Le théâtre et ses spectateurs
Repère
Le théâtre et ses spectateurs
À propos de…
Georges Banu, Amour et désamour du théâtre, Arles, Actes Sud, coll. « Le temps du théâtre », 2013.
Olivier Neveux, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique aujourd’hui, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2013.
Nancy Delhalle (sous la dir. de), le Théâtre et ses publics. La création partagée, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2013.
« Le mauvais spectateur », Alternatives théâtrales, n° 116, coédition avec l’université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca.
Coïncidence ou préoccupation aujourd’hui brûlante, trois ouvrages et un numéro de revue parus en 2013 interrogent la relation entre le théâtre et ses spectateurs. La question peut en effet se poser, alors qu’un certain théâtre postdramatique semble bien souvent ne vouloir s’adresser qu’à une petite chapelle assoiffée de modernisme. Les ouvrages examinés ici ne se limitent pas, néanmoins, à une interrogation sur le seul théâtre contemporain.
Héritages et innovations
Dans son dernier livre, Georges Banu ne se contente pas de résumer son expérience de spectateur. Il pose sur un mode accessible à tous les questions que soulève la pratique du théâtre. Adoptant tour à tour le point de vue de l’enthousiaste (l’« amour ») et du sceptique (le « désamour »), il se garde de donner des réponses définitives. Que faire de plus, en effet, dans un domaine sujet à controverse, sinon d’exposer le plus honnêtement possible les arguments des uns et des autres. Ce qui n’empêche pas d’apporter des précisions utiles à tous. Par exemple que le théâtre n’est pas un art, si on définit ce dernier comme un « manque » (la musique ne fait pas appel à l’image, la peinture au mouvement, etc.). En effet, au théâtre, ce sont bien des humains en chair et en os qui s’exhibent et représentent des situations concrètes, même si le plus souvent imaginaires. Une telle incarnation n’est d’ailleurs pas sans poser problème, lorsque l’être de chair qui représente tel ou tel personnage ne correspond pas à l’idée que s’en faisait le spectateur : hypothèse d’autant plus plausible dès lors que certains metteurs en scène se refusent par principe à recruter des comédiens sur la base de leur « emploi ».
Si le théâtre est la vie, il est comme elle éphémère et non reproductible à l’identique. On peut accepter ce fait, ou le refuser autant qu’il est possible – comme Jerzy Grotowski – en exigeant des comédiens la répétition sans faille du jeu qui a été mis en place une fois pour toutes, ou au contraire exacerber la singularité de chaque représentation en incitant les comédiens – voire les spectateurs, comme au Living Theatre – à improviser. Or la mode de l’improvisation contribue, à côté de l’engouement des metteurs en scène pour les textes non écrits pour le théâtre – qu’ils adaptent souvent eux-mêmes –, à ce qu’il se monte de moins en moins de pièces du « répertoire ».
Qu’on improvise ou qu’on récite, jouer c’est parler. Et parler pour se faire entendre. Banu cite Godard : « Je n’aime pas le théâtre parce que l’on parle fort. » Authentique ou pas, ce propos révèle que la manière de parler fort qui est propre au théâtre peut déplaire. Et de fait, les spectacles ne sont plus rares désormais où l’on doit se résigner à ne pas entendre l’intégralité du texte parce que les comédiens ne font pas l’effort de « porter leur voix », quand ils ne tournent pas carrément le dos à la salle ! Comment le spectateur pourrait-il y trouver son compte ? Et que dire du spectateur vieillissant ? Entre la profération à l’ancienne et le murmure inaudible, il y a un juste milieu dont on ne saurait trop s’écarter.
Le livre de Banu évoque bien d’autres débats qui divisent les spectateurs comme les professionnels. Ainsi, faut-il conserver le « rideau rouge » qui instaure d’emblée une séparation entre la scène et la salle, ou faut-il, comme c’est devenu courant, le supprimer en signe de refus de cette séparation ? Faut-il continuer à jouer dans de grandes salles ou privilégier l’intimité d’un espace restreint ? Faut-il jouer avec ou sans décor ? En costume d’époque ou en vêtement d’aujourd’hui ? Autre question dont l’enjeu semble a priori plus mince : faut-il ou pas faire mourir (fictivement) en scène, faire couler le sang (factice), au risque d’accentuer l’artificialité du théâtre ? Le théâtre classique répondait par la négative ; le théâtre moderne a souvent moins de retenue.
Émanciper le spectateur
Banu insiste sur la différence radicale qui sépare l’« acteur », qui agit, et le spectateur, en position de récepteur plus ou moins passif. (Et cela même si l’on s’entend à reconnaître que la réaction de la salle n’est pas sans influer sur la prestation des comédiens.) Le théâtre politique refuse cette dichotomie ; il vise la transformation du spectateur en agent actif, le plus souvent au service d’une cause prédéterminée. Cela ne va pas sans mal, comme on peut s’en douter. Et ses partisans sont loin d’être d’accord sur la meilleure manière de le pratiquer.
Olivier Neveux expose ces désaccords dans un ouvrage d’un accès parfois difficile dans lequel il fait largement référence à l’œuvre de Jacques Rancière, en particulier à son livre le Spectateur émancipé1. Les Politiques du spectateur peuvent donc aussi servir d’introduction aux écrits de Rancière sur le théâtre, puisqu’elles en reprennent les principales conclusions, mais elles sont loin de se résumer à cela, Neveux appuyant également ses démonstrations sur d’autres auteurs, comme Herbert Marcuse, Fredric Jameson ou Hans-Thies Lehmann auteur, en 1999, de Théâtre post dramatique, un titre qui désigne « l’une des manifestations du postmodernisme au théâtre : sa composante esthétique » (p. 39). Les habitués du In d’Avignon, par exemple, savent d’expérience combien cette tendance pèse lourd dans le théâtre contemporain. Signe incontestable d’une perte de sens, son formalisme désigne en creux la crise du théâtre politique. Et même si une intention politique est encore présente chez bien des hommes (et femmes) de théâtre, elle ne se traduit le plus souvent que par des spectacles voués à la transgression, donc en pure négativité.
Le théâtre transgressif n’a pas disparu pour autant, on vient de le dire. Mais quel peut être son impact ? Comme le souligne Jameson, après Marcuse, ses provocations ne choquent plus personne – quand elles ne sont pas reçues avec complaisance par les institutions officielles, comme ce fut le cas pour Sul concetto di volto nel figlio di Dio (Sur le concept du visage du fils de Dieu) de Romeo Castellucci, récemment joué en Avignon puis à Paris.
Après avoir réglé son compte au théâtre formaliste, Neveux passe en revue des tentatives récentes de théâtre politique avant de conclure sur un constat général d’échec. Il distingue successivement – pour simplifier – le théâtre de « dénonciation », inspiré par la Misère du monde de Bourdieu2, qui cherche à donner la parole aux pauvres et aux exploités ; le théâtre « citoyen » qui s’implique dans des actions militantes concrètes (Stanislas Nordey à Saint-Denis) ; le théâtre « documentaire » (théorisé par Peter Weiss), l’agit-prop ; l’« artivisme », fondé sur la certitude qu’un autre monde est possible et qu’on peut le faire advenir non en représentant d’éternels conflits mais par des interventions de toutes sortes (happenings …) dans l’espace public ; le théâtre de la représentation « populaire » dans la lignée de Brecht ; enfin, le théâtre « affirmationniste » d’Alain Badiou, dont la mission serait
de montrer que l’intelligence des choses, et la capacité pratique à inventer des possibilités antérieurement impensables sont du côté des personnages diagonaux et non pas du côté des puissants.
Ces différents courants font l’objet de plusieurs critiques de la part de Neveux. La principale peut être résumée par cet axiome spinoziste : « Il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie » (p. 137). Le souci premier du théâtre politique ne devrait donc pas être d’enseigner le « vrai » au spectateur mais de le mettre en capacité d’agir. C’est alors, dans la dernière partie du livre de Neveux, que Rancière trouve toute sa place, Rancière qui veut parier sur l’« égalité des intelligences et des capacités ». Afin d’éclairer ce qu’un tel principe peut donner concrètement au théâtre, Neveux étudie la pièce We are la France (1999), un montage de textes de Jean-Charles Massera par le metteur en scène Benoît Lambert. En combinant des séquences très différentes, qui représentent des situations d’échec aussi bien que des exemples de solution, il s’agit, suivant le mot d’ordre de Rancière, d’aider le spectateur à « s’émanciper », en lui montrant que la domination dans laquelle il se croit enfermé est vulnérable. Pas de manichéisme ni de discours incantatoire :
Chacun bricole, braconne, invente avec les moyens disponibles et c’est de cela, de ce qui est réellement disponible que parle le spectacle !
Tout théâtre politique vise à l’efficacité. L’objectif ultime demeure de susciter l’engagement des spectateurs. Contre le fatalisme, conforté par la thèse de la « fin de l’histoire », Rancière affirme que l’on peut donner
aux prolétaires […] une vision d’eux-mêmes comme êtres capables de vivre autre chose que [leur] destin d’exploités et de dominés.
Le but assigné au « théâtre critique » serait alors de modifier « l’équilibre des possibles et la distribution des capacités3 », selon le même Rancière (p. 224) qui ajoute cette belle définition de la politique : « l’œuvre de sujets qui ajoutent dans l’ordre saturé de la police des objets en surplus » (p. 227).
Neveux distingue finalement trois sortes de théâtre politique du point de vue de ses intentions vis-à-vis du spectateur. Le premier cherche à l’instruire, le deuxième à le mobiliser, le troisième – théorisé par Rancière – à l’émanciper. Le dernier fait le pari que le spectateur émancipé saura s’engager dans le sens d’une société plus juste.
Quelle politique culturelle ?
Il est encore souvent question de Rancière dans les contributions au colloque de Liège qui a réuni des praticiens et des théoriciens du théâtre. Il n’y avait, curieusement, étant donné le thème retenu, pas de représentant des spectateurs, de leurs associations (par exemple, en France, les « Amis du théâtre populaire »), sans parler de ce « Public majuscule », ainsi baptisé par Piergiorgio Giacchè (p. 57), celui des programmateurs, représentants de la « culture démocratisée », dont l’omnipotence est dénoncée par plusieurs contributeurs. La tension, en effet, est manifeste chez nombre de créateurs qui, d’un côté, se sentent soumis à la norme de l’art contemporain et valorisent donc la recherche et l’expérimentation, et qui, d’un autre côté, se trouvent dans l’obligation de trouver des financements publics. Or les dispensateurs de ces deniers sont soucieux de rentabilité, veulent remplir les salles, et sont donc plus souvent enclins à promouvoir un théâtre populaire (« au sens unique de fréquenté et apprécié du plus grand nombre » comme le précise Nancy Delhalle dans son « Introduction », p. 34).
Cette contradiction traverse toute la politique culturelle. À quoi doit servir l’argent public ? À plaire au plus grand nombre ? À flatter une élite cultivée ? À faire en sorte que des spectateurs de plus en plus nombreux rejoignent cette élite ? On parlera dans ce cas de « démocratisation de la culture » dans la lignée d’un Jean Vilar, mais celle-ci est-elle vraiment préférable à la « démocratie culturelle », concept plus récent par quoi on peut entendre une « création partagée » avec le public, comme dans les expériences de « théâtre infusé » décrites par Marcel Freydefont4 ?
Si ces questions sont rarement abordées de front dans le livre – mais sont constamment sous-jacentes – une intervention fait exception à cet égard, celle de Stéphane Olivier qui résume en quelques mots l’économie du spectacle subventionné :
Faire payer sa place, c’est autoriser certains citoyens à s’approprier les représentations d’un spectacle public qui a été payé par tous.
On ne saurait mieux dire.
Pour en revenir à l’influence des prescripteurs publics, inévitables dès que des subventions interviennent, le cas de la Flandre, abordé dans deux communications, s’avère instructif. La première étudie les effets de l’intégration de la pratique « socio-artistique » parmi les objectifs de la politique culturelle de la province, suite à la publication d’un rapport qui identifiait l’exclusion de la culture comme la forme la plus grave de la pauvreté. À partir de là se sont mis en route progressivement divers mécanismes d’incitation pour développer « la force émancipatoire de la culture », en particulier au théâtre. La question qui se pose aujourd’hui rejoint celle de l’efficacité de tout théâtre politique. Le bilan tiré par Karel Vanhaesebrouck à propos de « l’art communautaire » prôné en Flandre est désabusé :
Les artistes adoptent une position modeste et servile, ils essaient d’être utiles à la société. Ce qu’ils font réellement, c’est faciliter la digestion des problèmes plutôt que les combattre.
Elle aussi fait référence au concept de « tolérance répressive » de Marcuse.
L’autre exemple, toujours relatif à la Flandre, et rapporté par Johan Thielemans, concerne cette fois la procédure d’attribution des subventions aux compagnies. Renouvelée tous les quatre ans, sur la base d’un rapport d’experts, elle donne lieu à un intense lobbying auprès des politiques dont les décisions se trouvent ensuite régulièrement contestées. En 2009, afin de bloquer par avance toute tentative de lobbying, la nouvelle ministre de la Culture de Flandre avait prévenu qu’elle se contenterait de suivre la commission dont elle rendit publiques les recommandations, ce qui était contraire aux usages antérieurs. Ce fut un tollé général contre la commission, la discussion prenant une ampleur inconnue jusque-là en matière culturelle. La ministre avait su rester au-dessus de la mêlée ; elle trancha en amendant les recommandations initiales dans le sens le plus consensuel, et mit fin ainsi à la contestation. Cet exemple conduit à penser que la décision en dernière instance par le pouvoir politique reste la seule légitime. De ce point de vue, en tout cas, la démocratie ne serait donc pas en crise.
S’il est impossible de rendre justice aux trente-quatre contributions des participants au colloque de Liège, il serait dommage de ne pas évoquer, pour finir, celle de Christopher Balme relative à la « sphère publique du théâtre ». Il entend par là l’ensemble le plus englobant des individus concernés à un titre ou à un autre par le théâtre. Dans l’exemple précédent de l’affectation des crédits aux compagnies, le domaine d’expansion du débat circonscrit la sphère publique. Un tel concept, dont l’origine se trouve chez Habermas, permet de rendre compte du fait a priori surprenant que des gens qui n’ont pas tous l’intention d’aller au théâtre – qui peuvent même, pour certains d’entre eux, être tout à fait décidés à ne pas y aller – puissent se passionner pour telle ou telle pièce sujette à controverse. En France, les polémiques récentes suscitées par Romeo Castellucci (Sur le concept du visage du fils de Dieu) ou Rodrigo Garcia (Golgota Picnic) sont dans toutes les mémoires. Que le « non-public » puisse se montrer parfois plus actif que le public, voilà un paradoxe qui indique combien, à défaut d’une véritable efficacité politique, demeure – pour qui sait s’en servir – le pouvoir d’agitation du théâtre.
« La relation entre le répertoire, le public et l’art du théâtre » est l’un des articles du programme de la revue Alternatives théâtrales. Le premier numéro de l’année 2013 consacrait un dossier à la relation entre les deux derniers termes de cette trilogie, au-delà du titre un peu provocateur de « Mauvais spectateur ». La revue rappelle que parler d’« art » à propos du théâtre n’est pas seulement problématique pour la raison invoquée plus haut (l’absence d’un « manque »). Le théâtre a une autre particularité, celle d’être indissociable des spectateurs. Si l’on peut écrire sans l’espoir d’être lu par d’autres, dessiner pour soi, il n’en va pas de même du théâtre. Il est significatif que deux articles se réfèrent à l’article iconoclaste de Michael Fried, “Art and Objecthood5” (1967). Pour cet auteur, une œuvre d’art doit exister indépendamment de son public. Dès lors la « théâtralité » lui apparaît logiquement comme le contraire de l’art. Certes, ce résultat ne vaut que si l’on souscrit à la définition de l’art donnée par Fried, mais son point de vue mérite d’être pris en considération, ne serait-ce que parce qu’il rejoint une intuition de Diderot à propos de la peinture.
On conclura avec Laura Pavel (toujours dans Alternatives théâtrales), que la meilleure façon d’appréhender la réception du théâtre par le spectateur est sans doute d’admettre qu’elle est fluctuante. Dès lors, tous les concepts qui ont été avancés pour expliquer ou modifier cette réception se trouvent, à un moment ou à un autre, pertinents, et une théorie plus satisfaisante de l’implication des spectateurs pourrait résulter de certaines combinaisons de ces concepts. La tâche, néanmoins, ne sera pas aisée, vu l’ampleur de la liste (non exhaustive) retenue par L. Pavel :
plaisir esthétique, identification, catharsis, distance, empathie, duplication psychodramatique, jeu de rôle et inversion des rôles, distanciation brechtienne, rencontre, absorption, spect-acteur (A. Boal), identification projective (Melanie Klein), identification symbolique (Lacan), expérience de l’identité, participation, spectateur émancipé (Rancière), esthétique relationnelle
Selim Lander
Librairie
Jacques Mistral, Guerre et paix entre les monnaies, Paris, Fayard, 2014, 350 p., 19 €
Au moment où ce livre est sorti, les monnaies des pays émergents (Russie, Turquie, Inde …) ont connu une forte chute, suite à la décision de la Réserve fédérale américaine de limiter progressivement sa politique de facilités monétaires qui a favorisé, outre la reprise aux États-Unis, les investissements dans ces pays.
Cette coïncidence illustre précisément la démarche de l’auteur, qui se propose de saisir le moment actuel, où l’on entrevoit la sortie de la crise de 2008 mais où l’on perçoit aussi les premiers déséquilibres qui risquent d’enclencher un nouveau cycle de difficultés :
La tragédie économique de notre temps, c’est que l’économie mondiale est artificiellement sortie de cette crise financière par une méthode non soutenable, l’explosion des dettes publiques et du bilan des banques centrales. On a gagné du temps, tant mieux, mais le moment de vérité approche.
Ce moment de vérité, c’est de commencer à sevrer l’économie américaine de l’argent facile, au risque de précipiter de nouveaux déséquilibres globaux. Il manque en effet toujours un vrai système international monétaire qui encadre le développement des échanges mondiaux. Pour comprendre l’importance du risque de « guerre monétaire », le livre invite à une double enquête. Il retrace tout d’abord, dans la première partie, l’histoire du système monétaire international depuis la fin de l’étalon-or, l’équilibre permis par les accords de Bretton Woods puis le passage à un système de changes flottants et enfin la situation actuelle, marquée par la « concurrence des capitalismes », avec la situation particulière de la Chine, qui devient un acteur central du commerce mondial tout en gardant sa monnaie non convertible.
Dans la deuxième partie, Jacques Mistral examine la situation des trois grands ensembles monétaires mondiaux : la Chine, l’euro-zone, les États-Unis. Aucun n’a les moyens d’imposer le yuan, l’euro ou le dollar comme monnaie internationale. Et chaque zone est confrontée à des déséquilibres internes et à des défauts de gouvernance majeurs : absence de démocratie et corruption en Chine, gouvernance économique incomplète de l’euro-zone, blocage complet des institutions aux États-Unis, lié à une radicalisation sans précédent des républicains. Au final, la zone euro n’est pas la plus dysfonctionnelle même si elle bute sur des problèmes majeurs : croissance faible, chômage massif, inégalités croissantes, instabilité financière.
C’est pourquoi Jacques Mistral plaide finalement pour un système multilatéral réaliste, adapté au monde multipolaire et hétérogène qui se dessine. Ce qui suppose de mettre en cause le privilège du dollar, qui favorise les intérêts américains, alors que les États-Unis n’apparaissent plus capables, cependant, d’assumer les responsabilités régulatrices liées au statut international de leur monnaie. Mais comme ni les émergents ni la Chine ne sont prêts à prendre le relais, et qu’un monde « apolaire », sans leadership, n’a aucune chance de trouver des équilibres spontanés, la coopération internationale, dont l’Union européenne donne un exemple poussé, même s’il est incomplet et contesté, reste l’option la plus raisonnable.
Marc-Olivier Padis
Jean-Marc Ferry, Les Lumières de la religion. Entretien avec Élodie Maurot, Montrouge, Bayard, 2013, 227 p., 19 €
Alors que les sciences sociales, la sociologie des religions en particulier, tentent de mesurer l’importance et la signification de la nouvelle place des religions dans l’espace public, le phénomène est en général stigmatisé par les médias, l’opinion publique et les responsables politiques. Il est, disons-le, « mal vécu » et à l’origine de multiples tensions, en France notamment. « Une source permanente de conflits et d’inquiétude », résumait récemment un journaliste excédé, pourtant mesuré en général dans ses jugements.
Le livre de Jean-Marc Ferry prend, avec une acuité philosophique que les relances d’Élodie Maurot contribuent à stimuler, le contre-pied de cette doxa française. Le philosophe, marqué par Habermas sans être aligné sur lui, capable au contraire d’une pensée originale et d’une traduction neuve de ses thèses, déploie avec une grande clarté les enjeux d’une meilleure prise en compte des religions et de leur parole dans l’espace public des démocraties libérales, prise en compte souhaitée depuis plusieurs années par Habermas.
Non seulement Ferry indique les raisons de cette intégration souhaitable dans la « raison publique », mais il en détaille les modalités, les conditions et les conséquences à la fois pour l’État et les religions, c’est-à-dire pour la conception de ce qu’est une religion aux yeux du premier, et pour l’autocompréhension, par les religions, de leur sens dans la Cité. Il s’agit ainsi de répondre à une conception purement « fonctionnelle » de la religion chez Habermas, à une « extériorité » dont des théologiens pouvaient légitimement s’alarmer.
La problématique de Ferry repose notamment sur la conviction que dans les démocraties libérales, le « juste » tel qu’il a été développé par le droit a atteint ses limites, ou que son extension se fait au détriment du bien ; ou encore que la question du « bien » se trouve fortement relancée quand l’excès du « juste » (en particulier de nouveaux droits pour les individus) repose la question du bien, créant ainsi des dilemmes éthiques auxquels les États démocratiques (sécularisés) sont incapables de répondre avec leurs seules ressources : les principes libéraux (liberté, égalité) se trouvent alors au minimum en concurrence avec des principes éthiques.
La dignité des femmes, par exemple, s’oppose à la liberté de se prostituer (à leur consentement – fût-il majoritairement avancé par les femmes prostituées elles-mêmes). De même, au libre droit de (faire) naître ou non, de (faire) mourir ou non, s’opposent des arguments éthiques qu’une société lucide et responsable ne saurait évacuer sans dommage pour l’idée qu’elle a de sa propre « humanité ». Les confessions religieuses ont ici des arguments d’expérience et de sagesse à faire valoir, que les États entrés dans la « modernité seconde » (une expression que Ferry préfère à « postmodernité ») doivent entendre. Mais comment les religions pourraient-elles surmonter leur facette dogmatique, ou une conception dogmatique de leur Révélation ? Le prix « communicationnel » que les religions devraient payer pour entrer en interaction positive avec les acteurs modernes du débat pourrait en effet paraître élevé. En réalité, il s’agirait surtout d’admettre, comme préalable à toute possibilité d’intégration dans le jeu de la discussion et de la raison publiques, quelques principes de base de la vie en démocratie, comme la tolérance, la liberté d’opinion, etc. Les religions ont intérêt à le faire si elles ne veulent pas s’exclure purement et simplement du jeu démocratique, voire du « monde » tout court où elles se proposent pourtant d’apporter du sens.
Mais que devient alors leur prétention (nécessaire) à la vérité ? Une Aufklärung religieuse est-elle possible et souhaitable ? Et d’ailleurs parle-t-on de la religion ou des religions ? Nombreuses sont les questions, très communes finalement, que le philosophe aborde frontalement, jusque dans le détail, avec des exemples à l’appui et, disons-le, une liberté peu courante en France.
Responsables et intellectuels religieux chargés de produire et de traduire la parole et les arguments religieux dans l’espace public des sociétés contemporaines auraient grand intérêt à lire ces pages éclairantes, d’autant plus que l’empathie du philosophe pour la question religieuse est grande – et courageuse dans le contexte actuel. Au moins cet espoir a-t-il des chances d’être exaucé, tandis que Ferry en a beaucoup moins, à notre avis, d’être lu et entendu du côté laïque : la crispation et la méfiance sont telles en France aujourd’hui, sans compter une tradition rigide et parfois arrogante de séparation et de rejet du religieux dans la vie privée, que la simple hypothèse d’une meilleure intégration de la religion dans la raison publique semble incongrue.
Jean-Louis Schlegel
Frédéric Lordon, La Société des affects, Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2013, 288 p., 22 €
A priori il n’existe rien de plus compliqué que les relations entre philosophie et sciences sociales. Si pendant longtemps elles furent vécues sur le mode de déclarations de guerre répétées de part et d’autre, contribuer à une discussion entre les deux blocs, après une longue période de gel, s’avère une nécessité théorique et pratique fondamentale. Tel est l’argumentaire général de la Société des affects, sur fond duquel se développe une analyse des relations entre structures sociales et passions, règles sociales impersonnelles et affects individuels.
Frédéric Lordon part du diagnostic que « le renouement de la philosophie et des sciences sociales est déjà à l’œuvre » (p. 55). Les approches contemporaines de l’autonomie, de la précarité, du don, de l’étranger, du care ainsi que les intersections existant entre la philosophie et la critique sociale issues de courants théoriques distincts attachés aux noms de Deleuze, Honneth, du pragmatisme, relèvent déjà d’un travail de rapprochement et de mise en tension fécond.
Pourquoi se livrer à ce rapprochement ? Pour une raison qui tient au mode de constitution du social lui-même. Il s’agit de penser la production sociale depuis le désir en refusant la double antécédence de l’un sur l’autre. Il ne s’agit donc pas de se donner un individu tout fait et de voir par quels mécanismes passionnels il fait société, car ce raisonnement psychologique efface le rôle des structures sociales. Mais à l’inverse, il ne faut pas non plus partir d’une société toute faite dont la seule caractéristique serait son éternelle reproduction dans le dos des individus. Ce qui intéresse Lordon est la production sociale en acte telle qu’elle se construit de l’intérieur de régimes d’affects qui doivent être appréhendés en eux-mêmes sans être référés à un sujet qui en serait l’auteur.
Telle est l’hypothèse d’un « structuralisme des passions », sous-titre de l’ouvrage et véritable proposition-manifeste.
Il y a des structures, et dans les structures, il y a des hommes passionnés ; en première instance les hommes sont mus par leurs passions, en dernière analyse leurs passions sont largement déterminées par les structures.
En se référant à Spinoza et à la tradition antisubjectiviste qu’il inaugure, Lordon entend éclairer les procédures de validation passionnelle par lesquelles les sujets accomplissent les structures du capitalisme, liant régimes d’accumulation et régimes de désir, se donnant pour tâche dès lors d’expliquer comment l’idéologie néolibérale se diffuse dans la tête des gens en leur extorquant non pas des aveux mais des affects particuliers. Les affects éprouvés en première personne sont socialement construits et font adhérer les sujets aux structures sociales. Certes, ces adhésions ne sont pas automatiques et une zone de contingence se développe inévitablement entre la reproduction automatisée des structures sociales et l’épanchement passionnel qui les accueille. Une chose est sûre cependant : les remises en cause de ces structures passent toujours par l’élaboration de nouveaux affects collectifs par lesquels des nouages propres à de nouvelles formes sociales peuvent apparaître.
Comment dès lors penser le registre de l’histoire ? Les hommes font-ils l’histoire dans laquelle ils sont situés s’ils ne sont que des variations d’affects le long d’un ensemble de lignes et de structures qui semblent avoir leur propre autonomie ? Le mérite du livre de Frédéric Lordon est de s’attaquer à cette question épineuse. D’un côté, il récuse l’argumentaire néolibéral selon lequel les individus sont seuls responsables de ce qui leur arrive et ont à se prendre en main pour changer le monde : car « nous ne sommes pas self-made » (p. 263). D’un autre côté, en élargissant le geste spinoziste, il en appelle au pouvoir de la multitude. Au plus loin de l’autosuffisance individuelle, nous voilà alors reconduits à des puissances d’agir inhérentes aux structures elles-mêmes. Reste à savoir selon quelles modalités concrètes la force de la multitude peut se déployer comme issue joyeuse à la crise.
Guillaume le Blanc
Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2013, 192 p., 19 €
L’affaire Dreyfus est une affaire d’écrivains. Zola contre Barrès. Des écrivains qui, par leur prise de position, deviennent tout à coup des « intellectuels ». C’est aussi une histoire, un drame à rebondissements, dont le principal est, en novembre 1897, la révélation par Mathieu Dreyfus de l’identité de l’auteur du bordereau qui a mené à la condamnation de son frère pour trahison. L’entrée en scène d’Esterhazy, puis son acquittement par le conseil de guerre, provoquent l’engagement de Zola, qui publie « J’accuse » dans l’Aurore du 13 janvier 1898. C’est à la même période que Maurice Barrès s’engage tout entier dans l’antidreyfusisme, reprenant dans ses articles des images et des arguments déjà présents dans son roman les Déracinés, paru en 1897.
C’est ce roman qu’Uri Eisenzweig analyse ; il met en parallèle l’affaire Dreyfus et la crise du roman de la fin du xixe siècle, qui voit se déliter l’association faite jusque-là par le « grand » roman réaliste entre récit et vérité. Ou plutôt, il analyse la dimension narrative de l’affaire et s’interroge sur les engagements de Maurice Barrès, Bernard Lazare et Octave Mirbeau (à travers l’analyse du Journal d’une femme de chambre), à l’aune de leur refus du récit. Barrès, selon lui, est fasciné par « l’idée d’une identité qui échapperait à l’économique, au contemporain, à la contingence », bref « au narratif » (p. 43), une identité organique, enracinée, et qui n’a donc pas besoin de se raconter. Uri Eisenzweig analyse les Déracinés non pas comme un pamphlet, mais en tant qu’œuvre littéraire. Il montre très finement que ce texte est en lutte perpétuelle avec l’héritage balzacien et repose en fin de compte sur un refus du récit, du romanesque, compris comme une figure du déracinement et de l’errance ; la princesse Astiné, que Sturel finira par tuer, est comparée à Shéhérazade, car elle raconte sans cesse. Et ce sont ces récits qui « empoisonnent » l’esprit du jeune homme, selon le narrateur. Tout au long du roman se dessine la condamnation de ce qui vient d’ailleurs, et qui donc se raconte, alors que l’identité authentique, elle, ne se raconte pas : elle est.
On voit bien par là la manière dont se construit l’antisémitisme de Barrès : pour lui, les juifs « ne sont pas, tout simplement. Ce n’est pas l’ailleurs d’où ils viennent qui fait problème, c’est le fait qu’ils en viennent – que leur existence se définisse par le déplacement, par des événements appelant la narration » (p. 70). De cette analyse littéraire fine et convaincante, Uri Eisenzweig tire des conséquences politiques plus hasardeuses ; ce serait cette pratique de la forme romanesque qui aurait fait naître le tournant idéologique de 1897. Le refus du narratif, du personnage, aurait mené Barrès à ses prises de position, centrées non pas sur l’individu Dreyfus – négligeable – mais sur la culpabilité collective des juifs.
Si Maurice Barrès devient plus virulent dans ses prises de position à partir de 1897, Bernard Lazare, à la même date, se tait. Et, selon Uri Eisenzweig, cette décision est certes motivée par l’élargissement du camp des dreyfusards, pour lesquels le radicalisme de Lazare devient parfois gênant, mais également par son refus de la dramatisation de l’affaire. Ses propres textes, en particulier la brochure qu’il publie en 1896 en défense de Dreyfus, ne veulent pas « raconter » l’affaire, ou faire le récit d’une autre version des faits, mais démonter les récits existants, par l’argumentation et la logique. Lazare ne veut pas du « mélodrame » qui attire le romancier Zola, il ne veut pas du « héros » Picquard. Il « rejette la légitimité de toute représentation, y compris narrative » (p. 95). Alors que Maurice Barrès refuse le récit en faveur des racines, Bernard Lazare rejette la représentation au nom de l’anarchisme. Le raisonnement d’Uri Eisenzweig montre là ses limites, car comment comparer un texte littéraire comme les Déracinés (qu’il a raison d’analyser en tant que roman et non simplement comme l’exposé d’une thèse) et les brochures publiées par Lazare, à vocation strictement argumentative ?
L’analyse de l’« absence de progression narrative » (p. 126) dans le Journal d’une femme de chambre de Mirbeau, est intéressante en elle-même, car l’auteur fait, comme dans le reste du livre, une étude précise du texte. Mais elle peine à s’inscrire dans le mouvement d’ensemble de l’ouvrage. Eisenzweig met en avant, là aussi, le thème de l’antisémitisme et la manière dont il est traité, notamment à travers le personnage de Joseph le jardinier. Et il est intéressant d’apprendre qu’une première version du roman était parue en feuilleton au début des années 1890 ; et que par conséquent les allusions à l’affaire Dreyfus ont été ajoutées par Mirbeau lors de la réécriture (le roman est finalement paru en 1900).
Il manque au livre une conclusion générale, qui permettrait de pointer plus précisément les conclusions auxquelles ces trois études permettent à l’auteur de parvenir. Est-ce parce que ces conclusions, justement, ne sont pas claires ? Reste que ce livre a le mérite de proposer un travail d’exploration original des liens entre fiction et politique et qu’il est un des (trop rares) exemples d’études d’œuvres à la fois précises et très lisibles (même lorsque l’on n’a pas lu les ouvrages en question …). Les arguments qu’il avance sont parfois contestables, mais cela oblige le lecteur à s’interroger sur la validité des comparaisons établies, à tirer ses propres conclusions de l’étude de ces différents textes. Le titre, en fin de compte, ne reflète guère le contenu de l’ouvrage ; si Eisenzweig mentionne sa dette à l’égard du livre de Zeev Sternhell sur Barrès, il ne parle que très peu de « fascisme » – et ne le définit guère – se concentrant plutôt sur les évolutions du discours antisémite au cours de l’affaire Dreyfus.
Alice Béja
Richard Ford, Canada, Paris, Éditions de l’Olivier, 2013, 480 p., 22, 50 €
Avec ce roman, publié six ans après le dernier tome6 de la trilogie qui retrace la vie de Frank Bascombe, archétype de la classe moyenne blanche, Richard Ford poursuit sa chronique de la société américaine en privilégiant un milieu plus modeste et en s’attachant au portrait d’adolescents, de marginaux et de laissés-pour-compte. Il prolonge sa réflexion sur la violence, la faiblesse humaine, la fragilité de ces existences qui peuvent à tout moment basculer et la fiabilité des stratégies de survie.
La divulgation, dès les premières lignes, de l’intrigue – un cambriolage et des meurtres commis ultérieurement – trouve sa justification dans la dernière des trois parties du récit. Cinquante ans après leur déroulement, il s’agit pour Dell, le narrateur, d’une ultime tentative pour appréhender ces épisodes hétéroclites qui ont ponctué son existence : le braquage raté d’une banque par ses parents, Bev et Neeva Parsons, et les conséquences immédiates de leur arrestation pour lui et sa sœur jumelle Berner, sa fuite au Canada et son bref séjour dans le Saskatchewan sous la surveillance de deux personnages aussi mystérieux que dangereux, Arthur Remlinger et Charley Quarters.
Dans Canada, certains paramètres familiers à l’univers de Richard Ford se retrouvent. La résonance avec les événements marquants de sa vie est inscrite au cœur du récit : les jumeaux, adolescents, ont l’âge qu’il avait quand son propre père est décédé de même que, dans Un week-end dans le Michigan7, le travail de Frank Bascombe, écrivain raté, comme journaliste sportif, rappelle ces années où Richard Ford, ayant renoncé à l’activité romanesque, écrivait pour le magazine new-yorkais Inside Sports. Les remarques ambiguës de Bev Parsons sur l’Alabama, État dont il est originaire, rappellent l’attachement complexe de Richard Ford au sud des États-Unis : né en 1944 à Jackson dans le Mississippi, il refuse l’étiquette d’écrivain sudiste, comme en témoigne son silence littéraire après que son premier livre, Une mort secrète8, ait été critiqué pour son « régionalisme ».
Sur un mode laconique, fort différent de celui plus enlevé et caustique de ses romans précédents, Richard Ford raconte la délicate question de la transmission, le renoncement impossible à l’amour parental, la quête identitaire à travers des errances affectives, géographiques ou professionnelles, le chaos généré par des décisions absurdes, la frontière ténue entre la conception d’un projet de vie et son délitement douloureux.
Les images défilent, hachées puis reprises comme sur une pellicule usée qui se déchirerait : instantanés de vie au sein d’une cellule familiale aimante avec ses différends, ses aspirations, ses contradictions aussi ; contours d’une Amérique complexe avec ses inégalités, ses racismes, ses préjugés, ses guerres et toujours ce droit à une seconde chance.
L’originalité de ce roman est de décliner tous ces éléments autour de l’idée de normalité, d’ordinaire, et de lier héritage intime et héritage collectif. Dell cherche à se construire avec ou en dépit du vide, de l’absence, de la perte de son patrimoine familial, de même qu’au Canada, il lui faut composer avec ou sans les valeurs qui font de lui un sujet américain. Dell feuillette rétrospectivement les pages d’un album de famille, tout comme il opère inlassablement un voyage mental entre les États-Unis et le Canada. Respecter la volonté de sa mère en s’enfuyant au Canada avec la complicité d’une de ses amies, imaginer toujours, même à l’âge adulte, que son père est vivant ou revoir sa sœur jumelle juste avant qu’elle ne meure ne lui restituent pas la vie de famille ordinaire, banale, qu’il aurait pu ou dû avoir. De même, obtenir la nationalité canadienne, épouser une Canadienne, enseigner à de jeunes Canadiens, tout cela ne lui permet pas de clarifier son appartenance. L’allégeance à un pays rejoint la fidélité à une famille ; les failles de l’individu reflètent celles de la nation. Tout ce qui était de l’ordre de l’évidence, tant sur le plan personnel que culturel, se trouve gommé et doit être réinventé.
Richard Ford joue sur les changements de rythme, la froideur mécanique du ton, l’acuité des portraits psychologiques, la violence des situations, les longues descriptions de paysages pour compenser la dimension répétitive de la démarche et créer un lien entre des éléments disparates. Il excelle à asséner en peu de mots la rudesse d’une action soudaine – une scène d’inceste, un double meurtre – et à poursuivre le fil des événements comme s’il ne s’agissait que d’un épisode anecdotique. Il avance dans le récit précautionneusement, donnant subrepticement des indices, les répétant volontiers – le suicide de la mère, le silence persistant d’Arthur, la fugue de Berner – pour se lancer ensuite dans de longues parenthèses : l’arrestation des parents, des scènes de chasse, des réflexions sur la peinture et sa représentation de la réalité.
Tout semble à la fois inscrit dans l’urgence et destiné à perdurer : l’enjeu est de vivre ou de survivre dans un contexte fluctuant et peu rationnel, de choisir entre accepter pour comprendre et comprendre pour accepter. À moins qu’il ne s’agisse plus simplement d’essayer de préserver une part d’enfance :
Mon rôle à moi, c’était de trouver le moyen d’être normal. Et pour ça, les enfants n’ont pas leur pareil.
Sylvie Bressler
Brèves
Raymond Aron, Liberté et égalité, Paris, Éditions de l’Ehess, 2013, 64 p., 8 €
« Je vais consacrer cette dernière leçon, comme je vous l’avais annoncé, à la liberté, ou plus exactement aux libertés. » Telle est la phrase qui inaugure la dernière leçon prononcée par Raymond Aron au Collège de France le 4 avril 1978. Loin de proposer une théorie générale des libertés valable pour toutes les sociétés, Aron précise le contenu des libertés dans les pays démocratiques dits libéraux. Dans cette optique, il analyse d’entrée quatre catégories de libertés qui sont celles que le pouvoir public garantit aux individus : la sûreté (protection des individus), la liberté de circulation (« Nous sommes libres de nous déplacer sur tout le territoire sans demander la permission à personne »), les libertés économiques (liberté de choix des consommateurs, liberté des entrepreneurs), enfin la liberté religieuse et, de manière générale, les libertés d’opinion, d’expression et de communication. À ces « libertés personnelles » nécessairement imparfaites (il n’y a pas de police parfaite), Aron ajoute les « libertés politiques » qu’il résume en trois mots (voter, protester, rassembler) et les « libertés sociales » qui correspondent pour lui aux droits sociaux. Cette distinction entre trois types de libertés (personnelles, politiques et sociales) ne recoupe aucunement celle, courante, établie entre libertés formelles et matérielles. Ce qui signifie que les libertés personnelles sont éminemment réelles (se déplacer), tout comme les libertés sociales, mais aussi que les libertés et l’égalité s’enchevêtrent dans la réalité politique. De cette réflexion qui associe libertés au pluriel et souci d’égalité, Aron conclut d’abord que ces libertés couvrent ce que nous comprenons en Europe comme « l’essentiel de nos libertés », ce qui le rend prudent vis-à-vis de l’invocation de droits universels trop abstraits quand ils ne sont pas rapportés à une histoire. Enfin, il constate que plus on est amené à définir la liberté par la puissance et le « pouvoir de faire », plus on risque de confondre liberté et égalité et d’arguer que celui qui est plus riche est plus libre que les autres. En effet, plus on considère toute forme d’inégalité comme une violation de la liberté, plus l’inégalité paraît inacceptable. À s’en tenir au sens strict et rigoureux de la liberté (la liberté comme « droit égal »), « l’égalité des droits ne peut pas se traduire, dans une société inégalitaire, par l’égalité des puissances ». Alors que la question de l’inégalité est très clairement devant nous plus de trente-cinq ans après cette conférence, celle-ci a le mérite de rappeler (et ce n’est pas affaire de droite et de gauche) que les notions d’égalité et de liberté ne peuvent pas être traitées n’importe comment et qu’elles doivent être liées afin de ne pas être confondues ou présentées comme une alternative. Ce n’est pas qu’une affaire sémantique, c’est une affaire de compréhension de ce qu’est la politique démocratique.
O. M.
Jean-Michel Rey, Histoires d’escrocs. Tome 2. La Banqueroute en famille ou Les Buddenbrook, Paris, Éditions de l’Olivier, coll. « Penser/rêver », 2014, 224 p., 16 €
Avec cet ouvrage consacré aux Buddenbrook de Thomas Mann, Jean-Michel Rey poursuit son enquête au long cours sur les liens de la littérature et de l’économie. Ce qui retient son attention n’est pas que la littérature parle d’économie (Zola et la Bourse) ou de la passion de l’argent (Balzac et Grandet) mais qu’elle éclaire en profondeur des comportements économiques dont le savoir économique ne veut pas voir les dessous psychologiques et langagiers. Comme il l’avait fait précédemment pour le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, il souligne les liens entre une histoire de famille (la fille à marier pour se renflouer) et une transaction économique qui sont l’une et l’autre vouées à l’échec. Non sans écho « chrétien », « le sacrifice (de la fille à marier) est le moment nécessaire d’un rachat (économie et théologie s’accordent), voire d’une restauration complète de celui qui s’était trouvé lésé ou perdu ». C’est au sens strict, celui de Hegel, une aliénation dans son double sens de perte et de réappropriation, mais cette aliénation se heurte au fait que le personnage auquel il est fait confiance (et donc crédit) est un escroc. Si le sacrifice ne permet pas un rachat en raison d’une escroquerie, J.-M. Rey avance d’un cran en suggérant que, si le xixe siècle fut celui de l’homme s’aliénant lui-même (en vue d’un « rachat »), le xxe siècle est celui de l’homme s’escroquant lui-même. L’ombre de Madoff n’est pas loin.
O. M.
Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Le Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014, 80 p., 5, 90 €
Montrer ceux que l’on ne voit pas. Donner la parole à ceux que l’on n’entend pas. Tel est l’ambitieux projet de « Raconter la vie », série dirigée par Pierre Rosanvallon, dont le Parlement des invisibles constitue le manifeste. Cette série est composée de petits livres (Marc-Olivier Padis a rendu compte de celui d’Ève Charrin dans notre numéro de janvier) consacrés à des personnes, des lieux, des moments de vie, et d’un site internet sur lequel on peut proposer « son » histoire. L’objectif est de constituer une « démocratie narrative », de « construire une représentation-narration pour que l’idéal démocratique reprenne vie et forme ». P. Rosanvallon pointe le fait qu’une société qui ne se voit pas prend peur, ou reste passive ; la représentation politique étant aujourd’hui en crise, c’est la représentation narrative qui peut permettre de « refaire société ». Un tel projet n’est pas le premier du genre, et l’auteur le souligne en faisant une brève histoire des récits de vie, de la série les Français peints par eux-mêmes au xixe siècle au Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, en passant par les reportages des journalistes et écrivains américains pendant la Grande dépression. Si le croisement entre fiction et documentaire, entre sciences sociales et récit, est toujours fécond, reste que l’on peut malgré tout se poser la question du statut de ces récits de vie : est-ce la même chose de lire la vie d’une contrôleuse des impôts racontée par un philosophe (Guillaume le Blanc) et celle d’un ouvrier racontée par lui-même (Anthony) ?
A. B.
Moi, Anthony, ouvrier d’aujourd’hui, Paris, Le Seuil, coll. « Raconter la vie », 2013, 75 p., 5, 90 €
Ce récit à la première personne permet de découvrir de manière très directe à quoi ressemblent les premiers pas dans le travail d’un jeune sans diplôme. Le secteur de la manutention, dans lequel il s’intègre progressivement, présente des conditions de travail très variées : travail en équipe ou isolé, très encadré ou laissant une marge d’autonomie, précaire ou standard … Mais au-delà du parcours sinueux auquel on s’attend (avec des étapes décisives comme le permis de conduire, le logement à soi, le passage par l’agence d’intérim …), le véritable fil conducteur de ce témoignage est l’interrogation sur l’identité conférée par le travail. Le récit s’achève en effet quand Anthony accepte l’idée qu’il sera un ouvrier, c’est-à-dire qu’il voit sa condition de travail comme son destin social. Cette coïncidence de l’expérience et du récit de soi, qui est longue à venir, marque le vrai sens de son entrée dans le monde ouvrier, assumé dans le titre.
M.-O. P.
Thierry Guidet, La rose et le granit. Le socialisme dans les villes de l’Ouest (1977-2014), La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2014, 240 p., 18 €
Considéré comme une des régions les plus attractives de France, le Grand Ouest ne cesse de surprendre depuis plus de trente ans : terre traditionnellement conservatrice, elle s’est ancrée à gauche ; économiquement en retard, elle a développé un modèle original et attire de la population ; pragmatique et modérée, elle résiste à la progression de l’extrême droite. Mais cette réussite est mise en cause et les élections municipales pourraient marquer un basculement dans un nouveau cycle. D’une part, le modèle économique breton est fragilisé : l’agriculture intensive est trop polluante, la filière agroalimentaire subit une concurrence nouvelle, les Pme industrielles doivent monter en gamme. D’autre part, la génération du « socialisme municipal », qui a connu ses premiers succès aux élections locales de 1977 en défendant un socialisme moderniste, passe la main dans un contexte particulièrement difficile d’usure et d’impopularité gouvernementale. Le socialisme de l’Ouest aura-t-il été une force de transition qui s’est banalisée ou constitue-t-il une synthèse originale, appelée à durer, associant un ancrage catholique modéré, une grande vivacité associative et un pragmatisme réformiste ?
M.-O. P.
Bernard Marrey, Architecte. Du maître de l’œuvre au disagneur, Paris, Éditions du Linteau, 2014, 170 p., 20 €
Ce livre est d’abord un récit scandé par des histoires de constructions : après la Florence de Brunelleschi, la France de Louis XIV, la naissance des Académies et des Instituts, on assiste à l’érection de la tour Eiffel et du Grand Palais à l’âge du fer puis aux bâtiments du xxe siècle, l’âge du béton. Mais, si talentueux et précis soit-il dans la manière de tisser ces récits, Bernard Marrey veut surtout faire comprendre que l’architecte est un personnage dont l’existence est fragile car toujours menacée. Dans un premier temps, on saisit que Brunelleschi ne peut se positionner à Florence au xvie siècle comme architecte qu’en se démarquant des corps de métier et des artisans constructeurs qui ont élevé les cathédrales ; dans un deuxième temps, on comprend que l’architecte ne peut exister, être reconnu et donc avoir un statut qu’en nouant des alliances avec le pouvoir royal ; dans un troisième temps, on découvre que l’architecte n’est même pas le maître du dessin (d’abord réservé dans les instituts à d’autres beaux-arts – peinture, sculpture, gravure …). Bref l’architecte/constructeur, le concepteur/entrepreneur à la Brunelleschi trouve difficilement sa place alors même qu’il a éclipsé les autres corps de métier (ceux qu’on appelait les « serruriers » par exemple, sans lesquels l’architecture du fer n’aurait pas vu le jour) qui étaient les « maîtres de l’œuvre ». Se distanciant des entrepreneurs d’un côté, il noue de l’autre des liens de plus en plus aliénants avec le pouvoir (royal puis révolutionnaire), ce qui donne lieu à la naissance de l’Académie d’architecture créée par Louis XIV (assisté de Colbert) et à celle de l’Académie des beaux-arts, voulue par la Convention et le Directoire. Ce qui ne restera pas sans conséquences : l’architecte va se défendre par exemple contre les ingénieurs et la nouveauté des matériaux comme le fer (la tour Eiffel est l’œuvre méprisée de monsieur Eiffel, un constructeur travaillant avec des ingénieurs et non pas un architecte). C’est tout le paradoxe : l’architecte qui s’arroge un rôle effectif qu’il a en partie volé aux artisans et aux métiers va être progressivement confronté à la place occupée par les maîtres d’ouvrage. D’où des formules assassines, comme celle de l’architecte Jean Balladur qui vise l’entrepreneur Paul Chaslin en 1970 : « N’oubliez pas qu’ici vous représentez la matière et nous l’esprit. » Mais aussi les pièges tendus à l’architecte : celui de devenir un « disagneur » (certes sur écran en 3D) alors même qu’on lui avait juste concédé la capacité de dessiner ; et celui d’être à la traîne d’un État qui demeure le donneur d’ordres. Tout le monde y a perdu : les artisans et les corps de métier dévalorisés et devenus ouvriers de chantier, les architectes/constructeurs sous tutelle des pouvoirs publics … au seul profit des entreprises de travaux publics, ces grands groupes qui se partagent le butin en nouant des alliances discrètes avec un État qui est le maître des grands travaux.
O. M.
En écho
NOTRE EUROPE : 1914-2014 – La Nouvelle Revue française (Paris, Gallimard, février 2014, n° 607) part d’un constat partagé : « On publie aujourd’hui beaucoup de livres sur l’Europe, écrit Philippe Forest en ouverture. Mais ceux-ci sont rarement l’œuvre d’écrivains. Les exceptions se comptent sur les doigts des deux mains. Autant dire que le propos de ce numéro de La Nouvelle Revue française passera à bon droit pour anachronique ou, du moins, pour intempestif. » Dans ce dossier, en effet, des écrivains (Philippe Forest, Virgil Tanase, Brina Svit, Stéphane Audeguy…) croisent des plumes comme celles de Jean-Marc Ferry qui s’interroge sur le sens de l’Europe politique ou de Thomas Ferenczi qui revient sur le couple franco-allemand. C’est aussi l’occasion d’évoquer les thèmes de la guerre et de la paix puisque c’est le centenaire de l’entrée en guerre de 1914.
MARCHÉ TRANSATLANTIQUE – Le Débat réunit plusieurs contributions sur les négociations qui viennent de s’ouvrir entre l’Union européenne et les États-Unis sur le projet de grand marché transatlantique : pourquoi maintenant ? qu’a-t-on à y gagner ? se demandent Jean-Michel Quatrepoint et Jean-Luc Gréau. Comme les droits de douanes sont déjà insignifiants, la négociation portera sur les normes, sans garantie d’un vrai gain qualitatif (Paris, Gallimard, janvier-février 2014, n° 178).
CITOYENNETÉ EUROPÉENNE – À l’approche des élections européennes, la revue Diasporiques ouvre, par une discussion entre Catherine Teule, Charles Conte, Bernard Delemotte et Gilles Manceron, un débat sur « la citoyenneté européenne de résidence » qui permettrait d’accorder les mêmes droits à tous ceux qui résident en Europe, indépendamment de leur nationalité (décembre 2013, n° 24, www.diasporiques.org).
OBAMA, LA SYRIE ET LE TERRORISME – Dans la dernière livraison de Politique internationale (n° 142, hiver 2013-2014, www.politiqueinternationale.com), on peut lire quatre articles, portant chacun à sa manière sur le Moyen-Orient et les États-Unis, qui se font écho. Jean-Pierre Perrin, spécialiste du Moyen-Orient et journaliste à Libération, livre une analyse lucide (et quelque peu désespérante) de l’enlisement de la situation en Syrie. Son point de départ est une anecdote : à Lakhdar Brahimi, l’émissaire spécial de l’Onu, qui lui disait : « Vous allez perdre ! L’opposition va gagner, mais le prix en sera la destruction de Damas », Bachar Al Assad a répondu en juin 2013 : « Non, c’est l’inverse qui va se passer, je vais l’emporter et l’opposition va perdre. Oui, le prix sera la destruction de Damas. » De fait, la rébellion est restée « militairement » aux marges du centre de Damas et de ses ruines, s’est laissée encercler dans la plaine de la Ghouta orientale, a reculé à Alep et a perdu la ville de Homs. À ce constat militaire s’ajoutent le morcellement de la rébellion, divisée en quatre mouvances, et la montée en puissance d’un « djihad global ». Autant d’arguments qui confortent le climat de guerre civile, et qui expliquent les trois scénarios de la Cia évoqués : victoire de Bachar Al Assad grâce au soutien de l’Iran et de la Russie (mais aussi au retrait américain) ; poursuite indéfinie des combats ; « dissolution de la Syrie en factions rivales qui consacrerait la fin des frontières dessinées en 1916 lors des accords franco-britanniques Sykes-Picot, ce qui donnerait naissance à une nouvelle “zone de non-gouvernance” ». On peut lire parallèlement un article de Laurence Nardon de l’Ifri sur « Obama, Kerry et le Moyen-Orient », qui est favorable à l’action conduite par John Kerry dans la région, et qui contraste avec les propos du stratège et historien Edward Luttwak, un « réaliste à l’américaine » qui fut le conseiller de Reagan et de Bush père, et plaide d’autant plus pour un retrait militaire à long terme du Moyen-Orient qu’il affirme qu’Obama, piégé selon lui durant son deuxième mandat par des conseillers trop sociaux-démocrates, se méfie du monde arabo-musulman. Au passage, on appréciera (ou non) son éloge inattendu de F. Hollande sur le plan de la politique extérieure ! Quant à Anne-Lorraine Bujon, elle revient sur l’affaire Prism/Snowden afin d’évaluer le décalage (discontinuité/continuité) entre les administrations Bush et Obama. Si la page de l’Afghanistan et de l’Irak se tourne, « il n’en va pas de même d’autres volets de la guerre contre le terrorisme mondial. Si Obama se démarque en effet du registre de la guerre militaire, la lutte contre le terrorisme international reste une priorité pour les États-Unis […] Les révélations actuelles sur la National Security Agency [Nsa], le soutien à ses dirigeants que continue d’afficher le président et le refus de déclassifier des documents ; tout cela dessine des orientations politiques et stratégiques, qui, à plus d’un titre, prolongent celles du président Bush plus qu’elles ne permettent de fermer une parenthèse ».
ÉCOLOGIE EN CHINE – L’économiste Jean-Paul Maréchal coordonne un dossier de la revue Écologie et Politique sur la Chine qui montre la manière dont les questions écologiques globales, notamment climatiques, sont prises en compte par le pouvoir chinois (Richard Balme, Giulia C. Romano) mais aussi utilisées au profit de la consolidation du pouvoir (Gwennaël Gaffric et Jean-Yves Heurtebise). D’un autre côté, une prise de conscience écologique s’observe dans les mobilisations des citoyens eux-mêmes, à travers des Ong (Marie-Hélène Schwob) ou des pratiques urbaines (Monique Selim) (Paris, Presses de Sciences Po, n° 47).
MÉTROPOLES – Tous urbains (Paris, Puf, janvier 2014) consacre le dossier de sa quatrième livraison aux métropoles mondiales : Detroit, São Paulo et les mégapoles chinoises. Jacques Donzelot et Michel Lussault s’inquiètent de la présentation victimaire du périurbain développée par le géographe Christophe Guilluy qui installe une vision schématique des inégalités sociales et territoriales et sur laquelle on ne peut fonder aucune vision publique ambitieuse de réduction des inégalités.
Contact : tousurbains@orange.fr
UNIVERSITÉS EN LIGNE – Dans la revue de prospective Futuribles, Pierre Moeglin fait le point sur les défis du développement des cours en ligne (Massive Online Open Courses, « Moocs »). En insistant sur la diversité des offres actuelles, qui butent sur la validation des diplômes, l’auteur pointe les risques de consolidation des acteurs internationaux les mieux placés dans la concurrence académique mondiale. Mais ce phénomène en expansion ne doit pas cacher l’évolution d’ensemble : « Le monde de l’enseignement passe, comme celui de l’information en général, d’une situation, où la pénurie des ressources confortait les monopoles en place, à une situation où leur surabondance nécessite des acteurs en mesure de les sélectionner, les hiérarchiser, les agréger et de donner aux apprenants l’illusion qu’ils les leur destinent personnellement » (www.futuribles.com, janvier-février 2014, n° 398).
OÙ EST PASSÉE LA PSYCHANALYSE ? – Si la question est brutale, elle correspond à une opinion répandue. Mais, fidèle à son histoire où Freud et Lacan ont toujours tenu leur place, la revue Critique (Paris, Minuit, janvier-février 2014, n° 800-801) se penche sur les déplacements et transferts de la psychanalyse, tant sur le plan pratique que théorique. « La psychanalyse, écrit Sophie Mendelsohn, qui a coordonné ce dossier, est diverse et son hétérogénéité profonde. Elle entretient des liaisons, parfois dangereuses, avec des pensées critiques qui ne l’épargnent pas, de Foucault à Deleuze et Guattari, du féminisme aux théories queer […] Mais, ni science, ni dogme, la psychanalyse a construit un “régime de vérité” capable de métamorphoses et de déplacements. Sa prétention à l’universalité est souvent stigmatisée : “universelle”, elle l’est pourtant, en ce qu’elle peut aider à inventer des manières singulières de faire avec le désir, le fantasme, l’amour, la culpabilité et la honte. » Ces propos traduisent fort bien l’esprit de ce numéro (voir les articles de Pierre-Henri Castel, Jean Bollack, Jacques Le Rider, Isabelle Serça, Jean-Michel Rabaté, Guy Le Gaufey …).
Avis
Le 7 mars, à Rome, l’Istituto Internazionale Jacques-Maritain organise un colloque pour célébrer ses 40 ans, au cours duquel les intervenants reviendront sur le bilan de l’institution (plus d’informations : www.istitutomaritain.org).
Du 25 mai au 1er juin aura lieu à Cerisy un colloque intitulé « Cultures et créations dans les métropoles-monde », conçu par Michel Lussault et Olivier Mongin, qui vise à explorer la fonction culturelle des organisations urbaines, devenue aussi importante que leur fonction économique, à l’heure de la mondialisation. Citons, parmi les nombreux intervenants, P. Braouezec, J. Carrera, J. Donzelot, C. Ghorra-Gobin, D. Mangin, P. Veltz (informations : http://www.ccic-cerisy.asso.fr/metropoles14.html).
Dans les mois à venir, nous aborderons la question des conversions. Que signifie la conversion pour le converti, pour la foi qu’il quitte et celle qu’il rejoint ? Et pour la société dans son ensemble ? Nous traiterons ensuite, en partenariat avec le musée du Louvre, la question philosophique de la « fin des temps », puis nous nous interrogerons sur la médecine prédictive, à l’heure de la multiplication des tests génétiques. Faut-il tout savoir pour bien vivre ? À quoi bon savoir si l’on ne peut soigner ?
- 1.
Jacques Rancière, le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008.
- 2.
Pierre Bourdieu, la Misère du monde, Paris, Le Seuil, 1995.
- 3.
Il ne s’agit donc pas d’imposer une ligne politique mais d’éveiller le spectateur afin de le mettre éventuellement en position de choisir sa propre conception de la vie et de la société « bonnes ». Le rapprochement avec la théorie de la justice d’Amartya Sen s’impose ici.
- 4.
La Machine (François Delarozière à Nantes), théâtre Pagaï (Cyril Jaubert à Bordeaux), Hvdz (Guy Alloucherie à Loos-en-Gohelle), etc.
- 5.
Michael Fried, “Art and Objecthood”, Artforum, juin 1967.
- 6.
Richard Ford, The Lay of the Land, New York, Knopf, 2006 (trad. fr. l’État des lieux, Paris, Éditions de l’Olivier, 2009).
- 7.
R. Ford, Un week-end dans le Michigan, Paris, Éditions de l’Olivier, 1999.
- 8.
Id., Une mort secrète, Paris, Éditions de l’Olivier, 1999.