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Un tournant dans la vie politique britannique ?

juin 2015

#Divers

Nul n’ignore que les urnes anglaises ont rendu le verdict le plus inattendu et le moins prévisible de leur histoire. Quelques faits : pour la première fois depuis le début du xxe siècle, un Premier Ministre en exercice depuis plus de dix-huit mois augmente sa majorité. Le Parti libéral-démocrate, allié des conservateurs dans la précédente législature, perd quarante-neuf députés, passant de cinquante-sept à huit (15 % de voix en moins par rapport aux élections de 2010). Les travaillistes, avec un peu plus de 30 % des voix, perdent vingt-six sièges par rapport à 2010. Le parti indépendantiste écossais remporte cinquante-six sièges sur cinquante-neuf en Écosse. La droite antieuropéenne (Ukip) arrive en troisième position avec près de 13 % des voix. Du fait du scrutin uninominal à un tour, elle n’obtient qu’un seul siège, mais elle arrive en deuxième position dans cent vingt circonscriptions (conservatrices comme travaillistes). Les chefs des trois principaux partis ont démissionné le lendemain des élections (même si l’un d’entre eux, Nigel Farage, de l’Ukip, a repris sa démission quelques jours plus tard, cédant à la pression enthousiaste des militants de son parti). Le parti travailliste a perdu deux fois les élections, une fois sur sa gauche, en Écosse, face au Scottish National Party (Snp), une fois sur sa droite, en Angleterre, face aux conservateurs. Les conservateurs gouvernent seuls pour la première fois depuis John Major en 1997.

Fallait-il croire les sondages ?

Les instituts de sondage se sont lourdement trompés, avec constance. Si certains d’entre eux prévoyaient une avance pour les conservateurs, celle-ci n’apparaissait jamais comme décisive (plus de six points finalement). Comme au Royaume-Uni en 1992 (Kinnock donné vainqueur par le sondage à la sortie des urnes), comme en France en 2002 où l’élection présidentielle aurait dû simplement confirmer les sondages, comme en Israël cette année, les résultats ont pris par surprise tous les commentateurs ainsi que la classe politique, et rendu obsolètes des kilomètres d’analyses sur les gouvernements de coalition et les différentes combinaisons possibles. En apprenant le sondage à la sortie des urnes, l’ancien leader des libéraux démocrates, Paddy Ashdown, promettait de manger son chapeau si ces estimations s’avéraient exactes (elles étaient encore en dessous du résultat final puisqu’elles ne prévoyaient pas de majorité absolue pour les conservateurs). Si les sondeurs avaient bien vu venir la conquête de l’Écosse par le parti indépendantiste, ils n’ont pas saisi les tendances en Angleterre, et il leur faudra encore du temps pour comprendre les raisons de leurs erreurs. En revanche, la faute manifeste de toute la classe politique, et qui a coûté particulièrement cher aux travaillistes (ainsi qu’aux libéraux-démocrates, mais cela n’aurait sans doute rien changé pour eux), a été de faire campagne l’œil rivé sur ces sondages qui promettaient un résultat serré et de complexes marchandages pour former une coalition.

La raison tactique pour laquelle les conservateurs ont gagné les élections tient au fait qu’ils se sont particulièrement bien comportés dans les circonscriptions tangentes. Alors que la part nationale de leur vote n’a augmenté que de 1 % dans l’ensemble, elle a augmenté de 4 % dans celles-ci. Ils ont ainsi remporté vingt-six circonscriptions aux dépens de leurs alliés libéraux-démocrates, et un gain net de deux circonscriptions face aux travaillistes. Cela est sans doute dû à un très fort investissement de ces circonscriptions par les militants du parti dans la semaine précédant les élections. La raison tactique de l’échec des travaillistes, outre qu’ils ont cru aux sondages, tient au fait qu’ils ont perdu deux paris. Ils ont d’abord pensé que les électeurs libéraux-démocrates déçus de l’expérience de gouvernement voteraient travailliste : il n’en a rien été, car ils se sont aussi bien reportés sur les Verts (3, 8 % des voix et un député) que sur les conservateurs. Ils ont ensuite estimé que les anti-européens de l’Ukip prendraient suffisamment de voix aux conservateurs sur leur droite : là encore il n’en a rien été, d’abord parce que la campagne de Cameron avait su persuader les électeurs tentés par l’Ukip de revenir vers les conservateurs, et ensuite parce qu’un nombre important d’électeurs travaillistes se sont tournés vers ce parti.

Que reste-t-il des Lib-Dems ?

Mis à part Cameron, tout le monde a perdu. Si l’Ukip peut se féliciter d’un très bon score national, il ne remporte qu’un seul siège, et ne parvient pas à faire élire son leader, Nigel Farage. Ce parti prépare l’avenir, et se place en position d’opposant direct dans un nombre important de circonscriptions. Les libéraux-démocrates disparaissent totalement de l’échiquier politique, perdant en une seule élection un capital politique très important, construit en particulier par leur opposition à la guerre d’Irak, par leur défense des libertés individuelles, ou encore leur opposition aux droits d’inscription prohibitifs dans les universités. Comme les travaillistes, ils sont presque totalement éliminés d’Écosse, où ils étaient pourtant représentés par d’importantes personnalités. C’est bien évidemment leur alliance avec les conservateurs durant la dernière législature, au cours de laquelle ils ont renié tous leurs principes, qui a provoqué cette monumentale déculottée. Un nombre important d’électeurs libéraux-démocrates ont ressenti l’alliance avec les conservateurs comme une trahison. De toutes les figures emblématiques du parti, seul Nick Clegg, probablement sauvé par les électeurs conservateurs dans sa circonscription de Sheffield, retourne aux Communes. Avec huit députés, on ne voit pas ce qu’ils pourront apporter au débat public. Les libéraux et les sociaux-démocrates se heurtaient depuis des années à l’impossibilité d’émerger dans un système politique polarisé à l’extrême, en particulier en raison du mode de scrutin (uninominal à un tour) ; mais des politiques ambitieuses et fondées sur quelques principes clairs avaient permis aux libéraux démocrates de faire entendre une voix distincte dans la vie politique britannique. Tout cela est maintenant anéanti.

Le Labour à la case départ

Si la disparition des libéraux de la vie politique britannique est regrettable, elle relève cependant de la justice poétique. En revanche, l’échec cruel de l’équipe d’Ed Milliband aux élections est beaucoup plus préoccupant, à la fois pour le parti, pour la vie politique britannique et pour la gauche européenne. Outre des erreurs tactiques, les travaillistes paient certainement le prix d’une refondation manquée en 2010, et d’une incapacité à contrer la redoutable propagande des conservateurs. Le psychodrame de l’élection d’Ed Milliband à la tête du parti travailliste aux dépens de son frère David, probablement plus charismatique mais trop marqué par l’idéologie blairiste new Labour, devait amener un recentrement du parti travailliste sur ses valeurs traditionnelles, recentrement perçu par certains comme un virage à gauche. Mais l’héritage complexe des années Blair n’a jamais été analysé en profondeur, et le parti travailliste n’a pas réussi à surmonter les tensions entre son aile gauche incarnée par le soutien des syndicats à Ed Milliband et le réformisme centriste hérité de Blair et de Brown. Cette tension apparaît clairement dans la géographie électorale où les travaillistes perdent en Écosse sur leur aile gauche face à un parti indépendantiste anti-austérité, et en Angleterre sur leur aile droite pour n’avoir pas su rallier la frange middle England sur laquelle Tony Blair avait construit tous ses succès électoraux.

De plus, les travaillistes avaient perdu depuis 2010 l’argument économique. Alors que la crise de 2008 était entièrement due à l’écroulement du système bancaire, ils ont laissé les conservateurs installer dans l’opinion l’idée que les budgets travaillistes en étaient responsables. Enfin, les conservateurs ont construit un argumentaire aussi clair que faux sur la dette et sur la nécessité de la résorber par des politiques d’austérité – politiques qui ont tué la reprise qui s’amorçait en 2010. Ed Milliband a été incapable de proposer au pays un récit convaincant, qu’il s’agisse de l’itinéraire parcouru depuis 2010 ou des perspectives offertes au pays. Parti au lendemain de la déroute, Milliband laisse une formation sans direction claire, où le travail de clarification idéologique devra occuper les énergies pendant de nombreux mois, laissant ainsi aux conservateurs le champ libre pour appliquer leur programme. Pour la gauche européenne, c’est aussi un échec : alors que Tony Blair, pour le meilleur et pour le pire (la guerre d’Irak), avait incarné de nouveaux principes et de nouvelles directions pour la social-démocratie européenne, l’effacement des travaillistes va affaiblir par contrecoup une gauche réformiste déjà mal en point dans les autres pays européens. C’est un cycle qui se clôt, et les interventions nostalgiques de Blair et de Mandelson à la suite de la déroute électorale ne changeront rien à cette situation.

Quel avenir pour le Royaume-Uni ?

Si les conservateurs triomphent au-delà de toute espérance, engrangeant aussi les bénéfices d’une petite embellie économique dans les mois précédant les élections, ils se trouvent dans une situation paradoxale. Alors que le gouvernement de coalition avait une confortable majorité aux Communes, les conservateurs obtiennent certes à eux seuls la majorité absolue (de douze sièges), mais cette faible avance risque d’exposer Cameron aux caprices de ses backbenchers, souvent incontrôlables. Cameron a opté pour la stabilité dans son nouveau gouvernement, reconduisant les principaux ministres dans leurs fonctions précédentes : George Osborne reste chancelier de l’Échiquier, Theresa May à l’Intérieur, Philip Hammond aux Affaires étrangères, etc. Les conservateurs ont toutefois les coudées franches pour appliquer un programme politique d’un radicalisme certain. Ainsi des douze milliards de livres de coupes prévues dans le système de protection sociale (Welfare State). Ainsi des nouveaux pouvoirs de surveillance dans un pays déjà soumis à des restrictions des libertés individuelles. Ainsi du Human Rights Act, dont la suppression est déjà programmée. Ainsi du référendum sur l’Europe, qui pourrait avoir lieu dès 2016.

En effet, officiellement pour éviter la simultanéité avec les élections françaises et allemandes de 2017, ce référendum, qui posera la question de l’appartenance continuée du Royaume-Uni à l’Union européenne, pourrait être avancé à l’année prochaine. Il s’agit pour Cameron de soumettre la participation du Royaume-Uni à une renégociation des modalités de l’intégration européenne. S’il estimait les concessions de l’Union européenne suffisantes, il pourrait faire campagne pour le « oui », permettant ainsi au Royaume-Uni de continuer à bénéficier des avantages du marché unique. Si le « non » l’emportait, les turbulences seraient considérables. En effet, l’Écosse réclamerait certainement un nouveau référendum sur l’indépendance dans l’espoir de rester en Europe. On pourrait alors tout à fait imaginer un scénario inquiétant selon lequel, à la fin de la législature, le Royaume-Uni aurait quitté l’Europe et l’Écosse aurait quitté le Royaume-Uni. David Cameron sera-t-il le dernier Premier Ministre d’un Royaume-Uni européen ?