors plaider pour la suppression de la carte scolaire est tout bonnement obscène.

Mais le maintien de la carte scolaire garantit-il la mixité scolaire ? Cette dernière procède à un découpage géographique fonctionnant sur le critère de la proximité (et les « équilibrages » auxquels elle est censée procéder ne valent qu’à l’intérieur de cette contrainte majeure). Aussi il faut absolument faire passer la nouvelle aux défenseurs inconditionnels de la carte scolaire : l’occupation de l’espace, en particulier de l’espace urbain, reflète et exprime en France une ségrégation économique et sociale importante qui n’a pas cessé de s’intensifier ces dernières années. À Paris, par exemple, qui ne sait que le prix du mètre carré et des décennies de concentration des logements sociaux dans les mêmes quartiers ont produit une société de moins en moins mixte socialement et économiquement – tout autant qu’ils sont produits par cette dernière ? Du coup, la carte scolaire ne peut que fixer et renforcer la ségrégation exprimée par les lieux d’habitation. Et fixer cette ségrégation revient très souvent à retenir une poignée d’élèves « moyens » (le problème n’est pas celui de l’excellence et/ou de l’élitisme !) parmi un nombre important d’élèves en difficulté. Il n’est sans doute pas besoin d’études approfondies et nombreuses pour s’apercevoir que plonger un petit nombre d’élèves en difficulté parmi un nombre significativement plus important d’élèves sans difficulté particulière a des chances d’aider les élèves en difficulté ; mais que faire l’inverse, c’est n’aider personne et même engendrer le risque fort de mettre en difficulté – voire en situation de souffrance – ceux qui ne l’étaient pas. Dans le premier cas, l’impératif de la carte scolaire comme impératif de mixité des élèves est un impératif moral, citoyen et une mesure qui peut être efficace, mais dans le second, de quoi s’agit-il ?

Quelle est cette étrange cécité des défenseurs inconditionnels de la carte scolaire (de la carte scolaire telle qu’elle est aujourd’hui) ? La reprise incantatoire du leitmotiv de la « carte scolaire garantie de la mixité sociale » au mépris de l’évidence est-elle censée dissoudre magiquement les problèmes ? Quelle dénégation ! Cela prêterait à sourire si les mêmes qui s’adonnent à cette incantation ne l’accompagnaient pas souvent de la dénonciation culpabilisante de ceux qui souffrent de cette situation. Et, soulignons-le au passage, parmi ceux qui souffrent, il n’y a pas uniquement les « bobos » stigmatisés à grand bruit, mais aussi ceux qui sont dans la misère, qui se sentent piégés et s’inquiètent pour leurs enfants tout autant que les « bobos » mais ont bien moins de moyens pour les préserver. Puisqu’il est avéré que la carte scolaire ne garantit pas la mixité sociale, l’imposer aux autres comme un impératif moral catégorique, indiscutable, est une pure démarche d’intimidation ; et quand ceux-là qui brandissent cet impératif moral pour les autres ne sont pas eux-mêmes exposés à ses disfonctionnements grâce à la localisation de leur habitat, alors ce comportement est obscène.

De grâce, en cette période préélectorale, qu’on nous épargne cette double obscénité ! L’obscénité d’abord du souhait affiché d’une école où les plus favorisés se trouveraient « entre soi » au mépris de tout souci citoyen, de tout souci de l’espace public. Et il est certain qu’une simple dérégulation du système d’enseignement, qu’une démission de la puissance publique, se fera au profit d’autres puissances (d’argent, mais aussi d’influence ou de relation) et ira dans le sens de cette obscénité.

Mais n’a-t-on rien d’autre à opposer à cette obscénité qu’une autre obscénité ?

Rappelons une lapalissade : puisque la carte scolaire reflète l’espace qui lui-même reflète une société de moins en moins mixte (où les espaces mixtes sont de plus en plus rares, où la mixité est devenue plus une incantation qu’une réalité), elle ne peut pas produire une mixité qui n’existe pas en dehors d’elle, et même elle renforcera les ségrégations exprimées par l’espace. Dénoncer ceux qui (pour des raisons fondées ou non) s’inquiètent pour leurs enfants et tentent éventuellement de contourner la carte n’avance à rien et n’est jamais justifié. Il faut se souvenir de Rousseau : le contrat social ne fonctionne comme garantie d’égalité et de liberté que si tous et simultanément le « signent ». Or la carte scolaire ne fonctionnerait comme un contrat social que si l’espace et, pour ainsi dire derrière lui, la vie en société, étaient mixtes. Puisque ce n’est pas le cas, elle ressemble à un marché de dupes. Le principe du contrat peut être résumé de la manière suivante : tous, simultanément, renoncent à X (l’intérêt particulier) et reçoivent de ce sacrifice Y (c’est-à-dire plus que X, sous forme d’une véritable liberté dans l’égalité avec tous). En l’état, à quoi renonce celui qui habite un quartier favorisé ? Au nom de quoi exiger de celui qui habite un quartier défavorisé qu’il renonce à ce à quoi n’a pas renoncé celui qui habite un quartier favorisé – ou accepte d’en être autoritairement privé ? Aujourd’hui, la carte scolaire ne fait contrat social que dans les zones effectivement mixtes (loin d’être les plus nombreuses !) – elle ne le ferait à grande échelle, et pour tous, que si était assumé un découpage de l’espace qui ne fonctionne pas d’abord sur la proximité mais prenne effectivement acte de la ségrégation spatiale : ce n’est pas le cas.

La seule circonstance atténuante qu’on peut trouver à la défense inconditionnelle de la carte scolaire (c’est-à-dire de la carte scolaire comme elle est), c’est la peur qui la soutient, la peur que la suppression ne puisse que signifier un accroissement de la dérégulation de l’enseignement, un accroissement des inégalités dans un marché consumériste sans souci de l’impératif public. Cette crainte n’est bien sûr pas sans fondement – et c’est un euphémisme ! Mais la conjurer par un immobilisme très largement contre-productif qui bien souvent exaspère les souffrances, et par la psalmodie de dogmes qui ne tiennent plus qu’à l’intimidation, ne peut qu’entraver les tentatives d’inventer des formes nouvelles d’instruction publique qui ne sacrifient personne. L’intensité de la souffrance des différents acteurs de l’école (enfants, parents, enseignants) est telle qu’on ne peut plus continuer à foncer dans le mur. Et le premier courage consiste à identifier les problèmes sans esquive pour ensuite courir le risque de les affronter.

Il n’y a rien à attendre de ceux qui veulent promouvoir un système d’éducation dérégulé où riches et puissants se déchargent de tout souci des autres et de tous. Mais j’attends de ceux qui tiennent à la qualité de l’instruction publique qu’ils aient la décence – et le courage – de poser les questions au niveau où elles doivent être posées – politique au sens le plus noble de souci du bien commun – et d’affronter les vrais problèmes. Par exemple, qu’ils mettent effectivement tout en œuvre pour contrer la ségrégation dans et par l’espace : pas à coup de mesures dont on ne finit plus de ressentir aujourd’hui les effets pervers (comme la carte scolaire), mais par des actes exigeant un véritable courage politique. Déconcentrer les difficultés en disséminant les logements sociaux jusque dans les centres villes et les quartiers résidentiels, mélanger effectivement les élèves en sortant les plus défavorisés des environnements difficiles pourraient peut-être permettre d’aller dans le bon sens… Les solutions sont en grande partie à inventer. Une chose est sûre : elles seront rendues possibles par le courage d’essayer de produire une société dans laquelle la mixité fonctionne effectivement pour le bénéfice de tous et non dans la lâcheté de dénier que la mixité affichée accompagne un mouvement de sécession sociale grandissant. Cette tâche dépasse bien sûr les possibilités et la mission de la seule institution scolaire – et faire comme si cette dernière pouvait à elle seule corriger une société à forte discrimination est un leurre qui engendre souffrances et impasses.

Refusons l’alternative entre un raidissement hypocrite sur des structures scolaires contre-productives et le cynisme d’un enseignement dérégulé. Avers et revers d’un même blocage. À ce piège, il faut dire non.

François-David Sebbah

Coup de sonde

Le travail en mutation : le cas de l’usine

La redécouverte d’un classique de la sociologie et sa première traduction en français n’ont sans doute rien de fortuit dans une période où plusieurs auteurs se penchent sur les formes concrètes du travail manuel à l’usine, un univers de travail marginalisé dans l’économie postindustrielle, après avoir été longtemps au cœur des représentations ouvrières. Un sociologue à l’usine1 rassemble des articles sur le travail ouvrier, écrits au début des années 1950 par le sociologue américain de Chicago, Donald Roy. Bien que jamais traduits jusqu’ici, ces articles eurent un tel retentissement dans la communauté scientifique concernée qu’ils furent, de suite, connus par les sociologues français qui, dans l’immédiat après-guerre, s’orientèrent vers l’étude du travail en usine (G. Friedman, A. Touraine…).

Le grand apport de D. Roy à la sociologie du travail de son époque fut l’intérêt qu’il sut porter au monde ouvrier et, partant, la connaissance qu’il en acquit. Savoir très pointu, connaissance véritablement ethnographique des milieux populaires, a-t-on pu dire, où s’associent un penchant naturel (« je dois admettre que parler avec des travailleurs manuels est, pour moi, une façon de suivre ma pente naturelle ») et une méthode, celle de « l’observation participante », travail de terrain alors vivement conseillé aux étudiants et chercheurs concernés de l’« École de Chicago », plutôt sociologues en chambre, et notamment par Everett Hugues, l’un des fondateurs de l’« École » et qui fut le maître de Donald Roy.

D’origine modeste, D. Roy dut travailler pour payer ses études durant sa jeunesse et, au-delà, pour aider sa famille jusqu’à sa thèse soutenue à 41 ans. Plus exceptionnel, mais cohérent avec sa « pente naturelle », le choix qu’il fit de s’engager presque uniquement dans des métiers manuels les plus divers, dont le seul point commun était d’être tous de courte durée et surtout, comme il le dit, « de dernier rang ! ». C’est en occupant un emploi d’opérateur sur machine (emploi d’OS semi-qualifié) dans une usine de métallurgie de la banlieue de Chicago qu’il trouva le sujet de sa thèse et, incognito mais en position d’observateur-participant, qu’il en collecta les données. Il n’y était qu’« un gars de l’atelier » parmi les autres, partageant les habitudes et les confidences de ses compagnons de travail, voire leurs luttes contre la direction. La thèse de Donald Roy fut brillante, apportant enfin une réponse satisfaisante à la question que se posaient depuis longtemps les entreprises et qu’elles avaient posée, depuis fort longtemps aussi, à des équipes de sociologues, à savoir la raison du comportement à leurs yeux, apparemment incompréhensible, en tout cas anti-économique, des ouvriers qui, en freinant la production, se privaient sciemment des suppléments de salaire et primes diverses que leur eût rapportés une plus grande ardeur à l’ouvrage. Ce que D. Roy sut comprendre c’est que, ce faisant, les ouvriers entendaient éviter qu’en laissant voir qu’ils pouvaient atteindre un niveau de production supérieur à celui exigé, la direction de l’usine ne révise à la hausse ce qu’ils devaient produire pour justifier leur salaire de base. Autrement exprimé, de façon plus polémique dans sa thèse, le comportement des ouvriers était, tout comme celui des patrons, celui de l’homo economicus, tout dépendant du point de vue où l’on se place, d’où le reproche d’ethnocentrisme fait par D. Roy aux chercheurs qui, jusque-là, avaient travaillé sur le sujet : cet ethnocentrisme, remarquait-il, n’était pas sans affinité avec le point de vue des directions ! Bien que considérée comme « proche du génie » par E. Hugues, la thèse de D. Roy ne fut pas publiée, mais son auteur tira, de ce qui fut son grand œuvre, les articles célèbres publiés dans le présent livre et désormais considérés comme des classiques.

À plusieurs reprises, D. Roy évoque dans sa thèse « le mécontentement chronique des ouvriers de l’époque », qui était alors celle, proche de la fin de la Seconde Guerre mondiale, où sévissaient encore la rareté de la main-d’œuvre sur le marché du travail (ce qui mettait les ouvriers en relative position de force), mais aussi le blocage des salaires !

On est tenté, face à l’évocation du caractère constant de ce mal-être des ouvriers qui travaillent en usine de voir ce qu’il peut en être aujourd’hui, certes dans des contextes techniques (mécanisation, automatisation…) et sociétaux tout à fait différents, mais où continue de sévir le taylorisme, la forme de travail la plus déshumanisée qui soit, qui condamne « des ouvriers interchangeables à répéter inlassablement les mêmes gestes ». Trois livres nous y invitent : Retour sur la condition ouvrière2 de S. Beaud et M. Pialoux, classique du genre, édité en 1999 et réédité en édition de poche avec une postface inédite qui fait le point sur le contexte sociétal actuel où chômage et précarité vont s’aggravant ; Sociologie de l’atelier3 de Gwenaële Rot, travail d’excellence sur la « poudrière sociale » ou encore la « forteresse ouvrière » que furent les usines Renault. Transformées en entreprise publique – par hasard dit son président d’alors, Pierre Dreyfus – car elles devaient devenir le modèle des entreprises industrielles qui faisaient progresser l’économie française. Et l’Usine à vingt ans4 de Naïri Nahapétian dont le titre dit le propos. Ces trois livres évoquent les changements majeurs, techniques et organisationnels, intervenus dans le travail industriel, précisément dans le secteur automobile – secteur phare du taylorisme. Ce qu’ils nous en disent provient d’enquêtes sociologiques effectuées tant chez Renault, que chez Peugeot. Mais aussi, dans le livre de N. Nahapétian chez Toyota, usine récemment implantée à Onnaing, près de Valenciennes, région qui a subi une forte désindustrialisation et de ce fait offre une main-d’œuvre corvéable à merci, oserait-on dire, et en tout cas décidée à appliquer dans son esprit même la grande réforme du début des années 1980. Aujourd’hui, en effet, au système taylorien – la chaîne – dont tous les gains de productivité ont été épuisés, succède le « modèle japonais », plus efficace du point de vue économique et permettant, par conséquent, de mieux faire face à la concurrence. Conçu par un ingénieur de Toyota, ce système nouveau d’organisation du travail permet de mettre à profit – pratiquement quel que soit le travail – les possibilités actuelles de la technique (de l’automatisation à l’informatique) afin d’obtenir une rentabilité maximale du capital.

Dans l’industrie automobile, le système de Taïchi Ohno, son créateur, s’est concrétisé par la production de voitures à la seule demande des concessionnaires, d’où « zéro stock », soit une moindre immobilisation des capitaux. Reste qu’il faut pour satisfaire à ladite demande produire « juste à temps », soit « zéro délai », pratiquement accélérer le rythme de la chaîne. Et enfin, pour répondre aux exigences de qualité qui vont croissantes dans l’industrie mondiale : « zéro défaut ». C’est ce qu’on appelle les « 3 D ». À toutes ces exigences, l’état de la technique, en constant développement, permet de satisfaire. Reste « à faire avec » la main-d’œuvre en place, c’est-à-dire rien moins que transformer l’OS taylorien, majoritairement sans qualification, mais ayant, au fil du temps, acquis un certain savoir-faire, en un travailleur nouveau sachant mettre en œuvre de nouvelles technologies qui disqualifient son ancien acquis et exigent de lui un certain degré d’implication dans son travail, ce que ne demandait pas le taylorisme. « Avant », dans la culture d’atelier taylorienne, on entendait : « Bon, allez, allez, allez, laisse passer (d’éventuels défauts de fabrication) le contrôleur arrêtera en bout de chaîne. » Et beaucoup d’énergie était déployée à aider le voisin de chaîne pour qu’il aille « fumer un clope » sur le temps de travail réglementaire (voir Les Temps modernes). La mise en pratique du « toyotisme » fut une grande et difficile affaire dans l’industrie automobile, le plus ardu étant de changer les mentalités. De fait, ce ne fut définitivement possible que dans un contexte sociétal de crise (fin du plein-emploi, décadence du Parti (Pcf), chute du bloc soviétique…) et avec l’arrivée sur le marché du travail de jeunes issus des écoles professionnelles, non politisés, non syndiqués et qui, effet pervers, grâce à leur (petit) diplôme – le Cap est le plus généralement possédé – bloquent la mutation des OS vieillissants, mais possédant savoir-faire et expérience – en OP (ouvrier professionnel). Ce blocage de la mobilité interne pèse lourd sur ces anciens (et l’on vieillit vite à la chaîne), d’où, lors d’entretiens avec eux, « l’espèce de tristesse voilée, de lassitude, de résignation qui perce à travers leurs propos ». En somme quelque chose comme « le mécontentement chronique » des ouvriers des années 1950 à Chicago – celui que génère le travail en miettes. Et peut-être en pire depuis sa modernisation. Dans l’actuel néo-taylorisme, la chaîne demeure, désormais appelée la « ligne », mais son rythme va s’accélérant « toujours plus ». Les moments d’entraide sont devenus des temps morts qui font l’objet d’une chasse féroce. Et à la solidarité ouvrière au travail – « avant », si un ouvrier avait un problème avec la petite maîtrise, tout l’atelier prenait fait et cause pour lui et arrêtait le travail – a succédé l’individualisme pur et dur – que génère pour partie la peur du licenciement – et qui explique qu’aujourd’hui dans les sondages plus d’un quart des ouvriers refusent de s’identifier à leur groupe professionnel et déclarent appartenir aux classes moyennes.

Monique Seyler

Librairie

François Dubet, avec la collaboration de Valérie Caillet, Régis Cortéséro, David Mélo et François Rault, INJUSTICES, L’EXPÉRIENCE DES INÉGALITÉS AU TRAVAIL, Paris, Le Seuil, 2006, 490 p., 23 €

Cette réflexion sociologique sur la justice porte sur un triangle – égalité, mérite, autonomie –, trois principes qui fondent dans leur tension l’idée de justice sociale.

Le principe d’égalité est la première attente d’une société démocratique. Trop conscients de l’ensemble de réflexions autour des inégalités justes c’est-à-dire accordées à une certaine idée du mérite, les auteurs ne parlent pas d’une égalité absolue (égalité des conditions) mais de l’égalité des chances, des droits.

Deuxième sommet de ce triangle, le principe d’autonomie. Reprenant un thème classique de la sociologie ouvrière – de S. Mallet à A. Gorz –, les auteurs rappellent que le travail n’a jamais seulement été un vecteur d’intégration ou un moyen d’existence : il est aussi une source d’identité. L’homme se réalise dans ses œuvres, le travail authentique, expressif et humain. Pour que le travail ait cette qualité, il faut que le travailleur ait de l’autonomie, ne soit pas l’esclave de la machine, ni des déterminismes. L’autonomie, c’est en quelque sorte l’actualisation de la liberté dans un espace social (« un rapport à soi perçu sous le régime de la liberté », p. 369). Autonomie de la volonté, autonomie de l’action et de l’acteur qui permettent de lui attribuer ses accomplissements comme ses échecs. Une société juste ne peut ignorer l’importance de l’autonomie : sans elle il n’y a pas de sujet et donc il ne peut y avoir d’accomplissement et d’épanouissement personnels. La rétribution du mérite suppose la possibilité de démériter, la dignité des positions acquises n’est pas une dignité native comme celle qui dérive de l’inscription dans l’ordre des castes.

Troisième sommet : le mérite. C’est-à-dire l’idée d’un lien plus ou moins direct entre les rétributions et les efforts consentis. Cette notion comme norme de justice va au rebours de conceptions comme l’avancement à l’ancienneté qui ont largement imprégné les acteurs sociaux et les dispositions publiques. De plus, la notion de mérite présente une forte ambivalence que les auteurs vont tenter d’expliciter dans l’enquête, celle qui distingue un mérite effort, d’un mérite accomplissement exprimant pour une part plus ou moins large, au-delà des efforts, l’inégalité de la distribution des talents.

Pourtant, le mérite fait d’autant plus de sens que la société démocratique repose sur l’idée d’une égalité de principe des individus, où l’on s’interdit en quelque sorte de prendre en compte l’inégalité des dons même si l’on cherche parfois à la compenser. Les accomplissements sont considérés comme l’expression par des individus libres de la mise en œuvre d’efforts dans des directions qu’ils ont choisies, on ignorera délibérément le rôle des différences de talent ou des différences héritées dans le goût pour l’effort. Le mérite se donne ainsi pour une norme morale associée à la liberté d’individus égaux, quelque fictives que soient la liberté et l’égalité dans la réalité. C’est pourquoi à côté du mérite se déploie une notion de reconnaissance de base – qui prend une place croissante dans la réflexion contemporaine en philosophie comme en sociologie. Elle s’inscrit dans le prolongement de celle du mérite, mais elle la déborde parce qu’elle comprend une exigence sécularisée et démocratisée de dignité : une dignité qui est sans équivalent monétaire, exprimant à la fois une demande d’être distingué dans sa singularité et d’autre part d’être inscrit dans un statut commun à l’ensemble des hommes, par-delà leurs mérites.

Pour analyser les dimensions normatives et morales de l’expérience sociale, F. Dubet et ses collaborateurs ont mené plusieurs centaines d’entretiens individuels et des entretiens collectifs thématiques pour saisir comment les individus mettent en œuvre, implicitement ou explicitement, ces normes de justice dans l’appréciation de leur expérience professionnelle.

L’enquête révèle que l’aspiration à l’égalité ne s’accompagne pas d’un désir d’égalitarisme, mais qu’elle renvoie plutôt à la perspective d’une hiérarchie juste. La dignité est compatible avec l’idée d’un monde hiérarchisé : la dénonciation des injustices sociales est une dénonciation du mépris, de l’humiliation et des entraves à l’égalité de principe comme les discriminations sexuelles, raciales, religieuses. Dès lors, il semble que la notion d’égalité combine celle de positions a priori accessibles à tous – égalitarisme compétitif – avec une revendication d’égalité symbolique indépendante des accomplissements : i.e. l’octroi de dignité à toutes les positions sociales (du moins celles qui correspondent à un ordre juste).

Beaucoup des interviewés ont dénoncé la cruauté du mérite : l’exigence de performance est perçue comme un vae victis. Un mérite tempéré par l’égalité est ce qui distingue une société inclusive social-démocrate d’une société darwiniste, credo plus souvent adopté à droite. Il y a une intériorisation du malheur chez ceux qui n’ont pas bien réussi, la croyance en l’autonomie alourdit la responsabilité du sujet, le privant des consolations religieuses ou sociales. Il y a aussi un doute sur le sens de cette compétition : est-ce que cela vaut la peine de se décarcasser ? Une notion d’épanouissement personnel s’insinue comme une critique corrosive de la réussite dans ce monde tel qu’il est. L’idée de vocation, sur laquelle Dubet s’est beaucoup interrogé – voir le précédent ouvrage de François Dubet, le Déclin de l’institution –, conduit les auteurs à mettre en cause une vision méritocratique appuyée sur une échelle de réussite matérielle qui n’a pas forcément grand-chose à voir avec l’accomplissement d’une vocation.

Les auteurs s’attachent à montrer comment les individus, suivant leurs atouts et leurs positions sociales, vont négocier un compromis entre des principes de justice qu’ils adoptent tour à tour. Ils soulignent que le lien entre les principes de justice et la stratification sociale est pour le moins distendu. Sauf aux deux extrémités du spectre social, chez les plus riches et dans la sous-classe inférieure, les jugements sur la justice ne sont pas fonction des positions sociales. Il n’existe pas de corrélation forte entre les positions sociales et un ensemble d’attitudes ou de dispositions.

Le pessimisme moderne viendrait du fait que les acteurs n’adhèrent pas au monde parce qu’ils adoptent plusieurs points de vue qui se critiquent mutuellement. Le sujet se forme plus dans la distance que dans l’adhésion, plus dans le doute que dans la croyance

(p. 211).

Prolongeant cette remarque, les auteurs développent plusieurs arguments pour expliquer cet écart entre les sentiments d’injustice et l’action. 1) Un certain nombre d’individus pensent que les inégalités sont justes, 2) d’autres, ou les mêmes, considèrent que les inégalités participent d’un ordre du monde, 3) les principes du mérite et de l’autonomie entraînent de doutes sur le statut des victimes, 4) la constitution même de l’action collective est décalée par rapport aux sentiments de justice. On conçoit que l’exaltation de la dignité que chacun oppose à l’aliénation le conduit jusqu’à un certain point à un refus de se percevoir comme une victime ; dissociant un destin commun qui est largement déterminé par les conditions macro-sociales des destins individuels qui connaissent, sans abolir l’existence de ce sort commun, d’importantes variations et révèlent par là même la part de responsabilité de chacun dans sa situation. Selon qu’elles sont perçues, ces différences individuelles, comme de petites inflexions par rapport à un destin tracé ou qu’elles sont au contraire perçues comme au moins aussi importantes que les différences moyennes cela change la vision que l’on a de la justice.

Aussi, les injustices vécues ne se rassemblent-elles pas aussi facilement en une contestation sociale que lorsque

le système des classes sociales articulait naturellement toutes ces logiques… parce que le groupe des exploités formait une communauté, parce que l’autonomie était plus celle d’une classe que d’un individu…

(p. 404).

On avait imaginé des sociétés sans classes, nous avons aujourd’hui des classes sans société. Chacun articule des principes de justice contradictoires selon des arrangements qui sont fluctuants et spécifiques. Dans une conclusion aux accents ricœuriens, Dubet affirme que l’individu est un sujet, non parce qu’il est déjà là, mais parce qu’il n’est pas totalement socialisé et parce qu’il

essaie d’arracher une conception morale de sa bonne vie à celles que lui imposent les contraintes du travail, de l’exploitation, de la consommation…

(p. 466).

Si la critique des injustices peut prendre un tour collectif, elle est difficilement susceptible de se coaguler en une revendication ou une lutte sociale cohérente indiquant un projet social.

Ainsi, la bonne société n’est pas la société juste, c’est la société la moins injuste possible parce qu’elle permet aux individus de combiner des principes contradictoires dans leur propre subjectivité

(p. 467).

Ce travail riche montre bien les liens entre les principes et leur inscription dans des dispositions et des jugements qui sont moins contradictoires qu’en tension. Il donne des indications sur les blocages et les incertitudes politiques de nos sociétés. Au clivage central gauche/droite au sein de sociétés nationales, s’est substituée dans des sociétés ouvertes pour lesquelles les changements économiques se présentent surtout comme des chocs ou des contraintes extérieures, une exigence de justice sociale qui tente de concilier en un équilibre précaire l’égalité, le mérite et l’autonomie. Cela découpe dans chaque camp des sous-ensembles instables qui s’opposent, sans que disparaissent pour autant les anciennes allégeances.

Hugues Lagrange

Laurence Théry (sous la dir. de), LE TRAVAIL INTENABLE. Résister collectivement à l’intensification, Paris, La Découverte, 2006, 246 p., 19 €

Comment dire les difficultés de la vie au travail sans tomber dans la mise en scène mélodramatique des victimes et des bourreaux, des souffrances et du harcèlement ? Le succès public de Souffrance en France de Christophe Dejours et du Harcèlement moral de Marie-France Hirigoyen atteste la sensibilité croissante de cette question, mais en centrant leurs propos sur la souffrance des personnes, ces ouvrages ont contribué à promouvoir une approche psychologisante dont l’horizon pourrait bien n’être qu’une inquiétante communauté des victimes.

En 2004, Philippe Askenazy rompait avec cette tendance en publiant les Désordres du travail5, sur la base d’une approche statistique qui soulignait le coût croissant des accidents et des maladies professionnelles. L’objectivité bienvenue de cette étude permettait de renouveler le débat, mais la méthode retenue présentait l’inconvénient de se focaliser sur la dimension physique et les pathologies les plus visibles. De la même façon que les écrits de Christophe Dejours et Marie-France Hirigoyen saisissaient les conditions de travail à travers des situations de détresse extrême, c’est sur les marges, aux frontières de l’accident, que se lisaient les pressions et les risques subis par les salariés.

C’est tout l’intérêt de l’ouvrage publié par Laurence Théry que de revenir à l’intérieur du monde du travail, en deçà des circonstances les plus critiques, tout en soulignant la difficulté de l’expérience de travail aujourd’hui. Tel est bien son premier enjeu : décrire et raconter un travail devenu intenable, dégager de sa banalité les lignes de force d’une expérience qui fait des métiers les plus divers, et quelquefois les plus modestes, une manière de performance.

La course aux résultats, l’obsession des indicateurs, la permanence des contrôles, la prédominance des logiques d’injonction et de prescription contraignent les salariés à cette performance, tout en imposant une représentation complètement abstraite du travail, envisagé à travers des procédures ou des colonnes de chiffres. Représenter le travail, l’éprouver à nouveau dans sa rugosité est dès lors un enjeu capital. Il faut saluer à cet égard la première partie rédigée par François Daniellou ; en rasant la réalité au plus près, il parvient à emporter son lecteur dans des univers professionnels étonnamment passionnants : veiller sur les pensionnaires lunatiques d’une maison de retraite, découper des poulets, gérer des personnes en difficulté, les clients d’un centre d’appel ou les sociétaires d’une mutuelle s’avèrent des activités complexes, sous tension et sous contrainte ; des activités dont le rythme se communique à une écriture littéralement sismographique, usant de toutes les ressources de la prose pour rendre le travail à ce qu’il porte en lui de plus étonnant, quelquefois de plus admirable.

Mais il ne s’agit pas simplement dans cet ouvrage de faire l’apologie des efforts déployés par des salariés aux prises avec des cadences toujours plus vives ; pas plus qu’il ne s’agit, malgré l’ambiguïté du sous-titre, d’un appel à la résistance ou à la révolution. L’enjeu de ce livre est à la fois plus modeste et plus ambitieux. C’est un exercice de représentation dont l’horizon est autant la compréhension que l’action ; la compréhension étant ici le premier mode de l’action.

Réalisé dans le cadre d’une recherche-action de la Cfdt qui a duré dix-huit mois, il participe d’une démarche visant à donner aux salariés les moyens de se sortir de deux positions qui sont comme les deux faces d’une même médaille : le fatalisme aveugle et la victimisation. Il s’agit, pour ceux qui s’inspireront de ce livre comme pour ceux dont l’expérience a permis de l’écrire, de reprendre la main : d’être capable de revenir sur ses propres conditions de travail, d’en discerner l’éventuelle étrangeté, de comprendre ce qui les produit. La deuxième partie de l’ouvrage offre à cet égard de précieuses clés de lecture, avec notamment un chapitre de Bernard Dugué sur les idéologies et les processus de prises de décision qui placent les univers de travail sous le signe d’une véritable folie du changement : décisions mal coordonnées, prises sous l’influence d’une vision réductrice de l’homme au travail, excluant tant la subjectivité des salariés que la réalité du travail. On lira aussi avec intérêt la contribution de Philippe Davezies, qui propose une lecture éclairante de la « souffrance » des salariés. Comprendre le travail, explique-t-il, implique d’accorder un intérêt à l’activité, à la façon dont s’y construit le rapport aux objets et finalement à l’investissement subjectif de celui qui le réalise. Pour bien le faire, il faut « sentir » le travail et payer de sa personne. Travailler implique une relation physique avec des objets, mais aussi la configuration de ressources que l’on tire de soi. Cette configuration confère à l’activité un style propre, et en retour contribue à former l’identité de celui qui travaille. C’est précisément cela qu’un changement d’organisation peut mettre à mal, en « tranchant les liens sensibles qui, d’un côté, donnent chair à l’organisation du travail et, de l’autre, alimentent la vie psychique du sujet ». Et ce dommage est moral : car au-delà des objets sur lesquels j’investis, c’est l’activité d’autrui que je vise à travers mon travail, car ce que je produis est destiné à autrui. Mal faire son travail, être amené à le bâcler pour gagner en productivité, nie l’humanité même du travail, le lien qu’il entretient entre les hommes.

Le collectif a dès lors un rôle essentiel : défense de l’autonomie du métier contre les pressions qui tendent à le rabattre sur les seules dimensions instrumentales, transmission de l’expérience accumulée, mais aussi prise en charge des conflits que les salariés portent comme des questions personnelles afin de ne pas les abandonner au sentiment de dévalorisation et aux pathologies du stress. La troisième partie du livre explore d’ailleurs à quel point cette expérience renouvelle la notion même de représentation syndicale. L’élaboration collective du diagnostic et des revendications fait bouger les lignes aussi bien dans l’expérience de chacun que dans la construction de la communauté de travail. On est loin, bien loin de la communauté des victimes et de l’isolement du salarié « harcelé » ne voyant d’issue que dans la solitude du procès.

Richard Robert

Jean Soler, L’INVENTION DU MONOTHÉISME, T. 1 : Aux origines du Dieu unique. T. 2 : la Loi de Moïse. T. 3 : Sacrifices et interdits alimentaires dans la Bible, Paris, Hachette littératures, coll. « Pluriel (poches) », 2004, 2005, 2006, 281 p., 347 p. et 239 p

Jean Soler a été conseiller culturel de l’ambassade de France en Israël : de là est né non seulement un intérêt voire une passion pour les origines de ce pays, mais un travail de recherche historique tout à fait impressionnant – travail apparemment solitaire, indépendant, personnel, pourtant très informé et documenté, sur la Bible et son histoire. Les approches historiques et critiques de la Bible présentent souvent deux difficultés pour le profane : d’une part, elles sont savantes, avec un important appareil critique, et supposent des connaissances préalables sur des stades antérieurs de la recherche ; d’autre part, elles sont spécialisées et s’intéressent à des séquences, à des moments, voire à des fragments bibliques très limités. C’est l’ensemble qui est ici envisagé, et pour un large public. Peut-être fallait-il ne pas venir du monde des biblistes savants ni, du reste, de celui des lecteurs croyants, pour oser se lancer dans l’aventure d’une reprise historique globale du monothéisme biblique.

Plus précisément, ce que tente de reconstituer Jean Soler, c’est l’invention du monothéisme – et il faut prendre ici le mot « invention » en son sens critique fort : ce que Soler reconstitue, c’est une construction intellectuelle, « idéologique », celle du Dieu unique, en faisant appel aux ressources de la langue, de l’histoire, de l’archéologie, de l’anthropologie, du comparatisme…, en n’ignorant rien des travaux existants mais en se risquant aussi à des hypothèses et à des conclusions propres. L’approche de l’auteur est purement « immanente », elle exclut toute révélation, toute intervention providentielle qui aurait en quelque sorte « inspiré d’en haut » aux anciens Hébreux cette nouveauté extraordinaire, le monothéisme et ses conséquences, notamment éthiques. Pour Soler, il n’y a là aucun « mystère » surnaturel, mais une évolution historique qu’il faut tenter d’expliquer avec rigueur : l’évolution qui va d’un Dieu national accompagnant et justifiant les hauts faits de son peuple, comme il en existait des dizaines dans le Proche-Orient ancien, à un Dieu unique et universel. L’invention est là, et elle se produit tardivement, après le retour des juifs d’exil, aux vie et ve siècles avant notre ère (et non pas au xiiie siècle av. J.-C., avec Moïse, selon une croyance naïve encore répandue). Ce sont les déceptions éprouvées par rapport au dieu national, Yahwé, qui amènent à se tourner vers un Dieu unique et universel des nations, Elohim, qui reste cependant le dieu d’Israël. Selon Soler, toutes sortes d’idées voire d’idéologies se sont ensuite – donc toujours tardivement, dans les siècles qui précèdent l’ère chrétienne – greffées sur ce monothéisme (comme l’interdiction de nommer Dieu, ou l’ontologisation du tétragramme Yhwh). Toute la « substantialisation » du Dieu unique qu’introduisent les théologies juive et chrétienne paraît à Soler totalement « inventée ». Par ailleurs, au-delà du monothéisme, ou de l’invention du monothéisme proprement dit, il étend sa recherche à tout son environnement, à ses éléments divers (l’« après-vie », le « nom innommable », la « femme absente », les dix commandements et les préceptes, le jeûne, les sacrifices, les interdits…). La démonstration s’emploie, là aussi, à bien discriminer la réalité historique, somme toute assez banale, et la « (re)construction » idéologique (tardive) qu’opère le texte biblique. Toute l’anthropologie et les représentations bibliques sont ainsi passées au crible d’une critique serrée, convaincante, très claire dans l’expression, avec la volonté de ne rien laisser dans l’ombre. Et le lecteur, y compris le lecteur non novice en ces matières, en apprendra beaucoup s’il accepte de se lancer dans l’aventure des trois tomes (les notes, substantielles, apportent beaucoup d’éclaircissements utiles, mais elles sont rejetées à la fin).

Ma difficulté principale à l’égard de cet ouvrage ne vient certainement pas de son abord critique de l’invention du monothéisme et plus généralement de la Bible – Ancien et Nouveau Testament. Elle ne vient pas non plus d’une approche rationaliste qui ne cache pas son athéisme ou son agnosticisme par rapport à l’idée de révélation. Elle vient plutôt d’une sorte de double niveau critique, qui traverse tout l’ouvrage : le premier, né avec les Lumières, voire avant (avec Spinoza entre autres), relève de la critique historique des textes anciens (et notamment de ceux dits « révélés »), telle qu’elle est partagée par la communauté savante et exercée avec les outils sans cesse affinés de cette critique. Le second, qui se veut lui aussi « éclairé », renvoie à des options personnelles sur l’existence humaine, individuelle et collective, sur les croyances et sur l’incroyable – des options parfaitement légitimes mais relevant d’une autre instance de discussion et de débat – sauf à prétendre posséder les seules clés du vrai. L’ouvrage de Soler n’est pas seulement une description, mais un jugement de valeur, un parti pris sur l’invention du monothéisme. Ainsi, à de nombreuses reprises, Soler fustige des attitudes et des comportements actuels des religions juive ou chrétienne issues de la Bible et de son monothéisme, de leur fabrication de l’« idéologie monothéiste ». Il en résulte, entre autres, une grande sévérité – assez inactuelle… – pour le judaïsme postbiblique, sans que le christianisme soit épargné, certes : par exemple, l’Esprit saint, dans la Trinité, est traité d’« ectoplasme » : c’est plaisant, mais c’est peut-être surtout une façon de disqualifier ce qu’on ne comprend pas ou ne veut pas comprendre. Sur ce registre – toute autre réflexion mise à part –, les questions deviennent vite inévitables. Un exemple : la question de la femme (t. 1, p. 125-137). Elle est « absente », dit Soler : le « dieu d’Israël devenu le Dieu de tous » est « de sexe masculin » – ce qui lui semble une sorte de vice congénital. Soit, mais d’abord, question simple : dans une société masculine – ce n’est pas une découverte –, pouvait-il en être autrement ? Ensuite, en ces domaines du divin et du féminin, de leur représentation et de leur nomination, le plus apparent est-il le plus sûr ? Une ou des divinités féminines ne garantissent pas les femmes contre l’oppression réelle. Par ailleurs, les femmes ne sont pas absentes dans le récit biblique, et pas toujours, loin de là, dans un rôle mineur ou de « mineures ». De plus, la Bible n’a rien à envier aux récits du reste de l’Antiquité pour ce qui est de la sexualité, d’Éros sous toutes ses formes, y compris les plus « impudiques », de celles qu’avant Freud on considérait comme « contre-nature ». Justement et surtout, n’est-il pas téméraire d’écrire comme Soler :

L’idéologie monothéiste est contre nature. Elle doit, pour être tenable, brider, brimer le féminin ?

Un abîme de perplexités « extra-bibliques » pourrait s’ouvrir sur presque tous les mots de cette affirmation – un lieu commun moderne –, qui obligerait aussi à s’expliquer sur ses présupposés de lecture. Bien d’autres affirmations du livre provoquent chez les lecteurs des questions similaires. À moins que le titre ne soit quelque peu trompeur : on aurait peut-être davantage affaire à un essai sur le monothéisme qu’à un ouvrage historique et critique sur ses origines ?

Reconnaissons cependant que l’approche engagée de Soler donne à sa recherche savante un piment d’actualité et un intérêt intellectuel, en tout cas un intérêt de lecture, dont beaucoup d’exégèses bibliques sont trop dénuées.

Jean-Louis Schlegel

Henri-Jacques Stiker, CORPS INFIRMES ET SOCIÉTÉS. Essai d’anthropologie historique, Paris, Dunod, 2006, 3e éd., LES FABLES PEINTES DU CORPS ABÎMÉ. Les images de l’infirmité du xvie au xxe siècle, Paris, Cerf, coll. « Histoire », 2006

Henri-Jacques Stiker réédite aujourd’hui son texte devenu classique, Corps infirmes et sociétés, auquel il ajoute un chapitre inédit. Le thème central est celui de la lente invention de la notion d’infirmité. C’est que l’image de l’infirmité, pour longtemps, s’efface d’abord devant celle de la monstruosité, la seule retenue traditionnellement lorsque la culture occidentale veut signifier le bouleversement de l’intégrité corporelle. Le manque « originel » domine par exemple dans les références antiques faites à ce qui serait désordre des formes. Il s’agit ici de corps différents, à vrai dire, plus que de corps affaiblis, ceux que la naissance accouple comme des siamois, laisse sans mains ou sans doigts, « fabrique » avec de l’absence ou de l’excédent. Ce sont eux qu’illustre encore la chirurgie d’Ambroise Paré à la Renaissance pour figurer les « curiosités de la nature ». Ce sont eux qui semblent, seuls, représenter la « difformité ».

Le corps « tordu » ou « dégradé », en revanche, n’est, pour longtemps, pas ou peu explicité. Non qu’il ne soit pas évoqué. Non même qu’il ne soit pas dénoncé ou rejeté. Mais la stigmatisation dont il est l’objet ressemble à celle adressée au dénuement ou à la pauvreté. Le « manque » est ici d’abord « manque » social, l’amoindrissement d’abord atteinte relationnelle. D’autant que la « diminution » n’apparaît pas vraiment en « maladie ». Elle n’a pas, comme elle, de crise ou d’issue tragique. Elle multiplie accommodements et adaptations. Elle résiste, elle s’ajuste. Elle s’incarne plutôt dans le faire, identifiée de part en part à lui : le mendiant infirme de l’ancienne France suggère l’image du gueux plus que celle du valétudinaire ; le béquillard suggère l’image du non adapté plus que celle du blessé. La déformation des corps, leur « empêchement » venu de quelque histoire chaotique, captent le regard au point de faire oublier leur origine. Le membre torse se fait inaptitude globale plus que signe physiologique.

La création en 1674 de l’Hôtel des Invalides marque en revanche une étape, révélant l’amorce d’une prise de conscience. Elle définit, elle installe des territoires du malheur physique hors celui de la mendicité, et, bien sûr, de la monstruosité. L’invalide, loin d’être le gueux, est celui qu’une atteinte corporelle a brisé. Il existe à partir de son mal. Il est identifié à lui. Phase ambiguë pourtant, la création de 1674 cantonne l’infirme plus qu’elle ne pense son mal. Elle le sépare plus qu’elle ne l’assiste. Elle ne vise pas vraiment une catégorisation « construite » des désordres et moins encore leur correction possible.

Il faut le xviiie siècle et les Lumières pour que certaines infirmités soient mieux désignées, pour qu’elles soient aussi l’objet d’investissements thérapeutiques : sourds et aveugles, en particulier, les infirmes sensoriels, sont les premiers à devenir acteurs de soins « rééducatifs ». Les « déformés », ceux qu’une orthopédie inventée en 1741 se promet de « corriger », les accompagnent de près. Insensiblement l’infirmité se définit en mal physique, effet de déficience, aveu de faiblesse. Insensiblement elle se défait du stigmate social, tout en échappant à l’image de quelque implacable destin. Insensiblement aussi elle se définit en possible mal mental. Henri-Jacques Stiker s’attarde à la très lente montée des différenciations entre ces insuffisances, leur caractérisation, leur correction souhaitée : l’invention quasi actuelle de l’exploration infinie du jeu existant entre l’égalité et l’écart à la norme. Il faut la loi de 1909 par exemple pour que l’institution publique prenne en charge, dans les « classes de perfectionnement », les enfants qu’une atteinte physique, ou mentale, a diminués. Le projet s’affirme de catégoriser les gravités d’atteinte, les diversifier, les soumettre à l’entreprise rééducative. Sans que ne disparaisse jamais le risque de la stigmatisation comme celui de l’exclusion.

Un chapitre inédit aborde longuement une « nouvelle théorie du handicap ». Après une patiente revue des thèmes psychologiques et des thèmes sociaux, Henri-Jacques Stiker développe la voie d’une ambivalence raisonnée, une voie passant inévitablement par la perception que chacun a de lui-même :

Nous formons deux images de nous-mêmes, nous sommes bienfaits et contrefaits, nous aimons et détestons les deux.

D’où cette quasi-obligation de mêler contraste et continuité dans la perception de l’infirmité :

Lorsque l’image infirme de nous est devant nous dans la réalité empirique, nous ne pouvons, individuellement et socialement, que la rejeter et l’accepter tout à la fois.

Autant dire que ce dédoublement joue sur la personne de l’infirme lui-même. Autant dire que ce même dédoublement oblige de notre part, aussi bien individuellement que socialement, à ne pas exclure autant qu’à reconnaître la différence.

Le deuxième livre d’Henri-Jacques Stiker, les Fables peintes du corps abîmé, est une longue excursion dans la peinture. Pour constater d’abord combien la difformité a fasciné le peintre, alors que ce « mal » demeure longtemps indistinct de la marge sociale. Ce que révèlent les aveugles de Bruegel, les nains de Vélasquez, les infirmes de Callot. Le « torse », le « contourné » hantent inévitablement un art passionné de proportion et de symétrie. Le transgressif habite un trait magnifiant apparemment le lisse et le régulier. Mais ce livre a une ambition plus grande : montrer que l’histoire de la peinture est aussi une histoire de l’exploration du « difforme », ou plus encore que l’histoire de la peinture est aussi l’histoire de l’abandon du corps chrétien. D’où cet éloignement non limité aux formes, explorant ce qui les habite, sondant les effets de l’intériorité, ceux de la folie, ceux de l’extrême individualité. Le passage, autrement dit, d’une norme donnée du dehors à une norme donnée du dedans : celui d’une référence surplombante à une référence devenue autoréférence. Du corps fou de Goya, au corps « qui s’absente » de Bacon, l’histoire de la peinture est l’histoire de l’affirmation de cet « autre » : un autre indistinct de nous, consubstantiel, dont la difformité peut être extrême, abolissant jusqu’à toute apparence, mais dont la saisie est indispensable pour mieux tenter de nous comprendre.

Une façon de prolonger les questions du premier livre par la mise en scène des images du second.

Georges Vigarello

Jacques Gélis, LES ENFANTS DES LIMBES. Mort-nés et parents dans l’Europe chrétienne, Paris, Audibert, 2006

Limbus puerorum, le limbe des enfants, espace intermédiaire entre terre et paradis, tel est le lieu très particulier inventé par l’Église de la fin du xiie siècle pour profiler l’horizon du sort des enfants morts sans baptême : lieu de bannissement et d’anathème, lieu de souffrance aussi, abritant sans fin des âmes insatisfaites et réprouvées. L’Église du milieu du Moyen Âge structure les espaces surnaturels, comme elle le fait pour le purgatoire, affermissant les sacrements, précisant le destin affreux de ceux qui y sont soustraits.

Jacques Gélis met clairement en scène la vision tragique de ces errances éternelles, leur fréquence dans un monde où la mort est « toujours et partout » (p. 18), la culpabilité intense de parents impuissants à faire baptiser leur enfant si la vie de celui-ci n’a duré qu’un instant, ou, plus encore, si cette vie n’a pu clairement « émerger ». Souffrance d’autant plus vive que ces corps ne peuvent être « reçus » en terre chrétienne, ensevelis dès lors dans un « coin non consacré du champ de repos » (p. 26). D’où le rituel d’ondoiement, longtemps pratiqué par des matrones accoucheuses confrontées à la mort de corps à peine nés entre leurs mains. Tentative extrême censée intégrer dans l’univers religieux ceux qui en seraient exclus. D’où les réactions de l’Église encore, édictant au xviie siècle l’interdit d’ondoyer, rituel jugé définitivement païen et lourdement sanctionné.

C’est un long travail de culture que fait alors exister Jacques Gélis, dans ce livre tout à fait original, décrivant la stratégie acharnée de parents cherchant, coûte que coûte, à intégrer dans la religion leur enfant mort-né. Ce qui ajoute, au passage, une page à l’histoire de l’investissement parental dans l’Europe ancienne, soulignant le rôle central que joue la communauté religieuse, ses signes d’appartenance, ses rituels, ses exclusions. La démarche singulière de ces parents d’enfants voués à un éternel malheur tient tout entière dans l’institution de « sanctuaires à répit » : lieux de quasi-pèlerinage, installés sur quelque autel d’Église plus que toutes sanctifiée, où l’enfant présumé mort est exposé dans l’attente d’un infime et ponctuel retour de vie (le « répit »), un souffle, fût-il minime, permettant le baptême. Rien d’autre, autant le dire, que l’attente d’un geste « divin », un miracle visible et furtif entouré d’intenses préparatifs pour sauver le réprouvé.

Jacques Gélis multiplie les précisions sur les dispositifs du pèlerinage : les acteurs, les légendes, les reliques, les saints mobilisés, les signes enfin, quêtés sur le corps immobile de l’enfant « perdu ». Il montre combien cet univers des limbes provoque en regard un univers imaginaire, une profusion de rituels, de personnages et de pratiques sacrés. Il restitue l’épaisseur vivante d’une culture. Au-delà de l’enquête anthropologique pourtant, au-delà des gestes et des sentiments, toute la profondeur du livre est de lier cet univers imaginaire à l’histoire particulière du christianisme, et, plus largement, à celle de la croyance. L’Église promeut les sanctuaires à répit, valorise les miracles qu’ils peuvent engendrer pour en faire, au xviie siècle, autant de « preuves » dans la lutte contre les protestants. Le renouveau catholique du xviie siècle ne s’accompagne-t-il pas d’élan sans précédent de ferveur démonstrative ? L’Église contrôle, tout au contraire, et tempère les « aveuglements » que suscitent ces sanctuaires lorsque les Lumières légitiment le doute, font exister scepticisme et suspicion. Tout « fanatisme » deviendrait alors trop « décalé » sinon suspect. Elle donne une présence nouvelle, enfin, aux sanctuaires à répit, autant limitée que magnifiée, lorsque l’irréligion devient, au xixe siècle, le combat majeur : « Il s’agit toujours de confondre par le miracle » (p. 237). L’Église cherche même, plus que jamais, à distinguer alors « bons » et « mauvais » répits : faire le partage entre les supercheries et les authentiques manifestations divines pour mieux convaincre les nouveaux sceptiques.

À quoi s’ajoutent l’inévitable érosion de la croyance, la distance toujours plus grande prise par l’art médical par exemple, convoqué dans un premier temps, au xviie siècle, pour certifier les signes du répit, réticent dans un second temps, dès le xviiie siècle, pour participer au rituel. La question se fait d’ailleurs insensiblement médicale, ou juridique, avec l’entrée dans le monde contemporain. Elle devient celle de la « mort apparente » : celle des signes « objectifs » de la mort énoncés selon des critères savants. Les indices du cœur comme « pendule de la vie » (p. 258) se sont définitivement substitués, dans la seconde moitié du xixe siècle, aux vieux indices légendaires. Les sanctuaires à répit auront, dès lors, définitivement basculé dans l’histoire complexe de la foi, magistralement rendue par le livre de Jacques Gélis.

Georges Vigarello

Fabienne Brugère, L’EXPÉRIENCE DE LA BEAUTÉ. Essai sur la banalisation du beau au xviiie siècle, Paris, Vrin, 206 p., 2006, 25 €

D’où vient que la seule évidence qui soit encore associée à la beauté soit celle de son inévidence ? Comment expliquer que l’on renonce le plus souvent au substantif, comme du reste à l’adjectif, et que l’on préfère parler du caractère « intense », « expressif » ou « suggestif » d’une œuvre ? La « banalisation de l’expérience du beau » et l’entrelacement de l’esthétique et du scepticisme sont au cœur du livre de Fabienne Brugère :

Pour nos yeux déjà usés, le problème de la beauté ne se pose pas. Au mieux s’agit-il de repérer des formes, de trouver des agencements qualifiés d’harmonieux ou d’agréables, de construire des espaces qui suscitent une rêverie

(p. 19).

Cet ouvrage propose donc une généalogie philosophique qui explique pourquoi la beauté est devenue dans le même temps subjective et indéfinissable, sensible et ordinaire.

Cette généalogie ne pouvait prendre son départ ailleurs que dans l’empirisme du xviiie siècle qui consacre avec le plus de force la dissociation du beau et du vrai. En quelques décennies (de 1730 à 1780), la philosophie écossaise défait tous les présupposés du platonisme qui prétend fournir une définition objective et idéale du beau en faisant abstraction de l’expérience esthétique comme telle. De Hutcheson à Smith en passant par Reid et Hume, l’ouvrage restitue dans un style foucaldien une « unité de problématisation » qui, au-delà de la diversité des positions, privilégie un ancrage commun : la réflexion sur l’esthétique coïncide désormais avec une valorisation du relatif. La thèse sous-jacente au livre est donc qu’en abandonnant la spéculation,

la philosophie des Lumières a fait de la beauté une expérience de la vie ordinaire

(p. 11).

Pour les empiristes, la beauté est redevable d’une anthropologie qui recherche dans les régularités de la nature humaine les caractéristiques d’un « sens esthétique » irréductible à toute autre forme de sentiment. Mais, chez ces penseurs, le beau n’émerge pas seulement d’une analyse de la nature humaine, il possède aussi une dimension sociale, souvent confondue avec celle de l’utile, qui met le sujet en rapport avec l’extériorité d’un monde déjà constitué. Toute l’argumentation du livre se déploie à l’intérieur de cette tension entre le mental et le social.

Du côté de la « valeur mentale » du beau, on citera Hume pour qui

le plaisir et la douleur ne sont pas seulement les compagnons nécessaires de la beauté et de la laideur, ils en constituent l’essence même.

C’en est fini des esthétiques de la perfection qui font du sentiment l’expression seulement subjective (et à ce titre sujette à caution) de l’harmonie entre les choses. La beauté est désormais de l’ordre de l’« expérience perceptive » (p. 77), un feeling inaccessible ailleurs que dans l’impression où il se dépose. L’auteur dégage les implications de cette identification, d’abord opérée par Hutcheson, du beau à un « être de plaisir » : pour être « ordinaire », la perception n’en est pas pour autant neutre, elle dépose dans les choses une valeur dont on s’abstiendra de dire si elle s’y trouve effectivement.

Ce devenir-affect du beau est à la source d’une nouvelle théorie de l’individu sensible : pour l’empirisme, le feeling précède le jugement. Mais qu’en est-il alors de l’objectivité du beau et de l’accord qu’il produit ? Comment penser

dans le registre de la connaissance, une expérience cognitive incertaine car soumise aux sphères fortement subjectives de la valeur et de ressenti ?

(p. 123).

Avant d’être celles de Kant, ces questions seront posées par l’empirisme et Fabienne Brugère montre qu’elles animent toute la réflexion (encore méconnue) d’un Thomas Reid. La beauté se voit une nouvelle fois rapatriée du côté de la forme : elle désigne une unité dans la diversité accessible avant tout dans le regard de l’expert. Mais cette « dissociation du senti et du pensé » (p. 134) est-elle fidèle au projet empiriste ? Elle illustre plutôt une tentative de reconstruire une théorie esthétique sur une base naturaliste en ne renonçant ni à l’objectivité du beau ni à la formation du goût au cœur de l’individualité sensible. C’est dans ces parages que prend naissance la problématique moderne du « sens commun » à l’intérieur de laquelle s’inscrivent encore la plupart des réflexions sur l’esthétique.

Mais l’auteur montre que, pour donner corps au « sens commun », l’empirisme (celui de Hume et de Smith) se tourne plus nettement du côté de la valorisation sociale du beau. Tout se passe comme si, à l’objectivité du vrai, il fallait substituer celle de l’utile. On accède alors à l’autre face de l’esthétique empiriste, celle qui privilégie le social sur le mental dans une tension qui constitue le principal legs de la philosophie anglaise à l’esthétique contemporaine. Parce que l’homme sensible est aussi un homme socialisé, le beau ne se confond jamais pleinement avec une forme, mais il épouse le système de valeurs promu par l’économie capitaliste. D’où son identification à l’utile et sa promotion au rang de fonction intégrative au sein d’une société marchande. La voie est alors ouverte aux conceptions sociologiques où l’art devient un instrument de la distinction sociale : avoir du goût ou pas, voilà le critère d’une sociabilité nouvelle. Pour l’empirisme, la beauté est donc le symbole d’une pluralité sociale qui communie dans les mêmes sentiments et dans l’idéal (peut-être illusoire) d’une communauté des impressions. Ce n’est plus, dès lors, le jugement, moins encore la volonté, qui assure la conversion du « je » en « nous », mais l’expérience d’une perception commune dont l’occasion est fournie par l’art.

Une confrontation aurait été possible entre l’esthétique empiriste à celle de Kant : on retrouve dans les deux cas le même souci de fonder le « vivre ensemble » sur la singularité d’un sentiment, les divergences tenant à l’origine de ce sentiment (impression pour les empiristes, jugement pour Kant). Mais l’auteur préfère insister sur le rapport entre l’expérience de la beauté et la possibilité d’un accord entre les individus. Les meilleures pages de ce livre sont sans doute celles que l’auteur consacre à la « beauté d’utilité » et au rapport complexe qui s’instaure entre le propriétaire et le spectateur. Ce dernier est invité à substituer la « sympathie » à l’« envie » en admirant les possessions du riche sans les désirer. Il y a là un jeu émotionnel subtil où les « passions douces » suscitées par le beau jouent un rôle modérateur dans les rapports sociaux. Si, pour Hume et Smith, l’expérience sociale de la beauté convainc que « les vies des riches méritent d’être approuvées » (p. 154), c’est bien parce que l’art est une idéologie de l’égalité dans un sens qui n’est pas nécessairement péjoratif bien qu’il puisse entrer en tension avec l’exigence de justice.

Dans le bilan de ce que « la beauté fait à l’empirisme », le lecteur trouvera exposées ici les conditions qui expliquent comment l’esthétique s’est imposée comme une discipline autonome au xviiie siècle. Bien loin de n’être qu’une théorie de la connaissance, l’empirisme anglais apparaît comme la première élaboration d’une pensée du sentiment esthétique comme une sorte de « phénomène total » où s’expriment au mieux les caractéristiques de la nature humaine. À propos de ce que « l’empirisme fait à la beauté », on retiendra que la banalisation sociale du beau (à laquelle viendra bientôt répliquer la restauration romantique) est accordée à un retour aux modalités concrètes de l’impression. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de montrer que la beauté devient, dans le même temps, une expérience perceptive et une valeur d’échange, comme si l’homme sensible moderne était immanquablement un individu social pris dans un réseau d’échanges de signes.

Michaël Fœssel

Claire Parnet et Richard Pinhas (réalisation), GILLES DELEUZE, CINÉMA, Coffret de six CD, Paris, Gallimard, coll. « À voix haute », 2006

Depuis la disparition du philosophe, en 1996, la pensée de Gilles Deleuze a été largement diffusée, étudiée, vulgarisée. Ses travaux sur le cinéma ont acquis une réputation équivalente à celle dont jouit le reste de son œuvre. Des travaux universitaires ont mis en évidence l’originalité d’une philosophie qui se refusait à faire la « théorie » ou l’« histoire » du cinéma, pour mieux cerner la spécificité de son objet : l’image cinématographique6. La difficulté était de comprendre la nature de l’élan qui anime la pensée de Deleuze, et le conduit à se pencher sur l’image, pour rendre compte en retour de la pensée qui en émane. Le lecteur français avait découvert la philosophie du cinéma de Deleuze au milieu des années 1980, dans une somme parue aux éditions de Minuit : Cinéma 1 et 2, l’Image-mouvement (1983) et l’Image-temps (1985). Les deux livres ont vite été reconnus comme des chefs-d’œuvre. Mais on ne mesurait peut-être pas ce que la pensée de Deleuze devait à l’enseignement ; à quel point le philosophe fut un grand professeur de cinéma. Toutes choses qui éclatent dans les CD de cours édités par Gallimard. Cette trace (sonore) de son enseignement explique aussi l’influence exercée par Deleuze dans le milieu français du cinéma. Éducateur exigeant, libre penseur, Deleuze était aussi capable d’emporter dans le mouvement de sa pensée un parterre d’étudiants fatigués ou bruyants. Or, dans l’assemblée d’admirateurs de l’époque, on compte de nombreux jeunes gens qui sont devenus critiques de cinéma ou hommes de lettres. Deleuze n’a pas « fait école » dans les départements de philosophie des universités ; un cours de philosophie sur le cinéma passe encore pour une bizarrerie. Mais il a incontestablement eu des élèves. Ces enregistrements sont l’occasion d’en élargir le cercle.

À l’heure où on célèbre en France les vingt ans de la Fémis7, où l’on repose avec une certaine naïveté la question « le cinéma s’enseigne-t-il ? », il est passionnant de se replonger dans le projet deleuzien d’un enseignement centré sur les effets de sens de l’image. Les cours enregistrés entre 1981 et 1984 à l’université de Paris VIII-Saint-Denis témoignent en effet d’une ambition pédagogique alors inédite en France, celle d’éduquer le public aux images et à la pensée à l’œuvre dans l’image. Pour philosopher sur ce nouvel objet qu’est le cinéma – art non discursif, fait de signes non linguistiques – il fallait, d’après Deleuze, élaborer une logique des signes indépendante du modèle linguistique et inventer des catégories permettant de distinguer différents types d’images. Dans la perspective d’une telle typologie, l’histoire tenait, fort logiquement, un rôle secondaire. Car les différents types d’images ne sont liés ni par un « progrès » ni par une « évolution interne ». Le style analytique de Deleuze demandait de considérer le cinéma de manière a-chronologique, comme un pur répertoire d’images. L’intérêt essentiel des cours de Deleuze est de faire apparaître avec une grande netteté ces parti pris qui définissent le « style » de la pensée de Deleuze sur le cinéma. Dans un même cours, on entend le philosophe naviguer entre le concept bergsonien d’« image-mouvement », qui lui fournit un modèle pour penser l’image cinématographique, et des analyses pointues des images du western hollywoodien, qui lui inspirent la création de nouveaux concepts ; une tripartition, au sein de l’image-mouvement, entre « image-perception » (le cow-boy scrutant l’horizon à la recherche des Indiens), « image-action » (la descente des Indiens dans la vallée), « image-affection » (le gros plan sur le visage du cow-boy8). De même, lorsque Deleuze insiste sur la rupture introduite par le néoréalisme italien (puis par la nouvelle vague), c’est moins dans l’idée d’éclairer la naissance d’un « cinéma moderne » que pour mettre en évidence l’exploration d’un autre pôle de l’image cinématographique, à côté de l’image-action ; la mise en scène de « situations optiques pures ». Le concept de « crise de l’image-action » ne vise pas à décrire un moment historique, mais à penser le chevauchement de registres d’images différents et « le relâchement des liens sensori-moteurs ». Les superbes pages que Deleuze consacre à Antonioni dans l’Image-temps (p. 12-22, 36-37) paraissent d’ailleurs bien sages, comparées à la colère qui s’empare du philosophe à la simple évocation du prétendu sentiment moderne d’« incommunicabilité9 ».

L’un des charmes de la forme sonore est de donner chair à la pensée. Or, le sang monte parfois à la tête du philosophe. Sa colère puise dans l’ambition d’une pensée plus profonde, qui « irait tout droit » de la philosophie au cinéma et du cinéma à la philosophie10. Car le cinéma appelle moins un discours historique qu’un traitement proprement philosophique. Certes, la pensée de Deleuze se nourrit à chaque tournant de ses souvenirs de films ; des souvenirs élégamment décrits, dans une langue technique peu assurée mais jamais inexacte. Mais les efforts de Deleuze pour adopter un vocabulaire technique ne doivent pas nous leurrer ; le professeur de philosophie entend avant tout interroger la rencontre de l’image et de la pensée au niveau des concepts du cinéma. Les analyses des chefs-d’œuvre du néoréalisme doivent faire progresser une « sémiologie du cinéma » et, finalement, la philosophie elle-même. La philosophie est partout écrasante et sûre de sa prédominance dans les cours autant que dans les textes de Deleuze. Lors du premier cours, il prévient : de bout en bout, il s’agira d’un cours de philosophie et non d’une leçon de cinéma. Sémiologie, refus de l’histoire, et philosophie : les parti pris de Deleuze sont immédiatement audibles, à la surface de la voix du philosophe.

Ces cours lèvent également le voile sur l’élaboration de la pensée de Deleuze au fil de ses enseignements, durant ces années de préparation des deux volumes sur le cinéma. Ils constituent une propédeutique, pour l’auteur comme pour l’auditeur, à la somme publiée au terme de cette période : l’Image-mouvement (1983) et l’Image-temps (1985). Le connaisseur y retrouvera les moments clés de l’analyse de Deleuze ; et en particulier un commentaire très clair de Bergson. Le néophyte trouvera dans ces enregistrements matière à une initiation « de première main », une sorte de vulgarisation autorisée, de la bouche de l’auteur lui-même – c’est à la fois rare et précieux – à la pensée de Deleuze sur le cinéma. Ces enregistrements restituent les difficultés de l’entreprise de Deleuze, avec simplicité. Pour Deleuze comme pour tout enseignant, le projet de cours doit faire l’épreuve du temps réel de l’université ; et, immanquablement, c’est la course contre la montre. L’enseignant se plaint du retard accumulé, et requiert sans cesse un supplément d’attention et d’effort de son public ; gérant l’énergie de ses étudiants comme un entraîneur sportif. « Je vous demande un dernier effort, encore quelques minutes d’attention. Et quand vous serez trop fatigués, levez la main. Je m’arrêterai. » L’histoire ne dit pas combien de temps dura ce cours-là. Mais on sait que devant l’ampleur de la tâche, Deleuze dû reconduire son programme de cours d’une année sur l’autre, pendant trois ans (il pensait initialement s’en acquitter en un semestre !). Dans les bâtiments en préfabriqué de Saint-Denis il fallait composer avec les bruits ambiants, et souvent forcer sa voix (pourtant déjà abîmée par la maladie).

Ces enregistrements communiquent, enfin, une émotion inattendue. On est suspendu à la voix cassée du professeur. Pionnier dans l’art de lire en philosophe les images cinématographiques, Deleuze est guetté à chaque tournant par la tentation de renoncer, par le désespoir. « Oh ! écoutez c’est trop dur, s’exclame-t-il. Il fallait pas toucher au cinéma… » (CD 3). Pour un penseur exigeant, lucide sur l’écart qui sépare ses accomplissements de ce qu’il projetait, l’enseignement est une gageur, une épreuve. Or, si l’écriture peut masquer certaines hésitations, certaines imprécisions, chaque inflexion de la voix les accuse. Ce qui frappe dans ces enregistrements, c’est la matérialité qu’acquiert la pensée en s’exprimant à voix haute. La pensée de Deleuze s’offre ici à notre perception, avec sa qualité expressive. La rigueur s’entend au timbre de la voix, qui se fait plus grave quand il précise, creuse. Le combat pour penser, pour tenir son public, pour ne pas sombrer lui-même dans l’ennui, affleure sans sa voix, qui passe par tous ces états successivement. Il fatigue, il force, il râle. À l’entendre, on réalise ce que la pensée doit aux signes, aux images et aux sons.

Élise Domenach

Alain Martin, LA DOUBLE VIE DE VÉRONIQUE. Au cœur du film de Kieslowski, Paris, IrenKa, 2006, 208 p., 20 €, www.IrenKa.com

Le sous-titre ne ment pas. Ce n’est pas un livre sur un film, c’est une plongée dans un film. Pas une étude, une double résurrection.

Grâce à un journaliste, Alain Martin, obsédé magnifique et amoureux passionné et du film et de son interprète, la lumineuse Irène Jacob, Véronique renaît pour la troisième fois et, avec elle, Krzysztof Kieslowski, qui nous a quitté voilà dix ans.

Avec ses entrées multiples, ses encadrés, ses très nombreuses photos, ce livre est passionnant de bout en bout. On n’en finit pas de l’ouvrir au hasard – ce hasard auquel Kieslowski s’intéressait tant –, de le feuilleter, de le relire et de découvrir toujours quelque chose de nouveau.

La démarche d’Alain Martin en rappelle une autre. Dans le livre qu’il a consacré à Hitchcock11, François Truffaut ne l’interrogeait que sur des problèmes concrets : sa façon de tourner et les difficultés qu’il avait rencontrées. Du coup, ce qui apparaissait, c’était le sens profond de son œuvre. Truffaut était entré dans la tête d’Hitchcock.

Alain Martin, lui, a rencontré plus de quarante personnes : celles qui ont participé au tournage et celles qui ont contribué à la venue de Kieslowski en France, où il a réalisé ses quatre derniers films : La double vie de Véronique12 et Trois couleurs, bleu, blanc, rouge. En réveillant leurs souvenirs et en recoupant leurs témoignages avec une méticulosité maniaque, Alain Martin accumule une foule de petits détails concrets. À travers eux, c’est l’âme de Kieslowski qui apparaît.

Ce qui est bien dû à un réalisateur qui, toute sa vie, a tenté de s’approcher de plus en plus près de ses personnages, dans l’espoir fou de parvenir – et il y est parvenu – à filmer leur âme.

Claude-Marie Trémois

Brèves

Michel Winock et Séverine Nikel, LA GAUCHE AU POUVOIR. L’héritage du Front populaire, Paris, Bayard, 2006, 190 p., 17 €. Michel Winock, 13 MAI 2006. L’agonie de la IVe République, Paris, Nrf-Gallimard, coll. « Les journées qui ont fait la France », 2006, 387 p., 23 €. Michel Winock, LA GAUCHE EN France, Paris, Perrin, coll. « Tempus », Poche (inédit), 2006, 502 p., 11 €

On peut lire les deux essais d’histoire politique de M. Winock, sur le Front populaire et le 13 Mai, pour eux-mêmes. Ils traitent de deux moments essentiels de l’histoire de France du xxe siècle, souvent cités comme s’ils étaient bien connus alors que, de plus en plus, n’en restent que des bribes, des bouts de mythes, quelques flashs – toujours les mêmes. Les deux périodes – avec leurs épisodes parfois dramatiques et leurs acteurs soumis à des contraintes intenses – sont ici racontées avec talent, dans des récits vivants et bien documentés. Les deux livres ont cependant plus d’ambition. D’un côté, sur la gauche au pouvoir, ou ce dont elle est capable quand elle arrive au pouvoir, le Front populaire est emblématique de sa pluralité – qui n’est pas rédhibitoire –, mais de l’opposition durable entre une « gauche » (socialiste) et une « gauche de la gauche » qui pourrit la vie de la première et l’affaiblit en permanence. Les figures de cette opposition changent, mais elle est extrêmement constante – faute d’une définition théorique de ce qu’est la gauche en France. De son côté, la leçon de l’Agonie de la IVe République semble bien être, au moment où certains s’époumonent sur la nécessité de faire advenir la VIe, de rappeler « pour la pédagogie » les turpitudes de la IVe et les bienfaits de l’avènement de la Ve. Là encore le livre semble écrit pour ceux qui ont beaucoup oublié. La Gauche en France, un recueil d’articles, rappelle utilement l’existence des « quatre familles » de la gauche française (républicaine, socialiste, communiste, révolutionnaire ou ultragauche – on note l’absence de la social-démocratie) ; les chapitres du livre, bâtis sur ce schéma, rappellent leurs désaccords de surface et de fond, leurs unions éphémères ou durables, le rôle des événements et des hommes. Winock est de ceux qui regrettent l’impossibilité apparente d’un aggiornamento de nature « social-démocrate » ; mais d’aucuns diront que l’exception de gauche française n’a pas que des inconvénients.

J.-L. S.

Patrick Artus et Marie-Paule Virard, COMMENT NOUS AVONS RUINÉ NOS ENFANTS, Paris, La Découverte, 2006, 166 p

On pourrait croire que cet ouvrage au titre accrocheur (pas vraiment dans le genre de La Découverte !) sacrifie à l’un des deux feuilletons préférés des magazines, celui de la guerre des générations, avec la peopolisation de la politique (voir le succès de Sexus Politicus, un ouvrage qui n’apprend rien à personne !). Bien au contraire, ce livre témoigne d’une concision et d’une lucidité remarquables sans pour autant sacrifier à l’expertise. État des lieux ferme et implacable (les auteurs connaissent les chiffres sans nous les infliger) de la situation française, Comment nous avons ruiné nos enfants n’explique pas automatiquement tout par les effets externes de la mondialisation. Il parvient en effet à bien distinguer les causes endogènes des difficultés présentes (le descenseur social est déjà là) et à venir de la société française (l’endettement budgétaire délirant, l’inconscience politique concernant les retraites, l’absence d’une politique de lutte contre le chômage valorisant les Pme, le décrochage de l’enseignement supérieur par rapport aux disciplines en pointe, l’illusion historique de vivre sempiternellement dans la société industrielle des trente glorieuses…) des causes exogènes effectivement liées à la mondialisation. Dans cette optique, ce livre élabore des propositions pour la France, l’Europe, la régulation mondiale, et il envisage parallèlement les évolutions possibles de la Chine. Ce livre, qui devrait être une base de discussion pour les présidentiables, offre des pistes de réflexion que des politiques ont à traduire dans leur propre langage car l’opinion publique, qui n’a pas les moyens de faire cette synthèse, sait pourtant à quoi s’en tenir du bilan établi par nos deux auteurs.

O. M.

A. Berque, P. Bonnin, C. Ghorra-Gobin, LA VILLE INSOUTENABLE, Paris, Belin, 2006, 368 p., 25 €

Le titre de cet ouvrage peut prêter à confusion car il désigne moins la ville chaotique ou informelle que la transformation du monde rural provoquée par l’extension de l’urbain. Alors qu’une entité urbaine correspondait autrefois à une circonscription autonome qui cherchait à intégrer l’espace rural qui l’entourait, le rapport s’est désormais inversé si bien que la campagne est aujourd’hui un espace que l’urbanisation vient occuper pour échapper aux « vices » de la ville-centre. Hier, selon un mouvement centripète, la ville intégrait son environnement rural en l’aspirant, aujourd’hui, dans un mouvement centrifuge, elle le désintègre en se projetant à l’extérieur. L’urbanisation contemporaine s’exerce aux dépens de la campagne qui n’est pas un espace vierge, ni pur, que l’on pourrait « retrouver » tout en bénéficiant des apports de l’urbain. Ce livre collectif est publié sous l’autorité de trois chercheurs qui se penchent sur ce phénomène dans des zones géographiques qu’ils connaissent bien : l’Amérique du Nord (Cynthia Ghorra-Gobin), l’Europe occidentale (Philippe Bonnin) et l’Asie orientale (Augustin Berque). Dans chaque cas de figure, des articles aux thèmes diversifiés (à côté d’approches historiques, on peut lire des articles portant sur l’urbain à l’heure du postfordisme) décrivent et interprètent le devenir simultané de la campagne et de la ville quand l’urbain veut continuer la ville à la campagne. Loin des visions heureuses et utopiques du « rurbain » – particulièrement apprécié dans l’Hexagone – qui correspond souvent à des zones constituées d’enclaves résidentielles, les auteurs insistent sur le caractère « insoutenable » de la ville quand elle prend possession de la campagne.

O. M.

DE LA LIMITE, Marseille, Éditions Parenthèses, 2006, 216 p., 14 €

Sous l’impulsion de Spyros Théodorou, des cycles de conférences intitulés Savoirs à l’œuvre, qui se déroulent à l’hôtel du département des Bouches-du-Rhône et ont porté entre autres sur la ville, le temps, la science, ont rencontré un large public, comme c’est le cas d’initiatives parallèles dans d’autres villes. Ce volume reprend des interventions portant sur le thème de la limite. En lien avec les réflexions actuelles sur l’autorité ou la délimitation des savoirs disciplinaires, ce dernier volume porte moins sur la notion de frontière (limiter des entités substantielles et reconnues) que sur la nécessité d’imaginer de nouvelles formes de délimitation dans un monde spatio-temporel où règne l’illimité. Ce dernier désigne aujourd’hui la prévalence des flux de tous ordres et accompagne les divers processus liés à la mondialisation contemporaine. À côté de scientifiques (Hubert Reeves, Étienne Klein), de Pierre Legendre (au cœur des polémiques sur l’ordre symbolique et la Loi), les réflexions portant sur la géographie et l’urbanisme (Augustin Berque, Pierre Veltz) sont particulièrement éclairantes. En effet, l’illimitation spatiale, le dépli infini des territoires urbains exigent de penser en retour des limites inédites, d’instaurer une nouvelle « culture des limites » dans un monde qui confond le réel et l’absence de limites.

O. M.

Zygmunt Bauman, LA VIE LIQUIDE, Rodez/Nîmes, Le Rouergue/Chambon, 2006, 208 p., 19 €

Après la Vie en miettes, l’Amour, élément liquide, la Société assiégée, cette maison d’édition continue une œuvre fort utile et louable en traduisant les textes du sociologue et philosophe Zygmunt Bauman. Très souvent évoqué dans Esprit, celui-ci est l’un des meilleurs sociologues de la mondialisation. Ne se contentant pas d’une approche strictement économique, il insiste sur les transformations qui affectent de concert la réalité et l’imaginaire. En effet, au monde terrien et solide des États (Hobbes), la mondialisation contemporaine préfère un monde liquide, marin, aquatique, un monde où les hackers de l’informatique sont les nouveaux pirates, un monde plus horizontal que vertical où l’on flotte et où l’on peut se noyer, un monde dont la liquidité évoque à la fois l’argent (et ses excès) mais aussi des tempêtes possibles (ce qu’on appelle les crashs, en écho à l’aviation). Mais ce monde liquide a des conséquences sur les pratiques, à commencer par celles relatives à la consommation. Et il modifie les comportements d’individus fragilisés (car flottants et sans limites) et en demande de sécurité (d’où l’idée de libéral-autoritarisme avancée depuis longtemps par Bauman qui se distingue en cela des analyses en termes de contrôle de Deleuze et Foucault). Mais, chez Bauman, qui réactualise ici les pensées d’Adorno et d’Arendt dans le sillage desquelles il s’inscrit avec une grande originalité, l’amour a aussi un caractère liquide. C’est dire qu’il est une manière, privée et non pas publique et politique, de répondre à la liquidité économique contemporaine, et de ne pas se faire liquider.

O. M.

Pierre Sansot, CE QU’IL RESTE, Paris, Manuels Payot, 2006, 206 p., 17 €

Auteur d’une Poétique de la ville, en 1973, qui s’inscrivait dans le sillage de la phénoménologie subtile d’un Merleau-Ponty, Pierre Sansot devait traverser discrètement deux décennies durant lesquelles la sociologie se voulait scientiste et fort peu descriptive. Aujourd’hui disparu, son éditeur publie un ouvrage posthume qui ne porte pas par hasard sur « les restes » (les restes de la table, les reliques, la marginalité, les ordures, les déchets, les excréments, l’héritage, les objets de la foire…) où l’on retrouve le ton et la liberté de celui que l’on appelait le prof, le gitan, l’Indien. Obnubilé par « les gens de peu », les paysages, le rugby de sa région natale (comme cet autre conteur qu’est Michel Serres), Sansot livre dans ce dernier ouvrage sa philosophie qui consiste à voir dans les restes et les résidus un « supplément » plutôt qu’un « manque » ou un objet en voie de disparition. Il la formulait fort bien en 1978 dans sa « petite métaphysique du reste » dont il offre avec ce livre une dernière mosaïque : « Pourquoi faut-il qu’un trop nous encombre au lieu de nous combler ? Pourquoi ne pas se réjouir qu’il y ait enfin un excès, un résidu et non la misère d’un manque ? » Le reste comme excès ! La poétique de Sansot rendait sa sociologie heureuse et donc scandaleuse à l’époque, c’est en cela qu’elle a toutes les chances de « rester ».

O. M.

Jean-Pierre Martin, LE LIVRE DES HONTES, Paris, Le Seuil, 2006, 348 p., 20 €

Rédigé par un auteur qui a lui-même publié de nombreux récits et s’est fait connaître comme interprète d’Henri Michaux, cet ouvrage est une belle « entrée en littérature »… par la honte. Une notion qu’il faut entendre ici au moins en trois sens. Tout d’abord, Jean-Pierre Martin rappelle que la honte est un sentiment qui renferme sur soi et a du mal à s’énoncer, d’où sa place centrale chez la plupart des écrivains qui parlent de ce qui leur fait honte, mais aussi de ce qui nous fait honte « communément » et que nous pouvons plus ou moins bien partager. Ensuite, l’ouvrage est un commentaire infini sur des auteurs précieux qui se sont emparés de ce sentiment de la honte, toujours proche de la trahison, et n’ont pas cessé de l’examiner. Parmi les plus impressionnants : Hawthorne et sa Lettre écarlate, Kafka, Thomas Bernhard, Genet, Mishima et surtout Witold Gombrowicz qui retient particulièrement l’attention de J.-P. Martin. Encore ne faut-il pas oublier Sartre et une partie de la littérature de l’après-guerre qui est fascinée par la trahison. Enfin, la honte est associée au fait même de lire puisque la lecture est une manière de se mettre à distance, de trahir (les proches, l’environnement, le réel) en s’évadant. Voilà un livre qui sait parler de la littérature et de ce qui la porte.

O. M.

Stéphane Audeguy, FILS UNIQUE, Paris, Gallimard, 2006, 274 p., 17, 50 €

L’auteur, à juste titre très remarqué, de la Théorie des nuages, n’est pas du genre à donner dans le refrain du « retour du récit » pour se démarquer des arabesques et narcissismes de la littérature contemporaine. Mais dans ce premier roman, sa plume surlignait une capacité de se déplacer, de voyager, de composer des personnages originaux car obscurs, mais aussi de s’aventurer dans les secrets de la sexualité féminine sans voyeurisme excessif. Comment s’étonner qu’il se penche dans Fils unique sur l’histoire d’un personnage, libertin débauché qui vit successivement à Genève, dans le midi de la France et à Paris, qui n’a d’historique que son nom propre parce qu’il est le frère de Jean-Jacques Rousseau ? Les séquences se succèdent où François Rousseau, le frère à peine mentionné dans l’œuvre pourtant très « autobiographique » du vertueux Jean-Jacques, s’acoquine avec des individus qui, souvent des savants, des matérialistes pour lesquels le corps est une mécanique, sont toujours des gens de forte sensualité. Autant de « doubles » du rigoureux Jean-Jacques dont la Révolution, l’arrière-plan historique du livre, marque l’apothéose. Le livre se lit d’une traite, on regrette pourtant que le narrateur heureux et intrépide qu’est Audeguy ne prête que peu d’attention à ce pauvre Jean-Jacques, un falot ennuyeux et dépressif en regard de son libertin de frère. Car il est évident que François est le frère siamois de Jean-Jacques, que l’un ne va peut-être pas sans l’autre pour qui veut comprendre le xviiie siècle et ses suites révolutionnaires. Mais faut-il demander à la plume d’un écrivain de faire semblant de philosopher ?

O. M.

Jean-Luc Amalric, RICŒUR, DERRIDA. L’ENJEU DE LA MÉTAPHORE, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2006, 158 p., 12 €

Dans la VIIIe étude de la Métaphore vive (1975), Paul Ricœur discute un texte célèbre de Jacques Derrida, la Mythologie blanche, ce qui devait donner lieu à une réponse de celui-ci dans un autre texte intitulé le Retrait de la métaphore. Se demandant pourquoi la métaphore, en plein âge d’or de la sémiotique et de la linguistique, est au centre de cette polémique (qui n’a pas vraiment eu lieu cependant, nous dit Jean-Luc Amalric), cet ouvrage distingue d’abord les deux projets : l’herméneutique critique de Ricœur (distincte de l’herméneutique de Gadamer et de l’ontologie de Heidegger) et la déconstruction derridienne. Au terme d’une démonstration concise et rigoureuse, il apparaît que la question de l’imagination est à la croisée de ces deux œuvres. Ce « point d’intersection » entre deux lectures fort différentes est constitutif du rapport entre métaphore et philosophie. « Soit en effet, la métaphore est interprétée (chez Ricœur) comme ce qui nourrit le concept philosophique dans sa relative autonome et dynamise une poétique du difficile, soit elle est comprise (chez Derrida) comme ce qui contamine la philosophie et ses oppositions conceptuelles, et oriente dès lors son écriture vers une poétique de l’impossible. » Si le rôle de la Métaphore vive dans l’œuvre de Ricœur est souvent sous-estimé, cet essai montre que cet ouvrage qui précède la trilogie de Temps et Récit est décisif pour saisir la relation de la philosophie et de la métaphore. Et cela grâce à une conversation imaginaire comme Ricœur aimait en mettre en scène. Si l’on peut lire ce texte comme un bel hommage à Derrida et à Ricœur, on peut également rappeler que Castoriadis, plutôt réticent à la phénoménologie et à l’herméneutique, avait placé ses discussions avec Ricœur sur ce même terrain de l’imagination.

O. M.

En écho

DE LA DÉMOCRATIE PROVIDENTIELLE – Avec quelques autres, Dominique Schnapper a contribué par ses récentes publications à renouveler l’interrogation relative à l’État-providence. L’hommage que lui rend la Revue européenne de sciences sociales (tome XLIV, 2006, no 335) que dirige Giovanni Busino, revient sur quelques-unes des thématiques chères à Dominique Schnapper : la négociation des identités et des statuts sociaux (voir l’article de Serge Paugam sur l’épreuve du chômage), la migration et l’intégration (voir les articles de J. Costa-Lascoux et de Selim Abou), la citoyenneté et la modernité (voir les contributions de Danièle Hervieu-Léger sur « la démocratie providentielle comme temps de l’ultrasécularisation », et celui de C. Bordes-Benayoun et F. Raphaël sur l’interrogation juive).

PATRIOTISME ÉCONOMIQUE ET SÉCURITÉ URBAINE – D’autres revues font écho à des débats qui divisent la classe politique. Tout d’abord celui qui porte sur le patriotisme économique, une notion déjà proposée par Keynes en 1933… bien avant Dominique de Villepin (voir L’Économie politique, no 31, juillet 2006, Éditions Alternatives économiques ; avec des contributions de Robert Boyer, Pierre Jacquet, Olivier Pastré…). Ensuite la sécurité urbaine qui est au cœur des réflexions depuis les émeutes de novembre 2005 dans les banlieues : les Cahiers de la sécurité (no 61, 2e trimestre 2006, Institut national des hautes études de sécurité) y consacrent un ensemble où des analyses concrètes sur les politiques de sécurité (Nantes, Rennes) et le rôle de la police accompagnent une réflexion sur les inégalités d’accès à la sécurité.

LE PROCHE-ORIENT ET LES ÉTATS-UNIS – Le Proche-Orient est au centre de nombreux sommaires de revues. Critique internationale (avril-juin 2006, no 31, Presses de Sciences-Po) propose des articles sur le Liban entre le Printemps de Beyrouth de 2005 et le déclenchement de la deuxième guerre du Liban à la mi-juillet 2006 (Joseph Bahout), et sur « l’armée américaine après l’Irak », ainsi qu’une réflexion sur les enjeux démographiques en Palestine après le retrait de Gaza. Commentaire (automne 2006, no 115) offre de son côté un ensemble sur Israël. Celui-ci, qui inclut un article de Maurice Vaïsse sur « La diplomatie française, les Juifs et les Arabes », porte essentiellement sur le lobby juif et son influence sur la politique américaine (articles de Dennis Ross, Shlomo Ben-Ami, Zbigniew Brzezinski, etc.)

CRITIQUE AUX CARAÏBES – À distance du Proche-Orient, Critique (août-septembre 2006, no 711/712) scrute la création littéraire, au demeurant fort riche, aux quatre vents des Caraïbes : Cuba, Haïti, Dominicanie, Antilles, Jamaïque, Curaçao, Guyana, Surinam.

PAUL RICŒUR – La revue Approches publie un dossier d’hommage consacré à Paul Ricœur. Un article de Jean-François Petit porte sur la réception de l’œuvre de Ricœur aux États-Unis, Gérard Lurol dresse un parallèle de l’anthropologie personnaliste chez Mounier et Ricœur. Les autres articles portent sur la psychanalyse, la question du mal, l’exégèse, la phénoménologie et l’herméneutique (Centre documentation recherche, 104, rue de Vaugirard, 75006 Paris).

Avis

Francophonie – À l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Léopold Sédar Senghor, un colloque lui est consacré à la Bibliothèque nationale de France le 9 octobre 2006 : « Senghor et les puissances de l’écriture ». Les interventions porteront à la fois sur l’héritage littéraire, la poésie et la pensée ou encore l’utopie de la francophonie. Renseignements et inscription (obligatoire) : 01 53 79 49 49 ou litterature@francofffonies.fr

Pierre Vidal-Naquet – La mort de Pierre Vidal-Naquet, le 29 juillet 2006, laisse un grand vide. Pour lui rendre hommage et témoigner de l’importance de ses engagements comme de celle de son œuvre d’historien, ses amis organisent une journée de témoignages, le vendredi 10 novembre (de 9 h 30 à 19 h 30) au grand auditorium de la Bnf. Cette journée évoquera la mémoire de ce grand historien qui a marqué les esprits par son approche novatrice de la Grèce antique, son engagement d’intellectuel dreyfusard et sa vision critique des questions contemporaines. Avec (sous réserve) François Gèze, François Hartog, Stéphane Hessel, Jean-Noël Jeanneney, Claude Lefort, Charles Malamoud, Gilles Manceron, François Maspero, Ariane Mnouchkine, Claude Mossé, Elias Sanbar, Alain Schnapp, Abraham Ségal, Leïla Shahid, Paul Thibaud, Jean-Pierre Vernant, Geneviève Vidal-Naquet.

Pour marquer les dix ans de la collection « Le droit commun » aux éditions Michalon, un colloque étudiera les rapports du droit et de la littérature. Ce colloque privilégiera l’étude du droit dans la littérature dans ses dimensions institutionnelle (le contrat [Balzac], la personne [Gide] ou la loi [Sade]), dramatique (le procès [Kafka, Dostoïevski], les jugements [Camus, Miller]), et politique (la réparation des injustices [Zola, Péguy] ou la mise en question du droit [antijuridisme français]). Organisé en trois temps, « Fictions littéraires et fictions juridiques », « Scène judiciaire et imaginaire romanesque » et « Exigence de justice et rôle politique de l’écrivain », le colloque réunira notamment François Ost, Gérard Gengembre, Brigitte Breen, Denis Salas, Benoît Chantre, Jean-Denis Bredin et René Girard les 13 et 14 octobre 2006 à la Cour de cassation. Renseignements et inscription : Ihej, visentini@ihej.org ou 01 40 51 02 51.

« Esprit public » : une rencontre de débat public est organisée chaque mois à la mairie du 3e arrondissement de Paris, en partenariat avec Esprit et Alternatives économiques (19 h-21 h, salle des fêtes de la mairie du 3e arrondissement, 2, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris). Voici le début du programme : lundi 2 octobre 2006 : « Quel avenir pour le modèle social français ? », Dominique Méda et Robert Boyer ; lundi 23 octobre 2006 : « Quelle politique des transports pour demain ? », Jean-Paul Huchon, président de la région Île-de-France ; lundi 6 novembre : « Table ronde : les banlieues, un an après », François Puponi, maire de Sarcelles, Manuel Valls, maire d’Évry, Jean-Christophe Lagarde, maire de Drancy ; lundi 4 décembre 2006 : « La sécurité tous azimuts », Hugues Lagrange.

« Éros politique : les affects du vivre-ensemble » : Myriam Revault d’Allonnes poursuit son séminaire de recherche à l’École des hautes études le mardi de 12 h à 14 h, première séance le mardi 7 novembre 2006 (Iesr, 14, rue Ernest-Cresson, 75014 Paris).

« Expériences limites, ruptures et mémoires. Dialogues avec l’Amérique latine » : ce colloque international réunira les 18, 19 et 20 octobre 2006 de nombreux intervenants à l’École des hautes études en sciences sociales (105, bd Raspail, 75006 Paris), notamment des intellectuels sud-américains : Carlos Ivan Degregori, Gabriel Kessler, Juan Carlos Guerrero. Renseignements : http://cems.ehess.fr, contacts : Christine Colpin, colpin@hess.fr et Denis Merklen, merklen@ehess.fr

À la suite de notre numéro de janvier dernier sur le soin, nous consacrerons prochainement un dossier à la situation de l’hôpital public. Ce secteur en pleine réforme doit assimiler les nouvelles contraintes du financement public, les changements d’attentes des patients, une transformation de la conception du métier chez les jeunes médecins, les impératifs contradictoires issus d’affaires touchant l’opinion (fin de vie, infections nosocomiales, urgences…). Observer l’hôpital permet ainsi de comprendre les transformations des attentes vis-à-vis des grandes institutions publiques et les possibilités de réforme d’un secteur professionnel dont on parle beaucoup mais qui s’exprime rarement. Nous publierons dans le prochain numéro un texte du géographe Michel Foucher sur les frontières de l’Europe qui permet de mieux cerner les exigences du projet institutionnel européen. Nous nous demanderons également où en est le dialogue islamo-chrétien, dont il a été dit trop vite qu’il était mis à mal par le malentendu diplomatique sur le discours de Benoît XVI. Jean-François Bayart et Romain Bertrand feront aussi le point sur les querelles portant sur le « legs colonial ».

  • 1.

    Donald Roy, Un sociologue à l’usine. Textes essentiels pour la sociologie du travail, Paris, La Découverte, coll. « Classiques », 2006, 239 p.

  • 2.

    S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999, 475 p. (rééd. 10/18, 2004).

  • 3.

    Gwenaële Rot, Sociologie de l’atelier. Renault, le travail ouvrier et le sociologue, Octares Éd., 2006, 247 p.

  • 4.

    Naïri Nahapétian, l’Usine à vingt ans, Arte Éd./Les petits matins, 2006, 163 p.

  • 5.

    Philippe Askenazy, les Désordres du travail, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2004.

  • 6.

    P. Marrati, Gilles Deleuze, cinéma et philosophie, Paris, Puf, 2003 ; P. Marrati, A. Sauvagnargues et F. Zourabichvili (sous la dir. de), la Philosophie de Deleuze, Paris, Puf, 2004 ; A. Sauvagnargues, Deleuze et l’art, Paris, Puf, 2005.

  • 7.

    La Cinémathèque française propose au mois de septembre une programmation de films, « La Fémis a 20 ans » ; l’occasion d’examiner la tendance « fémis » du jeune cinéma français (de François Ozon à Laetitia Masson, Emmanuel Mouret, Antony Cordier, Emmanuelle Bercot), et de réfléchir sur ce qui s’enseigne du cinéma dans une école et sur comment on l’enseigne.

  • 8.

    « C’est quoi le problème du cow-boy ? Le cow-boy perçoit tout, la plaine, son troupeau de vaches, l’être aimé, l’horizon, l’impassibilité même. […] C’est vraiment un regard perceptif et l’image qui lui correspond c’est une image-perception. […] Les Indiens sont apparus au sommet de la colline, un Indien, puis deux, trois Indiens. Et voilà qu’on est immédiatement, apparemment, dans l’image-action qui s’enchaîne. Les indiens descendent, ils se regroupent au galop. Et le cow-boy, il arrange ses chariots en rond. Techniquement, ça peut être un travelling. Troisième sorte d’image : le cow-boy reçoit une flèche dans l’œil. Gros plan du visage douloureux. Image-affection. Un film, c’est quoi ? C’est un mélange en certaines proportions de ces trois types d’images » (CD 3). Voir G. Lefort et D. Péron, « Verbatim Deleuze », Libération, 14 juin 2006.

  • 9.

    « Toutes les bêtises sur l’incommunicabilité, la solitude, mais tout le monde s’en fout ! J’ai l’impression que tout le monde dit : “J’en souffre, j’en souffre”, mais c’est vraiment manière de dire… C’est pas ça du tout, ça n’a jamais été un problème d’Antonioni, ça, c’est pas possible… On ne peut pas avoir un problème aussi débile, c’est pas possible… Forcément, les personnages sont seuls, forcément ils ne communiquent pas, mais pour des raisons beaucoup plus sérieuses, c’est que la vie moderne cesse de nous mettre dans des situations optiques et sonores pures » (CD 5).

  • 10.

    G. Deleuze, « Le cerveau, c’est l’écran », dans Deux Régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 263-264. Cité par D. Zabunyan dans « “Grands films” et “mauvais films” selon Deleuze », dans Critique, janvier-février 2005.

  • 11.

    Réédité sous le titre Hitchcock-Truffaut, Paris, Gallimard, 1993.

  • 12.

    Voir Esprit, février 2006.