
L'homme devant l'animal : observer une autre intelligence (entretien)
En quoi les travaux scientifiques sur les comportements des animaux sont-ils intéressants pour le philosophe ? L’accumulation d’observations nouvelles ne nous invite pas seulement à réévaluer les capacités réelles des animaux (la seiche ou le grillon tout autant que les grands singes) mais aussi à revoir nos conceptions de l’émotion, de la communication, de la transmission, de l’intelligence elle-même.
Entretien avec Dominique Lestel
Esprit – Vous parlez souvent d’une nouvelle révolution copernicienne : diverses études ont été réalisées sur des animaux, qui auraient radicalement changé notre vision du monde animal. Pouvez-vous nous expliquer quel type d’expériences a été mené et ce qu’elles ont révélé ?
Dominique Lestel – Dans les pays occidentaux, l’être humain a toujours été considéré comme le centre du monde et les animaux, eux, étaient perçus comme périphériques, en particulier parce qu’on ne leur prêtait pas de compétences cognitives ou spirituelles. Nous sommes aujourd’hui prêts à accepter un darwinisme romantique, c’est-à-dire à reconnaître que nous sommes nous-mêmes des grands singes – ce qui ne pose pas vraiment un problème aux intellectuels – mais à condition que subsiste une espèce de frontière fondamentale entre l’homme et l’animal. Nous sommes prêts à nous considérer comme des singes, mais nous voulons toujours être des singes spéciaux ! Ces vingt dernières années, l’éthologie et la psychologie comparée ont cependant montré qu’il fallait définitivement abandonner notre darwinisme romantique pour un darwinisme réel un peu plus rugueux : nous sommes bien des animaux, sans aucun doute des animaux particuliers mais certainement pas des animaux spéciaux !
Vous dîtes que ces expériences montrent que l’homme est un animal, or elles ont été réalisées sur des animaux ?
C’est exact, mais les plus significatives de ces expériences portent sur ce qu’on appelle abusivement « les propres de l’homme » : l’intellectuel occidental a octroyé à l’homme des compétences uniques (une communication complexe, des capacités d’anticipation, des représentations du monde, etc.) qui l’ont placé dans un cercle particulier. Or, l’éthologie et la psychologie comparée ont permis de démontrer que quasiment toutes ces caractéristiques cognitives se retrouvent aussi (même si c’est parfois sous des formes sensiblement différentes) chez au moins certains animaux.
Prenons le cas exemplaire de la communication. Tous les manuels de philosophie vous expliquent que l’homme a un langage et pas l’animal, et que c’est une différence ontologique majeure. Les sciences de l’animal montrent pourtant aujourd’hui une situation sensiblement plus contrastée. La communication animale apparaît d’abord infiniment plus complexe que ce qu’on imaginait il n’y a pas encore si longtemps. On reconnaît de surcroît qu’on est loin de tout savoir sur la complexité des communications animales. Notre savoir sur ce sujet est même tellement lacunaire, malgré les nombreuses études récentes de grande valeur, qu’il convient de rester extrêmement prudent. On entend par exemple répéter que la grammaire est propre à l’humain, ce qui est faux : on en trouve au moins des prémisses chez un oiseau comme la mésange à tête noire ou chez certaines baleines. Il est vrai que le langage des hommes a des particularités qu’on n’a encore trouvées chez aucun autre animal, comme la capacité à raconter des histoires du point de vue de la troisième personne ou à évoquer des choses non seulement inexistantes mais de surcroît impossibles. La question est de savoir quel statut donner à ces différences. Doit-on nécessairement en faire une marque du caractère spécial de l’humain ? D’un point de vue zoologique, il n’y a aucune raison de le croire. Beaucoup d’animaux ont des caractéristiques comportementales ou cognitives sans équivalent chez les autres espèces. Personne n’a jamais songé à en faire le support d’un statut spécial. Maintenant, on n’est pas obligé de s’en tenir au plan purement zoologique…
Sachant cela, est-il toujours correct de dire que l’abstraction est le propre de l’homme ?
Il est audacieux de penser que l’humain à un accès naturel particulier à l’abstraction : c’est faire preuve d’un ethnocentrisme optimiste et se référer à des formes d’abstraction valorisées dans les cultures occidentales, notamment chez les intellectuels. Quand on replace l’homme dans une perspective évolutionniste, on note que des capacités d’abstraction qui paraissent habituelles sont en fait issues d’une histoire culturelle. C’est plutôt ce dernier point qui est intéressant chez l’humain : sa capacité à utiliser des supports matériels pour transformer substantiellement ses performances. Mais là encore, il convient d’être très prudent : les Aborigènes australiens par exemple, qui ont une culture matérielle extrêmement restreinte, ont l’une des cultures symboliques les plus riches du monde ! Et là encore, il est extrêmement difficile de donner une réponse juste, au double sens de rigoureuse et de fair-play, en ce qui concerne l’animal : la plupart du temps, en posant une question de ce type, on y a déjà répondu.
Quand on cherche à comparer l’homme et l’animal, on mobilise des termes et des concepts qui ont été forgés par une histoire philosophique et intellectuelle riche et tourmentée qui cherchait avant tout à distinguer l’homme des non-humains nécessairement « inférieurs ». Aujourd’hui, on essaye de reprendre ces termes pour penser la similarité homme/animal. C’est plus sympathique que de chercher les différences, mais c’est tout aussi problématique. Un véritable travail philosophique et conceptuel doit en effet être effectué pour pouvoir à nouveau penser ce rapport de statut, de nature et d’actions. L’éthologie et la psychologie comparée, aussi intéressantes soient-elles, ne peuvent répondre que partiellement à cette question puisqu’elles prennent pour donnés des termes profondément culturels.
Dépasser la question de la frontière
Tout cela reste théorique. Pourriez-vous nous donner un exemple concret d’expérience qui prouverait ces similarités ?
Je pense notamment à des expériences sur la tromperie, c’est-àdire la capacité d’un animal à berner un autre (humain ou congénère). Les grands singes et des oiseaux comme les corbeaux ont prouvé qu’ils en étaient tout à fait capables. Il nous est même arrivé de constater des situations de contre-tromperie quand un animal se rend compte qu’un autre est en train de le duper et qu’il essaie lui aussi de tromper le trompeur. En revanche, certains comportements restent très difficiles d’accès, pour des raisons empiriques et conceptuelles : les animaux ont-ils le sens de l’humour par exemple ? Le comportement de certains singes dans des zoos laisserait penser que ces animaux peuvent avoir de l’humour dans leurs rapports avec les soigneurs. Mais il est très difficile de donner une réponse définitive car la question de l’interprétation se pose.
Un autre exemple, sur un tout autre plan, est celui de la capacité de camouflage de la seiche, qui nous pose d’énormes problèmes conceptuels et techniques. Ses stratégies de camouflage sont encore très au-delà de celles de l’humain. Elle ne se contente pas en effet de changer de couleur, elle se sculpte complètement et prend la forme et la texture du substrat au sein duquel elle se trouve. Et la grande différence avec les autres animaux qui recourent également au mimétisme, comme le caméléon, c’est que chez la seiche, le processus n’est pas hormonal mais cognitif. En outre, la seiche est aveugle aux couleurs ! Nous sommes incapables de répondre à cette question : comment parvient-elle à créer une adéquation parfaite entre ce qu’elle perçoit de son environnement et les couleurs qui lui manquent ? Nous sommes face à un phénomène cognitif, sensiblement différent de tout ce que l’homme connaît, et qui est encore inaccessible à notre intelligence.
La seiche, dans son univers, est donc capable d’une performance cognitive très différente de la nôtre. Quelle portée théorique donnez-vous à cette constatation ?
On pose souvent la question naïve suivante : que savent faire les animaux que nous, humains, ne savons pas faire avec nos technologies ? Nous sommes prêts à reconnaître qu’ils nous surpassent d’un point de vue anatomique, mais dans le cas de la seiche il est impossible de nier qu’à propos de ce phénomène de camouflage, cet animal nous échappe intellectuellement. Non seulement la réalisation de sa capacité de camouflage nous est impossible, mais sa compréhension même reste très obscure pour nous ! Dans tous les cursus de zoologie, il devrait y avoir un certificat obligatoire de modestie…
En vous écoutant, on pense à Gregory Bateson : dans sa période éthologique, il a posé une question très pertinente, celle du jeu. Les dauphins sont capables de comprendre l’injonction « adopter un comportement nouveau », c’est-à-dire de franchir un seuil dans les niveaux logiques puisqu’il ne s’agit plus simplement de « faire quelque chose » mais de « faire quelque chose de différent ». Il y a donc bien un rapport complexe entre l’énoncé et l’énonciation, si je puis m’exprimer ainsi, chez ces animaux. Vous parliez tout à l’heure de l’humour : à propos de deux petits loups qui jouent, Bateson a écrit que les deux miment un comportement agressif, en sachant qu’il ne s’agit que d’un jeu. Mais avec cette notion, il reste dans un contexte humain, il pousse le raisonnement moins loin que vous.
Gregory Bateson se demande s’il n’existe pas une forme de métacommunication dans le cas du jeu. Un loup qui joue à se battre avec un autre loup doit avoir les comportements typiques de l’agressivité et à la fois d’autres comportements qui rappellent que ces actions sont fausses. Il a montré qu’il y avait un métaniveau dans la communication chez les animaux. C’est une démarche symptomatique du travail conceptuel que nous devons réaliser.
Le cadre du jeu se limite en effet à celui que nous, humains, nous connaissons. La question du jeu est très délicate, c’est en particulier la seule notion en éthologie qui est définie exclusivement de manière négative, autrement dit, on ne sait pas ce que c’est. Il serait très intéressant que les éthologues occidentaux s’ouvrent à d’autres cultures, qui ont des pensées différentes de l’action et de l’être, et qui pourraient fournir des outils pour appréhender les comportements animaux. Dans la pensée chinoise par exemple, le rapport à l’éthologie est complètement autre. Le grand problème de l’éthologue est qu’il pense comme un biologiste qui aurait un accès privilégié au monde réel et qui pourrait tout comprendre du comportement animal uniquement par l’observation ou l’expérience. Il veut se placer dans la même position que le physicien, sans pour autant avoir un équivalent du travail mathématique de ce dernier.
On peut se demander si un vrai travail philologique et conceptuel ne serait pas requis pour les éthologues. Les philosophes pourraient avoir un rôle constructif à jouer en proposant des façons alternatives d’étudier l’animal et donc l’humain. Les éthologues ont souvent une vision régionale et négative des philosophes – de beaux parleurs qui n’auraient pas accès à la science. C’est malheureusement souvent vrai mais le rapport homme/animal doit être également étudié dans une perspective conceptuelle : il ne faut pas se focaliser sur des connaissances préétablies, comme celui selon lequel le langage serait propre à l’homme. En 1996, des chercheurs américains et japonais ont suggéré que si les ethnologues avaient abordé les populations étrangères comme les éthologues étudient des groupes sociaux animaux, ils n’auraient jamais mis en évidence la moindre langue étrangère. Alors, se donne-t-on réellement les moyens de répondre aux questions qu’on feint de se poser ?
Bateson avait avancé quelque chose de très risqué : peut-être que la frontière à poser n’est pas entre l’homme et l’animal, mais entre le mammifère et le reste du genre animal. Toutes ces nouvelles connaissances acquises remettent-elles en cause la vision habituelle que nous avons de l’évolution animale, celle d’une complexification qui produit des compétences de plus en plus sophistiquées et l’apparition des animaux dits supérieurs ?
Elle est globalement conservée, mais à mon avis pour de très mauvaises raisons : parce que les éthologues sont toujours prêts à attribuer beaucoup aux grands singes, et beaucoup moins à des araignées par exemple – alors que les araignées sauteuses ont des stratégies prédatrices au moins aussi complexes que celles des carnivores !
Thelma Rowell, qui a été une grande primatologue, s’est mise à étudier les moutons de la même façon qu’elle étudiait les singes quand elle a pris sa retraite. On a l’habitude de ne pas faire passer de tests d’intelligence aux moutons, or en les étudiant ainsi, elle a découvert que leurs capacités cognitives étaient très supérieures à ce que l’on imaginait. De plus, au fil du temps, les moutons ont été génétiquement sélectionnés pour ne pas être intelligents, car comme le dit Vinciane Despret, un mouton malin est celui qui trouve le trou dans la haie et instaure le chaos dans le troupeau. Ce n’est pas intéressant pour un éleveur d’avoir un mouton malin dans son troupeau alors qu’un mouton dodu est accueilli à bras ouverts !
Il ne faut donc pas se fier au mouton le plus intelligent pour établir ce qu’est un mouton ?
C’est un premier point : il s’agit d’un choix ontologique dont les éthologues ne sont pas toujours conscients. Le deuxième point est que quand on essaie d’étudier l’intelligence des animaux, on prend progressivement la mesure des préjugés culturels dans lesquels nous sommes englués. On s’imagine par exemple que les insectes sociaux sont de petits robots dépourvus de tout affect, mais quand un chercheur comme Martin Giurfa, à Toulouse, s’intéresse aux abeilles et leur trouve des compétences cognitives importantes, il faut bien reconnaître qu’on avait tort. On retrouve cette échelle habituelle des êtres pensants surtout parce qu’on la cherche avidement.
Si l’on se donne les moyens de sortir de cette vision linéaire et hiérarchique du vivant, on risque d’avoir d’énormes surprises. Un autre exemple : Bshary a découvert il y a quelques années que certains poissons, comme les mérous, ont des compétences cognitives très supérieures à celles qu’on leur attribuait. Mais on a beaucoup de difficulté à reconnaître l’intelligence du poisson : on le voit plus volontiers comme un animal très primitif, à la différence des grands singes. On peut aller encore plus loin. Par exemple avec le grillon, qui à première vue semble être un animal totalement dépourvu d’intérêt. Mais pour les Chinois, il est d’une extraordinaire complexité. Les Chinois organisent en effet des combats de grillons qui peuvent rapporter beaucoup d’argent. Ils les élèvent comme nous élevons nos pur-sang ou nos lévriers de course. Des travaux existent aussi sur les oiseaux, en particulier sur les corvidés et les perroquets, qui montrent que ces animaux ont un niveau d’intelligence étonnant. Il n’y a a priori rien qu’un chimpanzé puisse faire qu’un corbeau ne puisse pas faire.
L’homme n’est pas à part
L’intelligence des animaux domestiques, des grands singes et des mammifères marins constitue-t-elle le « top niveau » de la pensée ou est-elle tout simplement la plus proche de notre propre intelligence ? Autrement dit, la notion d’animaux supérieurs, c’est-à-dire complexes, a-t-elle encore un sens ?
Pour commencer, je suis totalement réticent à l’idée du « propre de l’homme ». Il n’existe en effet pas de caractéristique unique chez l’homme qui le fasse sortir de l’animalité. L’homme est un animal particulier, mais pas un animal spécial. D’autres animaux ont des spécificités que n’ont pas les animaux des autres espèces. L’oiseau à berceau que l’on trouve en Australie, par exemple, est le seul à peindre et à décorer son nid, pourtant personne n’a songé à en faire un être à part.
Ne trouvez-vous pas ce point de vue extrême ? Tout le monde s’accorde sur la spécificité de l’Homo sapiens, mais vous semblez ne la concevoir que comme une performance exceptionnelle à l’intérieur du monde animal.
Elle n’est même pas exceptionnelle, elle est simplement particulière. L’humain peut parfaitement devenir le centre du monde, mais de façon culturelle, ce qu’il fait actuellement. L’être humain du xxie siècle est devenu de facto le centre du monde vivant alors que Cro-Magnon, à l’ère paléolithique, ne l’était pas. Il y a une histoire culturelle et phylogénétique de l’humain qu’il faut prendre en compte. C’est très compliqué car il ne faut basculer ni d’un côté, ni de l’autre. J’irais même encore plus loin : en toute rigueur, pour étudier un animal, il faudrait le comprendre dans une perspective phylogénétique1 et culturelle à la fois.
On a beaucoup évoqué la question des cultures animales depuis une dizaine d’années, et toute espèce, quelle qu’elle soit, a une histoire liée à celle des autres animaux. La question de la performance d’une espèce doit donc être posée à ces deux niveaux et même à un troisième : celui de la performance individuelle. Certains animaux ont ainsi des compétences que n’ont pas les autres membres de leur espèce. C’est ce que j’appelle les animaux singuliers, c’est-à-dire ceux qui ne se comportent pas comme ils devraient le faire, compte tenu de l’espèce à laquelle ils appartiennent. On peut prendre comme exemple le cas de Wattana, une jeune femelle orang-outan qui a longtemps vécu à la ménagerie du Jardin des Plantes, à Paris, et qui était devenue une virtuose des noeuds. Or, les orangs-outans ne sont pas supposés faire des noeuds. Comment donc classer un tel animal ?
Quand on commence à chercher des animaux singuliers, on en trouve un certain nombre, d’où la question de savoir quel rôle ils jouent dans l’économie de l’espèce et de l’intelligence. À mon avis, ils participent à la dynamique de l’espèce, plus qu’on ne veut bien le croire. Il faut avoir une vision plastique de l’espèce, avec d’un côté les compétences communes à tous les orangs-outans et d’autre part celles que seuls certains individus peuvent développer, en particulier parce qu’ils sont en contact avec des humains. L’idée qu’il y aurait des comportements naturels et d’autres qu’on pourrait qualifier d’artificiels est peu pertinente : chaque comportement se développe dans un espace donné. L’espace humain en est un parmi les autres, dans lequel de nouveaux comportements peuvent voir le jour. Il y a des chimpanzés très forts aux jeux vidéo, par exemple. De tels jeux n’apportent rien à l’animal, sa survie n’en dépend a priori pas, mais leur attrait est significatif. C’est cependant aujourd’hui un moyen d’attirer l’attention des humains et donc d’accroître objectivement ses capacités de reproduction, ce qui est la définition d’un comportement adaptatif.
Vous avez beaucoup parlé de performances cognitives, mais qu’en est-il de l’affectivité ? La ligne du progrès de l’affect semble être assez parallèle à celle de la cognition et donc se rapprocher, encore une fois, de l’homme.
On peut considérer que l’émotion est inscrite dans les comportements de survie de l’espèce : c’est en particulier ce qui permet de trouver un partenaire sexuel et donc de se reproduire, de s’attacher à ses petits et de les défendre, etc. On peut aisément replacer la notion d’émotion dans la perspective évolutionniste. Vous me demandez pourquoi vous ressentez l’affection de votre chien et pas celle de la fourmi, et il est vrai que chacun d’entre nous a fait cette expérience. Si nous ne recevons rien d’un animal, on peut en conclure qu’il n’a pas d’affect, ou qu’il en a bien mais que nous n’avons pas les moyens de le ressentir.
Dupes de nos observations ?
Mais tout cela n’est-il pas, au fond, une vaste projection anthropomorphique ? Ne prête-t-on pas à l’animal des sentiments qu’on éprouve pour lui en réalité ?
Cette question est un des problèmes majeurs que rencontre l’éthologie. J’aurais tendance, contrairement à la plupart des éthologues, à faire une apologie de l’anthropomorphisme : pour l’étude des grands singes notamment, ce n’est pas totalement inutile, ils partagent tout de même presque 98 % de nos gènes ! Nous avons beaucoup de choses en commun et nos projections semblent avoir une certaine pertinence dans ces cas-là. En allant plus loin, je me demande s’il est vraiment possible de réaliser une étude du comportement et d’avoir un lien avec un animal sans projeter sur lui une multitude d’attentes. Inversement, l’animal ne se projette-t-il pas lui aussi sur nous ? Existe-t-il une forme de zoomorphisme (de chienomorphisme, de chatomorphisme, etc.) qui serait le symétrique et le complémentaire de notre anthropomorphisme ? J’en suis convaincu. Il faut comprendre le rôle que joue l’anthropomorphisme dans nos relations avec les animaux et non essayer de l’éradiquer – ce qui me semble à la fois une tâche impossible et un objectif qui n’est pas souhaitable.
Une remarque de l’archéologue britannique Steven Mithen mérite d’être rappelée ici. À propos de la différence entre l’homme de Néandertal et l’homme de Cro-Magnon, il soutient que Néandertal était incapable d’anthropomorphisme parce qu’il voyait l’animal comme un phénomène extérieur aux activités mécaniques (de même sorte que la pluie ou le vent). Au contraire, Cro-Magnon, assez désinvolte, pouvait se projeter sur l’animal et l’anthropomorphiser. Pour Mithen, les chasses de Cro-Magnon étaient par conséquent plus efficaces que celles de son cousin, et il pouvait se lancer dans la domestication. Néandertal, positiviste rigoureux, a fini par disparaître. L’anthropomorphisme, que l’on voit comme un obstacle éthologique, pourrait être, à l’inverse, une compétence utile même si elle doit être manipulée avec précaution. On peut justement se méfier de l’anthropomorphisme, il n’est pas nécessairement bon de s’en priver complètement.
Il faut être poppérien, c’est-à-dire chercher à réfuter des théories : les éthologues, actuellement, ne veulent attribuer que le minimum dont ils sont certains à l’animal, c’est une démarche très austère, très janséniste, et assez peu efficace à mon avis ; les éthologues feraient mieux de conférer un maximum de capacités à l’animal, dans les limites du raisonnable, c’est-à-dire de ce qu’on croit savoir à la suite de leur fréquentation régulière, et essayer de les réfuter ensuite. L’étude des intelligences animales ne devrait pas être tournée vers le moyen de réduire les preuves d’intelligence d’un animal. Mais je crois que nous ne sommes pas encore prêts.
N’y a-t-il pas un danger philosophique dans ce point de vue ? Si l’on considère que l’homme s’est extrait de l’animalité et qu’il a créé ses valeurs propres, vous prenez le risque de les nier. En d’autres termes, ne faut-il pas craindre une vision zoologique de l’homme ?
Non, je ne pense pas. Si on suit votre raisonnement, qui est très répandu, on reste dans la dichotomie de l’homme et de la nature. C’est précisément de cela dont il faut sortir. Le réductionnisme biologique et la sociobiologie provoquent une crainte irraisonnée qui est due à la confusion entre deux niveaux : un niveau factuel (dire qu’il y a des capacités cognitives que nous partageons avec les animaux en raison de nos filiations communes) et le niveau du déterminisme (nous avons un héritage incroyable dû à notre histoire phylogénétique). Notre violence en est un exemple : tous les grands singes, en particulier les mâles, sont d’une violence extrême vis-à-vis de certains de leurs congénères. Mais nous ne sommes pas forcés de nous soumettre à cet héritage, il est possible de mettre en place des stratégies qui permettent de gérer cette violence.
Ces stratégies seraient alors le propre de l’homme ?
Pas du tout. Les mâles des singes anthropoïdes (dont les humains) sont globalement violents envers les femelles, même s’il ne faut pas en faire une généralité. Mais chez les chimpanzés, par exemple, on voit des femelles s’organiser entre elles pour lutter contre les mâles trop agressifs. Il s’agit d’une forme sociale et culturelle de résistance à une violence qui est phylogénétiquement héritée. Il faut arrêter de penser la dimension biologique de nos comportements comme des déterminismes. Il est plus fécond de les penser comme des contraintes qu’on peut manipuler d’une façon ou d’une autre.
Prenons le domaine de la sexualité. Jacques Lacan parle de sa transformation par le langage chez l’homme. La pulsion passe par le signifiant, qui est d’un autre ordre. Cette sexualité détournée de sa fonction naturelle ne montre-t-elle pas que nous nous sommes extraits de l’animalité ?
Sur la question de la sexualité, il est vrai qu’il y a des comportements humains dont on ne retrouve que peu d’équivalents dans la nature. Mais si l’on réalisait des expériences pour évaluer l’attrait des animaux pour des éléments fétichistes par exemple, je suis certain qu’on aurait des surprises. Malheureusement, c’est un domaine que les éthologues n’explorent pas. Quant à savoir s’il s’agit d’un propre de l’homme, encore une fois, je dis non. Il serait cependant intéressant d’explorer en détail l’activisme de l’homme sur la sexualité des autres. Homo sapiens est, à ma connaissance, le seul animal intéressé à changer la sexualité de son voisin et il développe des programmes d’actions sur la sexualité des autres espèces. C’est également le seul qui soit capable d’adopter culturellement d’autre mode de reproduction que celui dont il hérite naturellement. Tout cela n’a pas d’équivalent chez les autres animaux – encore qu’il faille sans doute y voir de plus près. L’homme a donc une place à part, mais celle-ci a été construite culturellement et elle ne résulte pas d’un don génétique.
On a toujours tendance à négliger l’importance de l’histoire, c’està-dire la dimension culturelle de l’homme. L’humain a des cultures, comme d’autres animaux, mais certaines caractéristiques des cultures humaines ne se retrouvent pas ailleurs. Leur diversité n’a par exemple aucun équivalent. C’est peut-être une caractéristique fondamentale de l’humain que d’être un animal particulier qui se pense comme un animal spécial. Mais c’est peut-être aussi une caractéristique qui ne se trouve que dans certaines cultures. De façon plus générale, l’un des enjeux de la philosophie aujourd’hui se rapporte à la nécessité de penser les rapports entre l’homme et les autres animaux en dehors de la problématique d’une frontière hygiénique qui sépareraient clairement les uns et les autres. Il faut penser plus sérieusement les convergences, les connexions, les rapprochements et les agencements entre hommes et autres animaux et ne plus se laisser obséder par les différences – surtout quand elles sont plus ou moins imaginaires. Il ne s’agit pas de dire qu’il n’y a pas de différences entre l’homme et les autres animaux mais qu’elles n’ont peut-être pas la signification ni l’importance que nous leur accordons habituellement dans notre culture. Comme nous sommes immergés depuis des siècles dans une culture de la différence, la tâche est loin d’être aisée !
Une obligation éthique ?
Le terme « animal », au fond, se définit négativement : il désigne tout ce qui n’est ni humain ni végétal. Face aux différents animaux et à leurs spécificités, devons-nous adopter le même comportement éthique ?
D’un point de vue zoologique, il n’y a pas de différence ontologique entre un boeuf, un humain et une fourmi. Mais encore une fois, nous ne sommes pas obligés de nous tenir à ce point de vue : on peut considérer qu’un boeuf et un chimpanzé ont culturellement plus de valeur qu’une fourmi. Pour les Hindous, par exemple, tuer une vache est plus grave que tuer un chimpanzé. Pour d’autres personnes encore, un beau papillon pourrait avoir plus d’importance qu’un macaque. Cela veut bien dire que l’ordonnancement des priorités auxquelles nous sommes habitués n’est pas une nécessité et il ne fait aucun doute qu’il appartient en propre à chaque culture.
La question se complique de surcroît avec le développement actuel des technologies cognitives. Descartes parlait d’animaux-machines, mais on voit de plus en plus apparaître des machines animales, qui empruntent l’apparence et le comportement des animaux. Ces artefacts ont-ils plus ou moins de valeur qu’un vrai animal ? À cela, également, il est très difficile de répondre. On aura tendance à répondre spontanément que n’importe quel animal a plus d’importance que n’importe quel artefact parce que le premier est vivant. Mais si je dois choisir entre sauver la vie d’une blatte ou préserver La Joconde de Léonard de Vinci, en toute conscience je ne suis pas sûr de choisir la blatte ! Un tel exemple est sans doute un peu caricatural mais il a l’avantage de montrer que la question est moins simple que ce qu’on le croit souvent. Parlons, si vous voulez, de la question des droits de l’animal. On commence à prendre conscience qu’il ne faut pas les maltraiter. Cette idée est ancienne mais elle débouche aujourd’hui sur une vraie question philosophique : la révolution copernicienne dont vous parlez a-t-elle une expression éthique ?
La révolution copernicienne contemporaine de nos représentations de l’animal a sans aucun doute des conséquences éthiques très importantes mais il convient de savoir précisément lesquelles. Dans les pays occidentaux, l’intérêt nouveau pour l’animal prend de plus en plus la forme de droits de l’animal, dans une perspective très anglo-saxonne.
Il faut distinguer deux éléments : la prise de conscience qu’il est inacceptable de faire souffrir l’animal sans bonnes raisons et la forme que prend la maîtrise des transgressions potentielles. Pour diverses raisons, un droit de l’animal n’est peut-être pas la stratégie la plus appropriée pour protéger l’animal. Je n’y suis pas formellement opposé, mais j’y vois de nombreuses difficultés. On peut en évoquer quelques-unes en vrac. Une telle notion est tout d’abord philosophiquement assez confuse. Comparer l’animal à des enfants ou à des handicapés mentaux pour justifier un tel droit m’a en particulier toujours paru suspect et de mauvais goût. C’est une attitude qui me semble de surcroît peu efficace sur le plan pratique. Il faut également faire attention aux arguments mobilisés. La majorité de ceux qui le sont aujourd’hui seront réutilisables pour un certain nombre d’artefacts à venir. Sommes-nous prêts à assumer une telle situation ? Quand on voit l’encombrement des tribunaux, on doute de surcroît qu’ils soient prêts à s’ouvrir pour l’animal. Nous vivons par ailleurs de plus en plus dans une société étouffante où tout est régulé par le droit de façon très rigide. Est-ce que je veux vraiment vivre dans une société où je peux faire un procès à n’importe qui ou n’importe quoi parce que je ne suis pas content (et parfois à juste titre) ? Nous n’avons peut-être pas besoin de plus de droits mais d’une législation plus efficace, ce qui est différent.
Il existe par ailleurs dans le droit français une interdiction de martyriser l’animal qui n’a pas besoin du support d’un droit de l’animal. Qu’il subsiste encore des élevages industriels intensifs comme on les connaît est par exemple une infamie qui ne relève pas d’une théorie du droit mais d’un problème de société. Il faut changer les mentalités plutôt que le droit (même si le droit peut aider). Au-delà de ces réticences de fond, la question du droit animal me semble très restrictive, car elle se focalise en général uniquement sur la souffrance et le bien-être, ce qui n’est pas rien mais n’est certainement pas tout. Les comités d’éthique se posent toujours la même question de la souffrance, ce qui constitue une vision partielle du souci que l’on doit avoir vis-à-vis de l’animal. On a trop tendance à développer ainsi une bioéthique négative en imposant des interdictions, il pourrait être intéressant d’imaginer également une bioéthique positive qui chercherait à améliorer la condition du vivant dans le monde. Dans quelle mesure peut-on augmenter en effet l’intérêt de la vie d’un animal ? Que signifie pour lui une vie digne et intéressante ? Toutes ces questions m’amènent à penser le statut animal dans une autre perspective que celle de la douleur – même si je reconnais que c’est un thème très important.
La conscience collective accepte le sacrifice de certains animaux pour en préserver d’autres. On ne peut donc pas éviter cette gradation de valeur entre les espèces. Sommes-nous en train de créer une nouvelle éthique de la vie en général, et non plus seulement de la vie humaine ?
Une approche un peu négligée que j’essaie de développer est celle d’une bioéthique de la réciprocité. Je peux demander beaucoup à un animal à condition que je sois prêt en retour à lui donner beaucoup. Pour mettre au point un vaccin qui tue chaque jour des milliers de personnes, je peux accepter de faire souffrir quelques lapins. Mais je dois donner par exemple une bonne vie à ces lapins avant l’expérience, ou me soucier du sort des lapins de façon plus générale, ou investir dans un parc où des lapins pourront vivre comme ils veulent, etc. En faisant souffrir un animal, je peux aussi me dire que je contracte une dette envers son espèce, et m’engager par la suite à préserver son environnement, un mode de vie qu’il apprécie, etc.
Le rôle du philosophe est de se demander dans quelle mesure des options qui apparaissent extrêmes sont finalement indispensables. Ce n’est pas la souffrance qui doit être éradiquée (on ne vit pas dans un monde à la Walt Disney), mais la souffrance inutile et sadique, ce qui est sensiblement différent. Une partie non négligeable des débats actuels sur la souffrance animale patauge un peu parce que nous vivons en particulier dans une société qui occulte la notion de sacrifice.
Si on accepte d’étendre le principe éthique au monde vivant, il faudrait alors redéfinir une gradation : on accepte de faire souffrir un lapin pour sauver des hommes, mais pas l’inverse.
Oui, nous sommes contraints de rétablir une gradation de valeurs qui me semble indispensable, mais sans oublier qu’il s’agit d’un élément culturel. Il faut mieux faire souffrir les lapins plutôt que les hommes dans une perspective anthropocentrique et je n’ai pas d’objection de principe à adopter une vision anthropocentrique de l’homme pour évaluer la justesse de mon comportement. Pourquoi devrais-je adopter en éthique une vision « lapinocentrique » ? Inversement, pour des raisons particulières, par exemple, je peux considérer qu’il est mieux de tuer un humain que de tuer un lapin, mais c’est une vision tout aussi anthropocentrique que l’autre malgré les apparences.
Le paradoxe fondamental du vivant est que la vie se nourrit de la vie. On ne peut pas envisager un monde sans une certaine forme de violence du vivant contre le vivant. La question importante est celle de savoir comment réguler cette violence. On peut imaginer, dans un futur lointain, des humains photosynthétiques, comme les plantes, qui ne seraient pas obligés de consommer d’autres animaux. Pour le moment, nous n’en sommes pas là. Nous restons des consommateurs de vivant, et l’attitude végétarienne qui consiste à ne pas consommer de viande pour des raisons éthiques n’est pas plus recevable ou plus juste que celle qui consiste à manger de la viande. Je peux donner un sens positif à ma vie en étant végétarien (ou à ne pas vouloir manger de porc ou de vache) mais il n’y a aucune positivité à vouloir généraliser aux autres cette attitude. La question éthique fondamentale est ailleurs. Ce n’est pas celle de manger de la viande ou non, mais de ne pas manger de la viande produite dans des conditions inacceptables. En d’autres termes, nous pouvons tuer des animaux dans des limites raisonnables et les manger, mais en torturant l’animal, nous portons atteinte à notre propre dignité. Je crois qu’on peut même aller jusqu’à dire que celui qui fait souffrir un animal sans raisons fortes porte atteinte à sa propre dignité mais aussi, au-delà de sa personne, à la dignité humaine en général.
L’homme me paraît dépositaire d’une métaphysique, quel que soit le sens qu’on donne à ce terme (la révolte contre la mort, l’amour, l’éthique…). Il me semble qu’il a franchi un gouffre qui l’oblige à se poser des questions qui n’appartiennent plus à l’ordre naturel, or votre point de vue est différent : rien ne sort jamais que de la nature.
Oui, pour moi, l’opposition nature/culture n’a tout simplement aucun sens. On pourrait parler d’un point de vue moniste : il y a la nature, et rien d’autre. Les dimensions culturelles et même spirituelles de l’humain sont naturelles, tout comme ses insatisfactions. L’homme donne des réponses culturelles à ses craintes et à ses espoirs (avec la religion par exemple) mais sa capacité à générer des attitudes culturelles est elle-même naturelle. C’est un fantasme culturel de croire qu’on peut s’extraire de la nature, fondamentalement parce que la nature est tout. L’homme peut encore se transformer radicalement, il peut se donner un destin, ce que les autres animaux ne font pas, mais c’est une caractéristique qu’il a héritée de sa phylogenèse et qu’il a façonnée lui-même. Je pense que l’enjeu véritable de l’homme aujourd’hui est double : c’est d’abord celui de se réconcilier avec la nature puis celui d’entrer dans l’espace : l’homme est fondamentalement un animal en exil, qui sortira de la Terre et qui emmènera les autres êtres vivants avec lui. Il est incontestable que l’humain donne une touche personnelle à l’aventure du vivant, mais on ne peut pas parler de transcendance pour autant.
Comment percevez-vous la préoccupation écologique actuelle ?
Deux questions ne doivent pas être confondues : la première est celle de savoir comment vivre de façon satisfaisante, et la seconde est celle de savoir comment conserver l’environnement tel qu’il est aujourd’hui. Cette dernière me semble fondamentalement réactionnaire. Les écologistes qui la soutiennent veulent retourner à ce qui a été, à une espèce de jardin d’Éden assez imaginaire. La première question, en revanche, est tout aussi écologique mais nous interroge sur l’avenir. Quel est l’environnement le plus intéressant pour l’homme et les autres êtres vivants ? C’est, par exemple, peut-être plutôt le jardin que la jungle.
Vers d’autres intelligences ?
Que nous apprennent les recherches sur les animaux au sujet de l’intelligence artificielle ? La construction de robots de plus en plus perfectionnés signifie-t-elle que l’homme est en train de créer des assemblages qui deviendront peut-être des créatures et relèveront du principe éthique ?
Ces travaux font partie des événements qui changent radicalement l’histoire du vivant. L’homme devient capable de construire des artefacts d’une complexité qu’il n’imaginait pas. Le problème est que nous ne sommes pas très doués pour décider si telle ou telle créature est vivante. Et, au fond, pourquoi se poser cette question ? En quoi est-elle si importante ? Il va falloir trancher sur des sujets qui nous paraissent très confus. Quand nous serons face à des artefacts autonomes, il faudra mesurer nos réactions et nous demander où commence la vie telle que nous l’entendons. Il est important de comprendre à cet égard que les biologistes n’ont aucune raison d’avoir le monopole sur ce qu’est le vivant. Vouloir s’en tenir à la définition extrêmement restrictive du vivant qui est adoptée par les biologistes nous empêche de bien saisir les enjeux fondamentaux de ce qui est en train de se jouer en ce moment.
De façon générale, je trouve que les biologistes tiennent trop de place. Les neurosciences ont par exemple déjà largement stérilisé un certain nombre de débats en sciences cognitives ces vingt dernières années. Il ne s’agit naturellement pas de ne pas reconnaître avec admiration les avancées majeures qu’elles ont permises mais de leur donner la place qui leur revient et ne pas se laisser intimider par leurs prétentions impérialistes à régenter l’univers. Il me semble indispensable que biologistes et spécialistes des sciences humaines travaillent ensemble pour comprendre les sociétés humaines et animales, mais une telle coopération ne signifie aucunement que les spécialistes des sciences humaines doivent devenir des supplétifs des biologistes comme certains ont tendance à le prétendre.
La biologie contemporaine majoritaire n’a par exemple pas grand-chose à dire de pertinent sur la question de la signification. Il existe bien une biologie qui s’engage sur cette voie, mais elle reste très largement marginalisée pour ne pas dire ostracisée – c’est par exemple la biosémiotique développée par des chercheurs comme Jesper Hoffmeyer ou Claus Emmeche à Copenhague, Kaveli Kull à Tartu, Anton Markos à Prague, etc. Rien ne s’oppose à ce que certains artefacts soient considérés un jour comme des êtres vivants mais pas nécessairement comme des êtres vivants superposables aux êtres vivants à base de carbone que nous connaissons déjà. Mais le débat est encore à peine engagé.
Vous n’excluez donc pas que des robots puissent relever du principe éthique ?
En ce qui concerne les artefacts, je ne vois pas de limite théorique : j’ignore jusqu’où les androïdes iront dans la ressemblance avec l’humain. Dans un futur proche, on peut imaginer des robots apparemment absolument conformes aux hommes. Comment faudra-t-il se comporter avec eux ? Notre rapport avec les humains va forcément changer si nous adoptons un comportement différent avec de tels androïdes. S’il est interdit d’agresser un humain, mais autorisé de battre un robot en tout point similaire, il faudra établir une limite qu’aujourd’hui nous ne maîtrisons pas – et c’est un euphémisme. Les raisons qui nous pousseraient à adopter un comportement éthique face aux artefacts ne sont pas les mêmes que celles qui nous conduisent à respecter l’animal. Les mondes virtuels persistants, quant à eux, nous plongent dans un autre espace, purement numérique, mais qui devient de plus en plus convaincant. L’exemple de Second Life soulève les mêmes questions : que pouvons-nous faire avec ces faux humains ? Quels comportements sont légitimes, éthiques, légaux dans ce monde ? L’histoire récente d’un « adultère » dans Second Life qui a abouti à un divorce réel doit nous faire réfléchir.
Vous dîtes qu’il y a une histoire de l’éthique. En vous écoutant, j’ai le sentiment que face aux animaux et aux artefacts, nous devons en réinventer une nouvelle forme ?
En éthique, il y a deux sortes de principes : d’un côté, des pratiques universelles considérées comme applicables en tout temps et en tout lieu, et de l’autre, des comportements de régulation de groupe modifiés en fonction d’histoires culturelles variées. Une des questions principales est de savoir ce que l’on accepte de faire rentrer dans la société. En Occident, jusqu’à très récemment, il n’y avait que les humains qui étaient supposés constituer les sociétés. Aujourd’hui, on ouvre la porte aux autres êtres vivants et aux artefacts.
On met en place des sociétés hybrides dans lesquelles vivront des humains et des non-humains de natures très différentes. Il faudra évidemment élaborer une éthique pour réguler les comportements entre ces créatures, car les fondements présupposés de notre éthique actuelle ne sont pas compatibles avec les phénomènes et les interactions auxquels nous seront confrontés. On va d’ailleurs sans doute retrouver ainsi la question des droits de l’animal mais dans une perspective très différente de celle qui est adoptée aujourd’hui.
La science-fiction doit donc s’accompagner d’une éthique-fiction ?
Exactement, avec un bémol tout de même : l’éthique n’est pas uniquement un outil intellectuel, c’est aussi un rapport dans lequel des affectations profondes et réelles sont mises en jeu. On entre dans l’inconnu : il faudra trouver des résonances pour convaincre les gens d’adopter les comportements éthiques qui seront jugés souhaitables.
Et si la conquête de l’espace nous amenait à rencontrer des formes de vie extraterrestres ?
En allant plus loin, on peut même imaginer rencontrer des cultures extraterrestres complexes, ce qui poserait des problèmes inédits, en matière de communication notamment. Pour le moment, nous avons des expériences ethnologiques qui nous permettent d’entrer en contact avec des cultures humaines différentes, des expériences éthologiques qui nous aident à communiquer avec les cultures animales, c’est-à-dire non humaines mais avec qui nous partageons une histoire phylogénétique ; en revanche, nous ne sommes pas préparés à rencontrer des créatures avec qui nous n’avons aucun passé naturel commun et qui ont développé des cultures au moins aussi complexes que les nôtres. Comme nous le faisons pour les animaux, il faudra sans doute inventer une nouvelle manière d’interagir avec de telles créatures. Et faire très attention.
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Philosophe de terrain à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et au Muséum national d’histoire naturelle. Il est notamment l’auteur de les Origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 2001 ; l’Animal singulier, Paris, Le Seuil, 2004 ; les Amis de mes amis, Paris, Le Seuil, 2006.
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C’est-à-dire dans la perspective de l’évolution naturelle.