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Notes de lecture

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Race et théâtre de Sylvie Chalaye

mai 2020

Un livre qui vient à son heure, après le scandale des Suppliantes en mars 2019, cette pièce empêchée par des manifestants qui s’insurgeaient contre le fait que les Danaïdes fussent jouées par des comédiennes blanches au visage noirci, un parti pris de mise en scène assimilé par eux au blackface. Même si une telle censure imposée par une minorité agissante heurtait frontalement la liberté de création, l’épisode eut au moins l’avantage de faire surgir au grand jour le malaise de toute une partie colorée de la population de ce pays qui s’estime discriminée. On se souvient peut-être du film d’Alice Diop, La Mort de Danton (2011), qui mettait en scène un jeune Noir de banlieue, inscrit au cours Simon, qui se voyait cantonné dans des «  rôles de Noir  » (voyou, chauffeur…), alors qu’il rêvait d’incarner Danton. Plus récemment, Ma dame au camélia (2019), court-métrage du comédien guyanais Édouard Montoute, renversait avec humour le double préjugé de sexe et de couleur, en démontrant qu’un homme noir pouvait, le talent aidant, interpréter le rôle-titre de La Dame aux camélias.

La question de la présence des artistes non blancs sur les scènes françaises de théâtre ne s’est pas posée toujours dans les mêmes termes. D’après le constat établi par Sylvie Chalaye, dans l’après-guerre et jusqu’au milieu des années 1970, les grands metteurs en scène ne rechignaient pas à confier à des Noirs des rôles de Blancs. Le tournant, qui coïncide avec la fin des Trente Glorieuses, s’explique selon l’auteur par un changement de l’image du Noir, assimilé dès lors à l’immigré et au chômeur. Dans les années 1980, seul Peter Brook continue à employer des comédiens de couleur dans tous les emplois, tandis que commencent à se constituer des sortes de réserves indiennes pour les spectacles «  colorés  » : le festival des Francophonies à Limoges (1984), le Tarmac à Paris (ex-Théâtre international de langue française, 1985), la Chapelle du Verbe incarné (Théâtre d’Outre-Mer en Avignon, 1997). Si la publicité, la télévision et le cinéma ont récemment plus qu’entrouvert la porte aux comédiens de couleur, le constat est sans appel : le théâtre, à certaines exceptions près (recensées dans le livre), continue à faire de la résistance.

Sur les sujets qui ont fait récemment polémique, Sylvie Chalaye affiche fermement son point de vue. Les Suppliantes : « pratiquer le blackface sans intention raciste est simplement un signe de méconnaissance de l’histoire ». L’exposition Exhibit B, rappelant les zoos humains par une succession de tableaux vivants avec des acteurs et actrices noirs : « un parti pris plus racialiste qu’esthétique qui continue d’enfermer l’Afrodescendant dans son apparaître ». Le programme 1er Acte, réservé à des apprentis comédiens issus de la «  diversité  » : c’est ne pas voir « le mépris que représente le fait de répondre à l’entre-soi par une autre forme de marginalisation, autrement dit de proposer une formation “pour les autres”, ceux qui constitueraient la diversité de la France ».

Sylvie Chalaye semble ainsi récuser toute forme de discrimination positive. On la suit plus volontiers lorsqu’elle reconnaît que la présence d’un Noir sur le plateau n’est pas esthétiquement neutre : le personnage «  résonne autrement  ». Mais faut-il aller jusqu’à accepter cette analyse du grand critique Georges Banu, suivant laquelle les acteurs d’Afrique ou des Caraïbes ne cherchent pas à «  se cacher derrière le rôle… Ils cherchent à être totalement ouverts pour que le personnage s’exprime à travers tous leurs moyens. C’est le contraire du grand acteur de composition occidental  » ? Selon Sylvie Chalaye, cela revient à dire qu’un comédien apporte nécessairement «  son identité culturelle, son histoire, son imaginaire au rôle pour raconter le personnage avec ce qui le constitue  ». N’y a-t-il pas là le risque d’essentialiser indûment les acteurs (les Noirs en particulier) ? Koltès utilisait une métaphore photographique pour justifier la présence des Noirs dans son théâtre. Une scène de théâtre est comme un tableau. Un comédien noir au milieu d’une troupe de comédiens blancs est comme une touche de couleur sombre dans un paysage clair : comment ne pas le remarquer ? Mais cet effet inévitable disparaît dès qu’on regarde une pièce jouée uniquement par des Noirs. Tout dépend alors de la mise en scène, qui peut accentuer ou non le côté folklorique lié à l’Afrique par le jeu des acteurs et les accessoires (boubous, tambours, etc.).

Actes Sud, 2020
160 p. 16 €

Selim Lander

Selim Lander est critique.

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