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Photo : Sharosh Rajasekher
Photo : Sharosh Rajasekher
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Face aux passions identitaires, un monde commun

Alors que de plus en plus de pays font le choix du repli nationaliste et identitaire, il nous revient de fabriquer un monde commun aux Européens de toute confession, inspiré de l’espace méditerranéen.

Le Rappel à l’ordre, l’essai le plus retentissant de Daniel Lindenberg, a bien été « prémonitoire », et même visionnaire[1]. Il a su capter l’esprit d’une époque, ce moment de retournement qui advient sous nos yeux et que nous ne savons pas vraiment percevoir.

Un rapide tour d’horizon du paysage politique européen nous dit fort bien là où nous en sommes arrivés aujourd’hui. En Europe centrale, des formes de « démocrature » (ou « démocraties illibérales [2] ») voient le jour. L’Autriche est dirigée depuis octobre 2017 par le « libéral » Sebastian Kurz, allié au Fpö, parti à l’ascendance ouvertement nazie. L’Allemagne elle-même, en dépit de son histoire et du travail de mémoire accompli depuis 1945, a vu l’affirmation d’un front anti-islam et anti-immigration avec le mouvement Pegida, puis la percée de l’Alternative für Deutschland (AfD) au Bundestag lors des élections de septembre 2017. ­L’Angleterre a choisi quant à elle le Brexit, après une campagne nationaliste, isolationniste et anti-immigrés. L’Espagne est de son côté en plein démêlé avec la Catalogne, qui se rêve indépendante, portée par l’affirmation d’une identité catalane. En Grèce, le parti Aube dorée, ouvertement nationaliste, identitaire et xénophobe, reste en embuscade. La France a vu, pour la deuxième fois consécutive en 2017, et après la surprise de l’élection de 2002, le Front national au second tour de l’élection présidentielle, comme si cela était devenu « normal ». « Le suicide français » serait notre destin selon Éric Zemmour et notre identité serait invariablement devenue « malheureuse » selon Alain Finkielkraut. De tels récits deviennent une forme de doxa, d’évidence indiscutée, qui façonne notre imaginaire et construit notre vision d’une Europe citadelle, menacée par le risque d’un « grand remplacement » selon le combat mené par l’écrivain Renaud Camus.

La question de l’islam européen devient centrale et quasi obsessionnelle, alors qu’elle pourrait être pensée à partir d’une approche fondée sur les modes de vie et les styles de vie. Il y a là un terrain fertile de pensée et de recherche à explorer, une quête pour tenter de donner un autre visage à notre temps qui pourrait bien être défiguré si nous laissons les choses glisser chaque jour un peu plus. Le malaise européen est profond et, face à ce vide persistant, les mouvements nationalistes et identitaires ­s’engouffrent dans la brèche pour recréer une forme d’unité, de cohésion contre « l’immigration et l’islamisation », selon leur principal mot d’ordre.

Il s’est constitué à travers l’histoire un espace de pensée, de culture et de civilisation qui a relié durablement et en profondeur les deux rives de la Méditerranée et il n’est pas possible de faire comme s’il n’avait pas existé. La confrontation des héritages historiques, philosophiques et culturels n’est pas une vieille lune, un combat pour vieux érudits en mal de reconnaissance ou de controverse. Comme l’avait si bien vu Albert Camus au moment de la guerre d’Algérie et de la spirale meurtrière entre attentats et répression : « Lorsque la violence répond à la violence dans un délire qui s’exaspère et rend impossible le simple langage de la raison, le rôle des intellectuels ne peut être, comme on le lit tous les jours, d’excuser de loin une des violences et de condamner l’autre, ce qui a pour double effet d’indigner jusqu’à la fureur le violent condamné et d’encourager à plus de violence le violent innocenté. » Et il ajoutait : « Il ne s’agit pas de crever séparément, mais de vivre ensemble [3]. »

Là est la question. Vivre ensemble, avec les musulmans européens, créer les conditions d’un possible monde commun. C’est le seul horizon crédible si l’on veut éviter la montée des extrêmes entre, d’un côté, les partisans d’un Occident chrétien et d’un nouvel ordre national et, de l’autre, les mouvements salafistes et djihadistes qui ne rêvent que d’en découdre. Or, entre ces deux mouvements identitaires qui se font face, il n’y a pas rien, tout au moins pour le moment. Il existe encore un espoir de coaliser des forces au sein des sociétés européennes pour créer des convergences et donner une consistance à un possible monde commun.

Islam européen et styles de vie

C’est la frange la plus radicale et la plus violente de l’islam politique qui est aujourd’hui sur le devant de la scène européenne. Elle occulte la majorité silencieuse, les « musulmans ordinaires [4] ». À partir d’une vaste enquête menée par la sociologue Nilüfer Göle et son équipe durant cinq ans (2009-2013) et dans vingt et une villes européennes, des données significatives remontent. Elle a pratiqué une forme « d’espace public expérimental » qui permet l’énonciation des questions qui fâchent et d’organiser une vraie délibération publique. Les « musulmans ordinaires » ont le plus souvent été éclipsés de l’analyse et du débat public. Or ils cherchent simplement à pratiquer leur foi, tout en vivant pleinement au sein des sociétés européennes. Ils ne souhaitent nullement remettre en question les fondements de l’État de droit, qui ne sont de toute façon pas négociables, et ils aspirent largement aux garanties que leur donnent les libertés publiques. Mais ils se cherchent une place dans la Cité, et hors des cités, comme « musulmans européens ».

Situer la question sur le terrain des modes de vie et des styles de vie permet de dépassionner les débats. De comparer par exemple un style de vie halal à un style de vie bio ou végan, avec les interdits alimentaires qui les accompagnent. Apparaît alors ce qui est de l’ordre du négociable, ce qui peut faire l’objet d’arrangements dans la vie de tous les jours, et ce qui s’affirme au contraire comme de vrais points de blocages, des frontières difficilement franchissables. Les styles de vie[5] sont, comme leur nom l’indique, dans la vie, dans le consentement au devenir, et non dans une perception identitaire figée et essentialisée, hors du temps et de l’histoire. De nombreuses interactions et hybridations sont d’ores et déjà à l’œuvre dans les sociétés européennes, loin des rejets et des replis qui s’expriment avec force. C’est une invitation à renouer avec ce que Michel de Certeau appelait jadis L’Invention du quotidien [6].

C’est ce que nous tentons d’approfondir actuellement à l’Institut méditerranéen de recherches avancées, dans un atelier de recherche consacré aux styles de vie en Méditerranée[7]. Les analyses développées dans ce cadre ouvrent des perspectives nouvelles pour sortir du piège des passions identitaires. L’objectif est de sortir enfin de la « catégorie uniformisante des “musulmans” [8] » et de réintroduire du divers, du pluriel, des trajectoires de vie. Cette approche change profondément la donne en ce qu’elle rend fluide ce qui est le plus souvent présenté comme figé.

« L’illusion identitaire », comme l’a montré Jean-François Bayart, est néanmoins un phénomène puissant qui peut produire de véritables catastrophes politiques[9]. Le malaise européen, le glissement nationaliste auquel nous assistons aujourd’hui, d’un pays à l’autre, est annonciateur de tensions toujours plus vives. Comment en sortir ?

Les formes possibles d’un monde commun

Qu’est-ce qui est commun entre l’Europe et l’Islam, sinon le monde méditerranéen ? Il ne s’agit pas d’une entité, et encore moins d’une identité méditerranéenne, illusoire ou même factice, mais d’un monde fait d’entre-mondes, complexes, divers et qui en même temps nous relie sur le temps long de l’histoire, jusqu’à aujourd’hui[10]. Les phénomènes de migration et de diaspora participent désormais pleinement de cette dimension méditerranéenne. Ils en font même une question intérieure à l’Europe, et non plus une simple question de politique étrangère.

Qu’est-ce qui est commun entre l’Europe et l’Islam, sinon le monde méditerranéen ?

À partir des intrications, des interpénétrations et des hybridations qui se jouent au sein des sociétés européennes, « il ne s’agit pas de s’accommoder de la “différence islamique”, mais de créer du commun par le partage du sensible[11] ». Cette fabrique du commun, cette « institution imaginaire de la société », est une façon de rétablir des traits d’union face à des identités exclusives. Les modes de vie traversent les identités fermées sur elles-mêmes, ils échappent ou contournent ces blocs dont le seul destin serait l’affrontement, le choc des civilisations.

Il ne s’agit pas pour autant de sous-estimer la « guerre des styles » qui est à l’œuvre aujourd’hui. Un style de vie, en effet, n’est pas un simple phénomène de mode. Ce n’est pas un lifestyle, éphémère, dont on change aussi facilement que de costume. Un style de vie, un way of life, touche à des questions profondes, il fait référence à des valeurs, à des modalités d’être au monde et il révèle ce que l’on est prêt à défendre souvent avec vigueur. C’est à la fois un choix, un désir et un imaginaire, mais aussi une forme d’héritage, de transmission de gestes, de formes et de valeurs dans lesquels on se reconnaît et autour desquels on se retrouve.

Les sociétés européennes ont connu, ces vingt dernières années, des formes de radicalisation et d’affirmation d’un islamic way of life qui cherche qui cherche à se distinguer, voire à entrer dans une sorte de rivalité mimétique. Il témoigne notamment d’une façon singulière de s’habiller et de se présenter dans la société : la khamis, plus une certaine taille de barbe, pour les hommes ; différents types de voiles et de tuniques qui cachent le corps, pour les femmes. Une autre façon de manger, en respectant strictement les interdits alimentaires concernant le porc et les boissons alcoolisées par exemple. Parmi les gestes du quotidien, on se salue à distance et on ne s’embrasse pas entre hommes et femmes. On voit ainsi s’affirmer, au sein même des sociétés européennes, par l’intermédiaire des phénomènes de migrations et de diaspora, un écart, un repli et même un rejet. Comme si rien n’existait de commun entre « eux » et « nous ».

Ce n’est pourtant pas la seule perspective. Il existe toute une gradation des styles de vie « musulmans » en interaction avec d’autres styles de vie. Des alliages, des bricolages, des syncrétismes prennent forme et ouvrent de réelles possibilités pour « vivre ensemble », comme nous y invitait Camus, plutôt que de crever séparément et nous enfermer dans une logique de combat.

Quels terrains explorer pour fabriquer du commun, au moins dans le champ symbolique, et faire émerger un monde de significations partagées ? Nous en proposons ici cinq.

Le monde de l’art et le partage du sensible

« J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives [12]. » C’est dans ce va-et-vient entre « commun » et « parts exclusives » que peut être pensé un monde de l’art qui à la fois traverse et relie des mondes séparés. C’est un enjeu de premier plan, notamment pour les jeunes générations, qui peuvent se retrouver dans des formes esthétiques, musicales, plastiques, visuelles, cinématographiques, littéraires ou théâtrales à la fois singulières et partagées. « La création de nouvelles formes esthétiques peut ainsi signaler une volonté de dépassement des antagonismes, de l’incommensurabilité entre normes, des divisions identitaires entre Européens et musulmans [13]. »

Cela ne s’adresse évidemment pas aux seules élites cultivées mais peut toucher un très large public populaire, qui se retrouve dans ces expressions et ces formes artistiques, par exemple musicales ou visuelles. Les politiques publiques sont, il est vrai, le plus souvent défaillantes voire lacunaires en la matière. Il conviendrait de prendre enfin la mesure des enjeux, des dangers que font naître les passions identitaires, pour s’en occuper et soutenir résolument ce « sens du divers », comme dirait Victor Segalen, ces esthétiques nouvelles qui ont souvent bien du mal à trouver leur place dans les institutions culturelles établies qui les tiennent volontiers à l’écart. Il conviendrait de mobiliser des moyens significatifs, des lieux, des acteurs, publics comme privés, pour favoriser une culture traversière et pour convier vraiment le monde de l’art au partage du sensible et à l’expression qu’il souhaite, ou qu’il rêve, d’un monde, de mondes communs.

La pensée critique dans l’islam contemporain

L’islam ne se confond pas avec l’islamisme, l’obscurantisme et le djihadisme. Ce sont des courants puissants, destructeurs et propagateurs d’une vérité qui se croit exclusive. Mais là n’est pas le seul chemin de l’islam contemporain, au xxie siècle. Il existe toute une pensée critique qui cherche à échapper à ces catégories réductrices et dominatrices. C’est au sein même de l’islam qu’existent des formes de contestation et des forces d’émancipation significatives. Certains pensent qu’il faut couper définitivement, se tenir à l’écart du monde de l’islam et penser en dehors, selon les seules catégories du monde occidental, sécularisé. Mais ce serait là une forme de renoncement et une façon de rester définitivement à la marge, sans relation avec ceux qui continuent à professer leur foi. N’en déplaise aux tenants du « désenchantement du monde », qui l’appréhendent comme une évidence, une nécessité dans l’histoire, la dimension religieuse, et pas seulement dans l’islam, demeure une forme majeure du croire dans les sociétés contemporaines. Comme l’observe Mohammed Ali Amir-Moezzi : « Avec la distance, on voit que les périodes d’essor sont très liées à l’acceptation par l’islam d’autres pensées, d’autres traditions et cultures, et que le déclin vient quand cette ouverture se termine, quand on se ferme sur soi [14]. »

Sortir de cet enfermement sur soi, de ce littéralisme, cette forme « d’exégèse qui interdit l’exégèse », est justement une possibilité en Europe, où les conditions d’une libre interprétation des textes sont réunies, d’une pensée reliée à un contexte largement séculier. C’est un appel à la « liberté de conscience », qui figure d’ailleurs à l’article 6 de la nouvelle Constitution tunisienne, que propose notamment Yadh Ben Achour dans sa Deuxième Fatiha[15]. Il souligne, dans un cours inaugural à l’université de Genève, intitulé «  Quel islam pour l’Europe ?  », combien il est décisif de « développer, encourager et promouvoir ce qu’on pourrait appeler “l’islam libéral”, ce qui en Europe veut dire un islam réformé et citoyen ». Et il appelle résolument à des « batailles de la liberté contre toutes les théologies et les idées politiques antidémocratiques. Cela consiste d’abord à attaquer, par le débat d’idées, les socles sur lesquels repose le salafisme, c’est-à-dire le naturalisme, le culturalisme et l’historicisme ».

Sur ce terrain de la pensée critique et d’un islam libéral, il est tout à fait envisageable de construire des convergences et de convaincre les « musulmans européens » de s’y retrouver. Cette ouverture et cette pensée critique dans l’islam contemporain, jadis initiées par Jacques Berque et Mohammed Arkoun, et qui n’ont malheureusement pas été suivies par les institutions publiques françaises et européennes, devraient pouvoir trouver enfin aujourd’hui toute leur place. C’est l’un des terrains majeurs pour contrer le littéralisme et dépasser les lectures fermées et obscurantistes de l’islam contemporain.

La langue et les intraduisibles

Barbara Cassin développe depuis de nombreuses années une pensée aiguë et fertile à propos de la langue et de la traduction, donnant lieu au Vocabulaire européen des philosophies[16], ou dictionnaire des « intraduisibles ». Belle notion qui ne signifie en rien une incapacité de traduire de la pensée en langues, mais au contraire que ce travail de traduction est toujours en devenir, que le sens n’est pas épuisé par l’épreuve de la traduction.

Cette pensée ouverte de la traduction se prolonge aujourd’hui par un nouveau projet de grande ampleur qui vise à interroger « les intraduisibles des trois monothéismes ». Cette expérience est une formidable occasion de fabriquer du commun. Non en cherchant un plus petit dénominateur commun, en affadissant les langues de leurs singularités, et encore moins en cherchant une forme de pureté. Ce sont des circulations et des passages qui sont recherchés dans un tel projet qui ouvre de vraies perspectives et touche à des questions sensibles. Le philosophe Souleymane Bachir Diagne accompagne notamment cette réflexion de fond à propos de l’islam. Il prolonge ainsi ses réflexions à propos du « devenir-­philosophique de la langue arabe » et nous invite au « pluralisme » : « L’ouvert, c’est l’indéterminé ou l’illimité. C’est aussi le pluriel [17]. »

Pratiques religieuses et lieux saints partagés

Le partage des « lieux saints » est une tradition lointaine en Méditerranée, une forme mixte de pratique du religieux. « Quand le religieux est saisi au plus près du vécu, dans les interstices des pratiques quotidiennes, il en ressort parfois une interpénétration des traditions et des cultes, sous l’œil tantôt compréhensif, tantôt vindicatif des “gardiens du temple” », observe Dionigi Albera dans son analyse d’une « anthropologie de la traversée des frontières entre les religions monothéistes [18] ». C’est un phénomène courant, de longue durée, et non une exception marginale, qui témoigne de pratiques récurrentes et souvent très populaires. Il existait largement dans le monde ottoman, dans les Balkans, autour de la figure de saint Georges, assimilé à la figure coranique ­d’al-Khadir, le « Vert », mais aussi à « l’intérieur du Maghreb », autour de lieux saints partagés entre juifs et musulmans, sans oublier les très nombreux sanctuaires qui rendent hommage à Marie dans l’islam. Ces dévotions mixtes fabriquent du commun et nous racontent tout autre chose que la confrontation en cours.

« Ces situations de mixité démentent l’étanchéité qu’on attribue habituellement aux monothéismes en Méditerranée et s’opposent au scénario catastrophiste d’un inévitable heurt de civilisation », souligne Dionigi Albera, qui conclut : « En d’autres termes, la concurrence et la détestation réciproque ne sont pas inscrites dans l’Adn des “cultures” religieuses en Méditerranée: quand cela est possible, les gens sont à même de franchir pacifiquement les frontières qui les séparent [19]. » Même s’il convient de ne jamais oublier que « dans le cadre des religions monothéistes, la cohabitation, la mixité et le partage ne sont jamais entièrement dissociés d’éléments potentiellement compétitifs et conflictuels [20] ».

L’exposition Lieux saints partagés, créée par Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, dans le sillage de ce qui n’était pour commencer qu’un programme de recherche, présentée d’abord au Mucem à Marseille, puis à Tunis, au musée du Bardo, avec notamment des collections tunisiennes juives, chrétiennes et musulmanes, et ensuite à Paris, à Thessaloniki, à Marrakech et à New York, montre combien un tel récit, alternatif, peut connaître un très large écho et contribuer à la reconnaissance d’une mémoire commune. Elle n’efface certes pas les conflits, mais elle raconte au moins une autre histoire, précise, documentée et non pas factice, qui contribue à la reconnaissance de ce qui nous est commun, entre Méditerranée et Europe.

Fabriquer du commun passe également par un travail de mémoire, notamment à propos des mémoires coloniales. Les blessures sont profondes et elles hantent toujours, fantômes de cette histoire lointaine, les relations qui se nouent et se dénouent aujourd’hui entre les descendants et héritiers de ces moments historiques. Rien n’est encore vraiment soldé de cette histoire qui a touché si profondément nos sociétés.

Le passage par des formes artistiques éclaire parfois bien mieux cet angle mort que tout autre discours. Kader Attia sait traverser les miroirs pour nous faire percevoir la part d’invisible qui nous constitue. Avec Réfléchir la mémoire, qui a remporté le prix Marcel Duchamp 2016, il crée un dispositif visuel qui fait apparaître les « membres fantômes ». Phénomène singulier pour ceux qui ont perdu un bras, une jambe, une main et qui perçoivent toujours des sensations précises, parfois de vives douleurs, comme si ce membre était toujours là. Présence de l’invisible, trace d’une absence qui revient vivre, qui se rappelle au bon souvenir de celui qui n’a pas tout à fait perdu ce membre qui le constitue, il habite toujours sa conscience intime.

Kader Attia nous fait percevoir bien plus que de simples reflets. Il saisit l’insaisissable et redonne à la perte, jamais définitive, la perception d’une présence intime dans les plis de la mémoire lointaine du corps. À ces corps individuels, qui retrouvent leur part d’unité grâce à la réflexion d’un miroir judicieusement installé, l’artiste nous invite à aller plus loin et à interroger les « corps collectifs » qui composent et font vivre nos sociétés, habitées de fantômes. Le passé n’est pas révolu, la mémoire n’est pas abolie, elle se réfléchit dans les mille et un miroirs de notre histoire.

Les mémoires coloniales ne sont pas soldées. La colère et le ressentiment demeurent, blessure de ceux qui ont été dominés, humiliés et souvent massacrés. Mais blessure aussi de ceux qui ont dû partir, expulsés, menacés et qui n’ont plus de place là où étaient leur maison et ce qu’ils considéraient être leur pays. Ces nœuds de mémoire entre les deux rives de la Méditerranée, et singulièrement entre la France et l’Algérie, ont besoin d’être dénoués par une politique de la reconnaissance, dans la réciprocité de l’histoire, dans la justesse et la justice de ce qui est advenu, par-delà les fantômes du ressentiment.

« Ce qu’il faut affirmer, c’est sans doute l’existence de liens transméditerranéens: affirmer qu’une part de l’histoire de France est du côté de la Méditerranée, et des deux côtés [21] », ajoute le romancier Alexis Jenni qui, avec L’Art français de la guerre, a magistralement montré combien les mémoires coloniales travaillent en profondeur la société française. Dans son déni, cette dernière considère que l’autre, arabe et musulman, ne doit pas, ou plus (car les mêmes ou leurs héritiers étaient jadis partisans de « l’Algérie française »), faire partie du « nous »

Ces cinq grands domaines du possible ne sont que des premières pistes pour changer la donne dans le champ symbolique. C’est l’une des façons d’affronter résolument ces « passions tristes » qui sont à l’œuvre et de proposer d’autres visions du monde, d’autres « institutions imaginaires de la société », d’autres récits et d’autres attentes pour dessiner un monde de significations communes et tenter ainsi de donner un autre visage à l’avenir.

Par-delà les désastres en cours, les rejets et les replis, les violences et les peurs qui prennent une ampleur jusqu’ici inédite et qui dépassent largement cette « révolution conservatrice internationale » jadis annoncée par Daniel Lindenberg, le temps est venu de faire face à ce qui vient. Face à un « vous n’êtes pas d’ici » qui prône l’expulsion, comme hier dans ­l’Espagne de la Reconquista, face à un « nous sommes tous d’ici » qui prône un multi­culturalisme béat et la juxtaposition de communautés séparées, il reste à dessiner un avenir à travers un « nous serons tous d’ici ».

 

[1] - Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, 2002.

[2] - Jacques Rupnik, « La démocratie illibérale en Europe centrale », Esprit, juin 2017.

[3] - Albert Camus, Réflexions sur le terrorisme, textes réunis par Jacqueline Lévi-Valensi, Antoine Garapon et Denis Salas, Paris, Nicolas Philippe, 2002, p. 174-175.

[4] - Nilüfer Göle, Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam, Paris, La Découverte, 2015.

[5] - Marielle Macé, Styles. Critique de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016.

[6] - Michel de Certeau, L’Invention du quotidien 1. Arts de faire, édition de Luce Giard, Paris, -Gallimard, 1980.

[7] - Voir imera.hypotheses.org.

[8] - N. Göle, Musulmans au quotidien, op. cit., p. 155.

[9] - Jean-François Bayart, L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.

[10] - À propos des études méditerranéennes, voir Dionigi Albera, Maryline Crivello et Mohamed Tozy (sous la dir. de), Dictionnaire de la Méditerranée, Arles, Actes Sud, 2016.

[11] - N. Göle, Musulmans au quotidien, op. cit., p. 127.

[12] - Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000, p. 12.

[13] - N. Göle, Musulmans au quotidien, op. cit., p. 288.

[14] - Mohammed Ali Amir-Moezzi, « Étudier l’islam. Entretien », Esprit, décembre 2016, p. 44.

[15] - Yadh Ben Achour, La Deuxième Fatiha. L’islam et la pensée des droits de l’homme, Paris, Presses universitaires de France, 2011.

[16] - Barbara Cassin (sous la dir. de), Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil, 2004.

[17] -  Souleymane Bachir Diagne, Comment philosopher en islam ?, Paris, Panama, 2008, p. 173.

[18] - Dionigi Albera (sous la dir. de), Religions traversées. Lieux saints partagés entre chrétiens, musulmans et juifs en Méditerranée, Arles, Actes Sud, 2009, p. 321.

[19] - D. Albera (sous la dir. de), Religions traversées, op. cit., p. 353.

[20] -Ibid., p. 357.

[21] -  Alexis Jenni, L’Art français de la guerre, Paris, Gallimard, 2011, p. 23.

Thierry Fabre

Essayiste, chercheur et commissaire d’expositions. Il est membre du comité de rédaction de la revue Esprit et actuellement directeur du programme Méditerranée de l’IMéRA (Institut méditerranéen de recherches avancées), Fondation d’Aix-Marseille Université. Il a notamment publié Le Noir et le Bleu (Librio, 1998), Les Représentations de la Méditerranée (Maisonneuve et Larose, 2000),Traversées (Acte…

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