Le recul de la social-démocratie : le cas de la Grande-Bretagne
La cuisante défaite du parti travailliste aux élections régionales et aux élections européennes ne fait que renforcer le climat de fin de règne qui entoure le gouvernement Brown. Les douze années au pouvoir des travaillistes n’en finissent pas de s’achever, au milieu des scandales, des démissions de ministres, des rumeurs de complots, toujours différés, pour démettre le premier ministre. Que reste-t-il du New Labour et de son chef, pourtant fêté comme le sauveur du système financier mondial il y a quelques mois, alors que les travaillistes viennent d’atteindre leur score le plus bas depuis 1910 ?
Les indemnités des députés
Nul n’ignore qu’un certain nombre de députés (en plus grand nombre du côté conservateur que du côté travailliste) a profité du système d’indemnisation offert par le Parlement britannique au-delà du raisonnable. Les procédures permettent à un député de se faire rembourser une partie de l’achat et de l’entretien de deux maisons, l’une dans sa circonscription et l’autre à Londres, sur présentation de justificatifs. La liste des abus a fait le tour de la planète, qui se faisant rembourser une petite maison pour les canards de sa mare, qui produisant la facture d’une douzaine d’ampoules électriques ou de la livraison de fumier pour son jardin. Une ministre, qui a depuis démissionné, s’est livrée à des opérations immobilières juteuses en bénéficiant de la possibilité de déclarer comme résidence principale, soit son logement londonien, soit son domicile dans la circonscription. Savamment orchestrée par le Daily Telegraph, qui s’était procuré copie de toutes les factures des demandes de remboursement, cette campagne a fait grand bruit et a entretenu l’idée que les députés profitaient tous du système (sauf les députés de Londres, qui n’ont pas droit à ces avantages).
Le scandale peut paraître disproportionné par rapport à la réalité (il est permis de se souvenir qu’en France les députés n’ont pas à fournir de justificatifs à l’appui de leur indemnité de résidence), mais il s’est inscrit dans un contexte particulièrement propice. D’une part, la crise économique et financière, qui frappe particulièrement durement le Royaume-Uni, peut donner à penser que pendant que les citoyens se serrent la ceinture ou perdent leur emploi, les députés ne songent qu’à améliorer la qualité de leur gazon. Ces indemnités sont associées, dans l’opinion publique, aux bonus et autres retraites dorées des banquiers qui ont provoqué une certaine émotion. D’autre part, le parti conservateur a su tirer parti de la situation, prenant l’initiative pour faire oublier ses propres brebis galeuses, David Cameron s’étant montré particulièrement incisif aux Communes. Enfin, les hésitations de Gordon Brown ont coûté très cher à son parti : au lieu de frapper vite et fort, et de forcer par exemple les députés de son parti à rendre des comptes, il a paru initialement vouloir minimiser l’ampleur du scandale, ce qui a bien évidemment contribué à l’amplifier. Si ces révélations avaient vu le jour il y a quelques années, il y a fort à parier que Tony Blair aurait su y mettre bon ordre rapidement et que la conjoncture, plus calme, ne leur aurait pas donné le même retentissement.
La préparation des élections
La coïncidence de ce scandale avec les élections régionales et européennes, sur fond de crise économique et d’usure d’un parti aux affaires depuis douze ans, n’a pas manqué d’avoir des effets dramatiques. La campagne électorale a totalement disparu des esprits, uniquement focalisés sur des révélations savamment distillées par le Daily Telegraph, qui semble avoir pris modèle sur la presse populaire. À une époque où l’on se lamente sur la fin de la presse écrite, c’est elle qui mène le bal. L’absence d’autorité de Gordon Brown sur son parti et sur ses ministres est en outre allée en s’aggravant. La cote des travaillistes baissant à vue d’œil, de sondage en sondage, le vent de la révolte a commencé à gronder au sein du parti. Des ministres, et non des moindres, se sont pris à suggérer une inflexion de la politique et de la méthode de gouvernement.
Des esprits inquiets ont vu là un début de complot blairiste. Le bureau du premier ministre a fait circuler des rumeurs sur le remaniement ministériel qui s’annonçait, suggérant en particulier que le chancelier de l’échiquier, Alistair Darling, qui n’avait pas démérité pendant la crise financière mais avait fait la une du Telegraph pour avoir malencontreusement demandé deux fois le remboursement de sa taxe d’habitation, pourrait être remplacé par Ed Balls, le ministre de l’Enseignement secondaire, fidèle parmi les fidèles de Gordon Brown. Pendant qu’un groupe de députés travaillistes commençait à faire circuler à partir d’un compte hotmail une lettre demandant la démission du premier ministre, les ministres tombaient comme des mouches à l’approche des élections que tout le monde prédisait catastrophiques, et d’un remaniement où certains perdraient leur portefeuille. La première à partir est Jacqui Smith, ministre de l’Intérieur en demi-teinte, donnée depuis quelque temps favorite pour perdre son portefeuille, car elle avait financé à son insu, sur ses frais de représentation, les films un peu lestes téléchargés par son mari. Puis vient le tour de Hazel Blears, blairiste reconnue et grande professionnelle du remboursement des frais de logement, qui démissionne avec un sens tout à fait spectaculaire de l’à-propos, puisque la ministre des Collectivités locales quitte le gouvernement la veille des élections régionales (et européennes), le jeudi 4 juin. Les jours suivants voient le départ, les uns à la suite des autres, du ministre du Travail, James Purnell, accompagné d’un appel à Gordon Brown à se démettre ; du ministre de la Défense, John Hutton, qui réitère son soutien au premier ministre ; de Caroline Flint, secrétaire d’État à l’Europe, qui, vingt-quatre heures après avoir affiché à la télévision son soutien indéfectible à Brown, publie une lettre assassine sur les méthodes de celui-ci. Et d’autres secrétaires d’État encore. On a rarement vu pareille débandade.
L’autorité de Brown est singulièrement mise à mal. Il est passé à deux doigts d’une défenestration digne de celle subie par Margaret Thatcher en son temps. Il aurait suffi qu’un poids lourd du gouvernement démissionne, David Miliband, le ministre des Affaires étrangères, ou Alan Johnson, le très respecté ministre de la Santé, pour que Brown tombe. Mais ces démissions n’étant pas coordonnées, l’abandon du navire en perdition ne l’a (pour l’instant) pas fait complètement couler. C’est dans cette atmosphère que les résultats des élections régionales sont tombés le jeudi 4 juin, marquant la perte par les travaillistes des quatre derniers conseils régionaux (county councils) qu’ils contrôlaient encore, au profit des conservateurs qui détiennent à présent toutes les régions. Le parti d’extrême droite, le British National Party (Bnp), enregistre quelques succès. Cameron pouvait pavoiser, et Brown continuer de se ronger les ongles, en attendant la proclamation des résultats des européennes, différée au dimanche 7 juin pour être en phase avec le reste de l’Europe.
Brown tente de reprendre l’initiative
Au cours de la semaine des élections, les démissions en rafale de ministres, et en particulier celle du ministre des Transports, survenue à la fermeture des bureaux de vote le 4 juin (« Je vous appelle à vous écarter pour laisser à notre parti une chance de se battre et de gagner [les prochaines élections] »), ont exigé une réaction rapide du premier ministre pour éviter que le navire ne sombre avec le départ d’un ministre de premier plan. La contre-offensive est menée immédiatement par Brown, Balls, et le nouvel homme indispensable, Lord Mandelson. Il convient d’abord de s’assurer que ni Miliband ni Johnson ne suivent Purnell. Puis le gouvernement est remanié a minima, Darling et Miliband ayant refusé de quitter leur poste. Brown, affaibli, ne peut se permettre de voir Darling démissionner à son tour et doit renoncer à nommer le fidèle Balls, chancelier de l’échiquier. Johnson, qui n’a pas voulu prendre la tête d’une rébellion, devient ministre de l’Intérieur. Lord Mandelson devient de facto vice-premier ministre, avec le titre ronflant de « premier secrétaire d’État ». Pour un homme qui, il y a un peu moins d’un an, figurait parmi les grands ennemis de Brown, le renversement de fortune est pour le moins spectaculaire. Ce gouvernement tiendra-t-il ? Et, plus particulièrement, tiendrait-il le choc des européennes ?
Peu de mots permettent de caractériser la déroute électorale des travaillistes aux européennes, ceux-ci parvenant non seulement à un score inférieur à celui des socialistes français, mais encore à leur plus bas niveau depuis un siècle : moins de 16 % des voix à l’échelle nationale, battus pour la première fois par les conservateurs au pays de Galles, pour la première fois par les nationalistes écossais en Écosse, en sixième position en Cornouaille (derrière un petit parti indépendantiste), atteignant péniblement 8 % des voix dans la région sud-est. Les conservateurs arrivent en tête avec 28 %, ce qui constitue cependant un gain d’un seul point par rapport à leur score de 2004. Les eurosceptiques de l’Ukip se retrouvent devant les travaillistes, et le parti d’extrême droite Bnp envoie pour la première fois de son histoire deux députés à Bruxelles. Brown ne tient que grâce au défaut de coordination des rebelles, et à l’absence d’une personnalité prête à assumer sa succession. Au sein du Cabinet, il est affaibli, n’ayant pu procéder au remaniement qu’il souhaitait, et restant à la merci d’un changement d’humeur d’un ministre de premier plan. Une fois de plus, Brown rebondit, mais le rebond est cette fois de faible ampleur. Il a momentanément échappé au coup de grâce, et peut-être tiendra-t-il jusqu’aux prochaines législatives, prévues au plus tard en juin 2010.
Qu’est-ce que le Bnp ?
Le British National Party a donc créé la surprise et la consternation en emportant deux sièges de député européen ainsi que trois élus dans les conseils de comté. Le Bnp est un parti issu d’une scission du National Front, groupuscule d’extrême droite, qui pouvait recueillir jusqu’à 3 % des voix dans les années 1970 avant que la victoire de Margaret Thatcher ne le prive d’une partie de son fonds de commerce. Dans les années 1980, le Bnp prend son essor, en se structurant en parti politique, tout en adoptant une ligne idéologique qui ne l’empêche pas d’être qualifié en 1990 par une commission du parlement européen de parti « ouvertement nazi ». À partir de la fin des années 1990, sous la houlette de son leader actuel, Nick Griffin, il commence à enregistrer des résultats électoraux qui le font remarquer (100 000 voix aux européennes de 1999). Aux élections européennes de 2004, il obtient près de 5 % des suffrages, et en 2009 plus de 6 %. Cette progression a des causes connues : la crise économique se conjugue à l’abandon des classes populaires par les partis traditionnels (en particulier le Labour), à quoi il faut ajouter la faiblesse considérable des travaillistes et le climat délétère qui alimente l’antiparlementarisme. Le programme du Bnp est d’une simplicité exemplaire, et découle de sa défense des intérêts des « Britanniques de souche » : sur l’immigration, son principal cheval de bataille, le Bnp est par exemple favorable à l’arrêt de l’immigration, à la déportation des immigrés clandestins et à l’instauration d’un système de rapatriement volontaire pour les immigrés légalement installés dans le pays ; sur l’Europe, il défend un retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne ; de même, il réclame l’arrêt de l’aide internationale afin que l’argent britannique n’aille pas à d’autres qu’aux Britanniques ; sur la pêche, il est favorable à une zone d’exclusion autour des côtes. Il s’agit donc d’un programme « classique » de parti d’extrême droite, qui insiste sur la dimension locale de la politique, et se veut le défenseur des droits individuels des « autochtones ».
Que reste-t-il du blairisme ?
Comment en est-on arrivé là ? Nul doute que le premier ministre porte une grosse part de responsabilité dans la situation : son autoritarisme, son absence de charisme politique, l’indécision qui le caractérise, son goût de la tractation compliquée ne sont pas compensés par de réelles qualités dans la conduite de l’économie du pays. Même sur la question financière, il n’a su assumer sa responsabilité, ni dans les processus de dérégulation des marchés financiers ni dans la montée de la bulle immobilière. Mais la crise financière et économique à laquelle le Royaume-Uni doit faire face est, à l’évidence, l’une des raisons majeures de la désaffection d’un électorat qui avait pourtant donné un troisième mandat consécutif aux travaillistes en 2005. Enfin, c’est peut-être la crise, voire la fin du blairisme que l’on perçoit à présent. Loin de constituer une idéologie forte, ou même une doctrine solide, le blairisme n’était peut-être rien d’autre qu’un pragmatisme inspiré, doublé d’une communication hors pair. Maintenant que le grand communicateur a quitté la scène, et que Brown ne montre pas la même capacité de réaction face aux événements, seuls quelques slogans vides de sens tiennent lieu de politique.