
Frantz Fanon et l’homme de la CIA
Un entretien avec l’homme de la CIA en Afrique du Nord au moment de la décolonisation illustre l’intrication entre anticolonialisme et anticommunisme des élites américaines de l’époque, et le sentiment que ce grand exercice de recrutement a mal tourné.
La scène ne manque pas d’ironie : Frantz Fanon, figure intellectuelle de la révolution du tiers-monde, est alité dans une chambre d’hôpital du Maryland, veillé par un agent issu de l’aristocratie de la CIA. C’est par désespoir, raconte son biographe David Macey, et découragé par l’échec des traitements prodigués par les médecins soviétiques, que Fanon avait accepté la proposition des Américains de le faire venir aux États-Unis (« ce pays de lyncheurs1 », comme il l’appelait) pour tenter d’y soigner sa leucémie. L’intérêt qu’il y avait à tendre la main à cette figure, dont les écrits témoignaient de « l’affrontement décisif et meurtrier2 » entre le monde des colons et celui des colonisés, n’avait pas échappé à la CIA. L’intention derrière ce geste pouvait être de renforcer la posture anticoloniale des États-Unis en pleine guerre froide, comme de souligner la fragilité des mouvements radicaux de libération nationale, dont les dirigeants se trouvaient compromis par des liens avec les services de renseignement américains. C’est cette deuxième thèse qu’avance Joseph Alsop lorsqu’il dévoile dans les colonnes du Washington Post, huit ans après la mort de Fanon en 1961, les circonstances dans lesquelles ce dernier s’est éteint. La guerre du Vietnam est alors très mal engagée, et Alsop, en faveur de la guerre, cherche à marquer des points aux dépens du tiers-monde. « Le plus grand héros noir de la Nouvelle Gauche » s’est éteint « quasiment dans les bras de la CIA », jubile-t-il. Alsop prend plaisir à décrire les visites « carrément fraternelles » de l’agent de la CIA au chevet de Fanon. « En somme, écrit-il, c’est comme si Che Guevara était mort non pas à cause, mais en dépit des plus grands efforts de la Central Intelligence Agency3 ». Alsop envoie son article à Hannah Arendt, qui s’était montrée très critique de la pensée mais aussi du style d’expression de Fanon, en expliquant à celle-ci qu’il avait été inspiré par son essai Sur la violence4. « On en viendrait presque à ressentir une forme de tendresse pour la CIA, lui répondit-elle. Sérieusement, cela témoigne d’une humanité réconfortante5. »
Au cours des années suivantes, Alsop nourrit une fascination pour la relation de l’agent de la CIA avec Fanon, au point de coécrire un scénario sur ce sujet avec l’écrivain américain Peter Geismar, premier biographe de Fanon. Le film se voulait le récit d’une forme de déraison : l’histoire d’un sujet colonial prometteur qui s’engage très jeune dans les Forces françaises libres pour contribuer à la libération de l’Europe, mais succombe ensuite au mirage qu’Alsop décrit, dans un courrier adressé aux dirigeants des studios, comme « l’inanité de l’effort qui lui importait plus que tout, le mouvement d’unification de l’Afrique6 ». Universal Pictures accepte le projet mais souhaite donner plus de relief au personnage : « Fanon aimait-il danser, ou aller à des spectacles de danse ? », demande un dirigeant des studios dans une lettre. « Avant ou après son implication dans les mouvements anticoloniaux, Fanon a-t-il fait preuve d’agressivité physique ? » Les studios veulent aussi rassembler « le plus d’éléments possible sur sa relation personnelle avec l’homme de la CIA7 ». Le film Frantz Fanon ne voit finalement pas le jour, et il semblerait qu’Alsop n’ait jamais tenté de rencontrer l’homme de la CIA.
« L’homme de la CIA » en question, Oliver Iselin, ne pense pas avoir quoi que ce soit à ajouter lorsque je le contacte par courrier pour la première fois au printemps 2016. Il me répond alors de manière laconique : « Je ne suis pas un adepte du téléphone, et je ne suis pas certain de pouvoir vous donner plus d’éléments. Fanon était très malade quand il est arrivé aux États-Unis, et ce n’est que par désespoir qu’il est venu. Son traitement médical précédent à Moscou avait échoué, et nos progrès scientifiques dans le traitement de la maladie dont il était atteint représentaient son dernier espoir de rémission. Mais il se méfiait de nos raisons de le faire venir, et ma relation avec lui s’en ressentait. Dans l’ensemble, nous nous entendions bien. Je pense qu’il était sensible à mes efforts pour prendre soin de lui et de sa famille pendant leur séjour8. »
Un peu plus tard dans l’été, je reprends contact avec Iselin pour savoir s’il serait disposé à m’en dire plus sur Fanon. Il me propose un rendez-vous dans sa ferme près de Middelburg, en Virginie. La ville est à une heure de route des bureaux de verre et d’acier du Dulles Corridor, mais compte tenu des liens historiques entre cette région et le renseignement américain, l’endroit représente une strate supérieure de l’empire. Après la création de la CIA en 1947, ses directeurs avaient souhaité que les employés de l’agence s’installent dans des environnements champêtres, comme la petite ville de McLean, en Virginie. Selon l’historien Andrew Friedman, « la banlieue était naturellement propice à la vie privée, et cette discrétion était dans l’intérêt du gouvernement autant qu’elle favorisait une certaine qualité de vie9 ». Ainsi, l’atmosphère préservée de ces banlieues résidentielles est devenue « le symbole d’un certain mode de vie qu’il fallait défendre10. »
Iselin rejoint la CIA à la fin des années 1940 alors qu’il est étudiant en licence à Harvard ; il est capitaine de l’équipe d’aviron et étudie l’histoire coloniale. Durant ses années de lycée, il avait suivi deux années de formation paramilitaire avec la CIA, officiellement déclarées comme service militaire auprès de l’armée américaine. Une fois diplômé, il est affecté au bureau de Tanger au sein de la division du Proche-Orient. Lors de nos entretiens, il insiste sur le rôle complémentaire, voire constitutif, de ses idées anti-impérialistes pour son travail d’officier de renseignement : « Au sein du bureau, j’étais à cent pour cent du côté des nationalistes. Mon chef de service était très pro-nationaliste, et il m’a clairement endoctriné. Le but était d’essayer de montrer aux Marocains que même si nous faisions partie de l’Otan, nous ne partagions pas les positions de la France en matière de politique coloniale, et qu’en réalité… après tout, pendant la guerre, lorsque Roosevelt est allé au sommet de Casablanca, il s’est exprimé en faveur d’une éventuelle indépendance du Maroc… Nous avions un surnom formidable pour les Français. Nous les appelions les “amphibiens sauteurs”. Nous ne faisions jamais référence aux Français, nous disions toujours “les L.A. ci, les L.A. ça11”. »
Iselin dirige le bureau d’Afrique du Nord au moment où les Français se liguent avec le pacha de Marrakech, Thami El Glaoui, pour envoyer Mohammed V en exil à Madagascar. Obligé de vérifier régulièrement que sa voiture n’est pas piégée par les terroristes nationalistes de la Main noire, qui recrutent parmi les ouvriers et artisans locaux, il soutient la cause des nationalistes marocains plus modérés. En 1955, il se félicite du retour de Mohammed V. « Nous avons pu recueillir des informations sur le parti Istiqlal du Maroc. On a réussi à infiltrer quelques agents, pour ainsi dire, qui nous ont transmis des informations et tout. De notre côté, nous leur avons aussi apporté de l’aide. À cause de l’Otan et tout, il fallait que tout cela reste très discret. On était très limités dans nos actions ; mais quand le Maroc est devenu indépendant, nos contacts ont pu assurer la liaison avec les services de renseignement marocains, et ce lien dure encore aujourd’hui. »
Iselin décrit ces six années à Tanger comme faisant partie des plus heureuses de sa vie. « Au quotidien, le plus difficile était de choisir si l’on préférait pique-niquer au bord de la Méditerranée ou de l’Atlantique. » Les officiers vivent alors dans la médina de Tanger, dans la légation américaine. Il s’agit de la plus ancienne propriété du gouvernement américain à l’étranger, un don du sultan Moulay Slimane du Maroc à l’administration Monroe en 1821. À la suggestion du consul des États-Unis, Julius Holmes, Iselin achète des poneys en Espagne et monte une équipe de polo composée de lui-même, du frère de l’épouse d’un officier de la CIA, d’un sergent d’artillerie des US Marines et d’un homme d’affaires américain. Ils jouent plusieurs fois par semaine contre l’équipe française, l’équipe espagnole, et celle de la garde royale. Lorsqu’une année ils gagnent le championnat, le trophée leur est remis par l’Américaine Barbara Hutton, héritière de la famille Woolworth, qui vit dans un palais de la médina. « À petite échelle, Tanger était très cosmopolite. Tout le monde se connaissait plus ou moins. Aussi bien les Anglais que les Français, les Espagnols ou les Américains, comme Paul Bowles. On m’a demandé de faire beaucoup de choses pour Paul – des visas et des choses comme ça. »
Une fois le Maroc devenu officiellement indépendant, Iselin se consacre davantage à l’Algérie. Le bureau d’Alger fait alors partie de la Division européenne, mais Iselin développe soigneusement un réseau de contacts, avec les Algériens d’abord, puis, après 1954, avec le FLN algérien. « Les Algériens étaient coriaces. Surtout, l’Algérie étant complètement française, c’était très difficile – il fallait être particulièrement prudent. » Iselin fait ses premiers recrutements à partir de 1957, année du discours controversé de John F. Kennedy devant le Sénat américain, dans lequel le président affirme qu’un soutien trop appuyé des États-Unis au colonialisme français ne ferait qu’affaiblir la France davantage, transformer les nationalistes algériens modérés en rebelles communistes, et favoriser une confusion inutile entre décolonisation et guerre froide. « Je pense être le seul représentant américain à qui l’on ait accordé une visite guidée, pas un défilé en grande pompe, mais une visite, d’un camp d’entraînement de l’Armée algérienne de libération (ALN) au Maroc. » Iselin se rend régulièrement dans les camps d’entraînement de l’ALN et du FLN. « On distribuait du matériel médical, mais surtout des cigarettes que je me procurais à Port-Lyautey et que je rapportais dans le coffre de ma voiture. On avait aussi des briquets avec le drapeau algérien et l’inscription “FREE ALGERIA”. » Les sentiments d’Iselin à l’égard du colonialisme français sont assez caractéristiques du réalisme un peu raide, à la Kennedy, qui était de mise chez nombre de ses collègues de la CIA.
Les sentiments d’Iselin à l’égard du colonialisme français sont assez caractéristiques du réalisme un peu raide, à la Kennedy, qui était de mise chez nombre de ses collègues de la CIA.
Au cours des années 1960, cette opposition au colonialisme s’affirme encore. Comparant le début de la décolonisation à un tapis transporteur, de nouvelles nations surgissant les unes derrière les autres, il trouve encore matière à s’indigner des manœuvres de Charles de Gaulle : « C’était très intéressant d’observer de quelle façon ces colonies françaises en Afrique ont évolué. Beaucoup de ces pays n’avaient rien pour eux, vraiment. La Côte d’Ivoire, de toute évidence, avait des ressources. La Guinée aussi. Lorsqu’il offre à tous ces pays de devenir indépendants, de Gaulle leur dit : “Vous pourrez obtenir l’indépendance en 1960.” Tous acceptent, sauf la Guinée. Sékou Touré répond : “Non, je veux l’indépendance maintenant.” Eh bien savez-vous que lorsque les Français ont quitté Conakry, ils sont allés jusqu’à retirer les toilettes ? Incroyable. Ils ont tout enlevé. Quoi qu’il en soit, énormément de Français sont restés en Côte d’Ivoire et ont prospéré sous Houphouët-Boigny, vraiment prospéré. »
Au plus fort de la guerre entre le FLN et la France, Iselin continue de développer son réseau de contacts au sein du FLN. En 1960, il a deux informateurs fiables. « Le premier d’entre eux, au moment où l’Algérie est devenue indépendante, s’est avéré très influent. Le deuxième que j’ai recruté était moins élevé dans la hiérarchie. Au bout de quelque temps, lorsqu’il est rentré, il a décidé de poursuivre une carrière dans les affaires ; du coup il a perdu ses entrées. Mais dans la période où nous l’avons rémunéré comme agent, il nous a fourni une quantité incroyable d’informations sur le FLN, vraiment. Tous les dossiers sur tout le dispositif de Tanger. » Iselin traverse régulièrement la frontière avec l’Algérie pour recueillir des informations auprès de l’ALN. « De toute évidence, j’espérais que les Français n’en savaient rien. En tant qu’Américain, vu ce que nous avons vécu ici dans notre pays, j’étais très convaincu. J’étais entièrement pour l’indépendance, c’était la chose légitime à faire. Je me sentais moralement très impliqué. »
Les autorités françaises en Algérie sont conscientes de l’intérêt que porte la CIA aux mouvements de libération en Afrique du Nord, où l’agence se sert de l’American Federation of Labor pour infiltrer les syndicats au Maroc, en Tunisie et en Algérie, forte de son soutien antérieur aux syndicats anticommunistes en France métropolitaine12.
La CIA commence à s’intéresser à Fanon vers la fin des années 1950. « On essayait de garder le contrôle et de se tenir au courant de ce qui se passait au GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) et tout. Alors, pour Fanon, on savait. Je n’arrive pas à me souvenir précisément de quand, mais on savait qu’il avait été ambassadeur et tout. On savait qu’il avait été assistant médical dans l’armée française à Blida. Comme il le disait lui-même, pourquoi soigner ces gens alors que vous… bref, c’est pour ça qu’il a déserté. J’ai même lu certains de ses textes et de ses livres. »
Fin 1960, Iselin est de retour du Maroc pour un congé lorsqu’un représentant du FLN à New York, M’hamed Yazid, le contacte au sujet de Fanon. « Yazid s’est arrangé pour faire venir Fanon ici. On a proposé à Fanon de venir pendant l’été ; mais il n’est pas venu, pas avant le mois de septembre. Il a repoussé son départ parce qu’il pensait aller mieux. Il était allé en Russie et ça s’était mal passé. Ils n’ont rien fait pour lui. Ils avaient autorisé son épouse à dormir dans sa chambre, et Fanon m’a dit que ça avait été le seul élément positif de son séjour. Il n’était nourri que de pommes de terre et ce genre de choses. Il a accepté de venir aux États-Unis, tout en ayant clairement beaucoup de scrupules par rapport à ses convictions. Je suis allé à New York. Je l’ai rencontré dans l’avion et l’ai accompagné à Washington, où je l’ai installé à l’hôtel. C’était un homme malade. Oh ça, il souffrait. Il était fatigué. Quand je lui ai dit où on devait aller – nous atterrissions en Virginie et devions ensuite nous rendre dans le district de Columbia – il pensait qu’il s’agissait d’une autre frontière : “Oh, mon Dieu, encore une frontière.” »
Fanon voit bien qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle frontière. Il est convaincu que le pouvoir américain représente les intérêts du capital plus exclusivement encore que les pays européens. « Les Américains prennent très au sérieux leur rôle de patron du capitalisme international », écrit-il dans Les Damnés de la terre, où il esquisse ensuite un processus en cinq étapes de la politique américaine d’après-guerre envers le monde colonial. « Dans un premier temps, ils conseillent aux pays européens de décoloniser à l’amiable », parce qu’ils ne veulent pas être impliqués dans une quelconque forme de soutien aux colonies dans lesquelles se sont déjà créées des sphères économiques privilégiées, protégées. Deuxièmement, les Américains déclarent « le respect, puis le soutien du principe : l’Afrique aux Africains ». Troisièmement, les Américains observent la violence qui éclate dans certaines colonies – les actions Mau-Mau au Kenya, par exemple – et décident que de tels conflits ne valent pas la peine de s’engager d’une manière ou d’une autre, car ils ne menacent guère que l’économie de la colonie elle-même. Quatrièmement, vient une prise de conscience : « Aussi, dans le cadre de la coexistence pacifique, toutes les colonies sont-elles appelées à disparaître, et à l’extrême, le neutralisme à être respecté par le capitalisme. » Cinquièmement, et pour finir, les Américains sont agacés de voir que des pays neutres jouent sur les deux tableaux dans la guerre froide. Ils en déduisent que des forces « extérieures » sont à l’œuvre, qu’il faut neutraliser avant qu’une certaine forme de socialisme ne se répande13.
Dans un article du journal nationaliste algérien El Moudjahid, rédigé deux ans avant la publication des Damnés, Fanon donne un conseil grinçant aux Américains. Tout en reconnaissant que la dialectique des libéraux américains est plus habile que celle des Français coloniaux, il estime que dans les grandes lignes, Français, Américains et Européens s’accordent désormais à penser que le colonialisme va « à l’encontre de l’histoire ». Autrement dit, ils partagent le sentiment qu’une grande partie de l’Afrique, auparavant la « chasse gardée de la France », est en passe de devenir la « chasse gardée des capitaux européens14 ». « Il faut que les Américains sachent, écrit Fanon, que s’ils veulent lutter contre le communisme ils doivent, dans certains secteurs, adopter des attitudes communistes15. » En d’autres termes, à moins que Washington ne soit disposé à allier la libération nationale, aussi vaguement que ce soit, à la « véritable justice » et à l’égalité sociale, les populations locales pourraient être attirées par la rhétorique soviétique dans laquelle ce lien est explicite.
Il est donc plausible que Fanon ait vu Iselin comme un émissaire de bonne volonté, représentatif d’une nouvelle phase dans la position des États-Unis envers le tiers-monde, incertaine mais qui se voulait encore plutôt bienveillante. Dans une certaine mesure, Iselin est conscient des soupçons de Fanon. Cependant, lorsque je le rencontre, il est surtout décidé à corriger la version établie du récit du séjour de Fanon aux États-Unis, qui repose jusqu’ici sur les on-dit rapportés par Claude Lanzmann et Simone de Beauvoir, selon lesquels on aurait laissé Fanon dépérir dans son hôtel pendant dix jours, seul et sans aucune attention médicale16. Iselin me raconte qu’il a d’abord installé Fanon et sa famille au Dupont Circle Hotel, à Washington DC. « Une fois Fanon arrivé à Washington, il est resté à l’hôtel une semaine avant d’être admis au NIH (National Health Institute, à Bethesda, dans le Maryland). Il était très déçu de ce retard, tout comme moi, mais c’était le temps qu’il avait fallu pour surmonter les obstacles bureaucratiques à son admission. Certaines mauvaises langues ont insinué que ce délai avait été volontairement arrangé afin que Fanon soit “entendu”. Ce n’était pas le cas. Connaissant les opinions politiques de Fanon, et conscient de ses suspicions à notre égard, j’ai évité toute discussion politique et me suis concentré sur le fait d’établir un lien, tout en faisant en sorte que son séjour à l’hôtel soit aussi agréable que possible. »
Aux admissions, Iselin fait enregistrer Fanon sous le nom d’Ibrahim Fanon, un pseudonyme que ce dernier avait déjà utilisé. Afin de faciliter leurs allées et venues dans la capitale en tant que personnes de couleur, il met au point un récit de couverture pour sa famille. « J’ai essayé d’être un bon Samaritain, de bien m’occuper de lui, et de gagner sa confiance. Au bout du compte, je pense y être arrivé en ayant réussi à faire entrer son jeune fils Oliver à l’école. Oliver avait la peau foncée, et en définitive je l’ai fait entrer dans une école privée comme fils de diplomate arabe. J’ai trouvé un appartement pour Josie et tout. Si Frantz était à gauche, Josie l’était encore plus que lui. »
Aux yeux d’Iselin, le racisme aux États-Unis était un inconvénient majeur dans la lutte contre la guerre froide en Afrique : l’effort pour nouer des liens avec les dirigeants du Mouvement de libération nationale en Afrique risquait toujours d’être taxé d’hypocrisie. Qu’une couverture soit nécessaire pour faciliter l’inscription du fils de Fanon à la maternelle de la Howard University School montre combien, même pour des hôtes en principe bien intentionnés, les informations lisses (« un diplomate arabe ») étaient préférables à d’âpres réalités.
Iselin prétend avoir développé un lien avec Fanon, mais quand je l’interroge sur le contenu de leurs discussions, il est peu loquace. Il contrôle néanmoins les visiteurs autorisés à se rendre au chevet de Fanon. Parmi eux se trouve Holden Roberto, le fondateur du Front national de libération de l’Angola, dont Iselin dit qu’il l’a rencontré pour la première fois dans la chambre d’hôpital de Fanon, et qui deviendra un contact précieux quelques années plus tard, lorsqu’Iselin supervisera une partie des activités africaines de la CIA, dont celles de l’Angola.
Lorsque Fanon meurt en décembre 1961, son corps est transporté par la US Air Force à Tunis à la demande du FLN. De retour au bureau d’Afrique du Nord, Iselin était arrivé à Tunis la veille pour assurer la permanence du responsable local de la CIA, qui était en congé. « Le hasard a voulu que je sois arrivé la veille. Sur les photos des obsèques, je porte encore mon costume de voyage parce qu’ils avaient perdu mon bagage. Quand je suis arrivé, les Algériens savaient qui j’étais et m’ont dit : “Il faut que vous veniez aux obsèques.” Après, je ne me souviens plus de ce qu’il s’est passé. Mais je me rappelle que le lendemain, ils organisaient une cérémonie à Ghardimaou. Ils m’ont demandé de venir, donc je l’ai fait. J’ai demandé l’autorisation de Walmsley [Walter N. Walmsley, l’ambassadeur des États-Unis à Tunis], qui était d’accord. »
Iselin garde un dossier de photos de Frederick Flott et lui aux obsèques en Tunisie. L’homme est très grand, et facilement reconnaissable sur les photos. Sur certaines où il ne figure pas, plus floues, on distingue des membres du FLN qui portent le cercueil de Fanon. (Lorsque je demande si je peux prendre en photo celles qu’il garde dans son bureau, Iselin refuse gentiment mais fermement, et les replace soigneusement dans ses dossiers.) Une fois la cérémonie à Ghardimaou achevée, où les dirigeants FLN du pays sont venus lui rendre un dernier hommage, le premier cercle de proches de Fanon traverse la frontière vers l’Algérie pour l’enterrer. « Assister aux funérailles en Algérie a évidemment été une expérience inattendue et surprenante pour moi. Je ne sais pas exactement où l’on se trouvait en Algérie, mais je me souviens que c’était à une bonne distance de marche d’où nous avions laissé les voitures pour continuer à pied. On était escortés par une compagnie des troupes de l’Armée de libération nationale ; les soldats ont porté le cercueil jusqu’au lieu de sépulture. Après l’enterrement, on est rentrés à Ghardimaou pour assister à un dîner organisé par les dirigeants de l’armée algérienne. »
La présence d’Iselin aux obsèques est relayée dans les journaux locaux. Le quotidien de Tunis Le Petit Matin publie le récit des obsèques de Fanon dans son édition du 14 décembre 1961. (Iselin s’empresse de me montrer la coupure du journal qu’il garde dans son dossier.) « La nouvelle de ma présence a engendré d’importants remous au niveau diplomatique, et j’ai immédiatement quitté Tunis pour le Maroc. »
L’année suivante, en 1962, Iselin et sa famille déménagent à Alger, capitale du nouvel État indépendant d’Algérie. « Je suis arrivé alors que les Français faisaient encore leurs cartons – les rues étaient couvertes de la paille dont ils se servaient pour emballer leurs meubles. » Ces années-là aussi sont décrites dans ses mémoires comme des années heureuses. Iselin et William Porter, le premier ambassadeur des États-Unis en Algérie, voyagent ensemble dans le Sahara profond, à l’extrémité sud du pays : « C’était incroyable car la Légion étrangère française contrôlait intégralement le Sahara. Ils nous ont arrêtés. On avait des talkies-walkies pour communiquer entre nos deux gros 4×4, et nos noms de code étaient “Wineglass Four” et “Wineglass Five”. Ils nous ont détenus dans un de leurs postes au fin fond du Sahara, et ils ont eu le culot de nous demander où se trouvaient les trois autres véhicules. »
Iselin n’a aucun mal à s’adapter à Alger : « Mon épouse et moi avions vraiment beaucoup d’amis algériens. Je suis chasseur, et j’avais l’habitude – avec mes copains au gouvernement et tout – d’aller à la chasse les week-ends. Je partais le matin avant le petit-déjeuner, et j’allais juste autour d’Alger ; je rentrais avec quatre ou cinq perdrix. Bref, je faisais souvent ça. Les gens venaient me voir parce que les sangliers ravageaient leurs jardins. Ils étaient à bout de nerfs et me disaient : “Venez, tuez tous ces sangliers, et en échange on vous donne tout ce que vous voulez.” Ce que j’essaye de dire c’est que ces gars – les Algériens – étaient vraiment de bons gars ; ce n’étaient pas de bonnes recrues. Je savais ce qu’ils faisaient et tout, au renseignement et tout, et en particulier dans le travail de code et toutes ces choses-là. Ils n’étaient pas utilisables, mais on était vraiment de bons amis. Je crois qu’ils savaient ce que je faisais. On n’en a jamais parlé. De mon côté, je savais ce qu’ils faisaient. C’est ce qui m’a vraiment sauvé en fin de compte. Parce que, à la fin, j’ai fait un recrutement qui s’est retourné contre moi, et ils auraient pu me faire plonger rien qu’avec un passeport. Ça aurait pu tourner vraiment mal. La situation était tendue en 1965. Ils m’ont laissé sortir sans une égratignure. »
Le ton d’Iselin s’adoucit quand il se remémore le temps où l’Algérie était un immense terrain de chasse. Se coulant dans le processus que décrit Fanon dans Les Damnés, Iselin est clairement plus à l’aise avec les membres de la bourgeoisie nationaliste émergente qu’avec les fonctionnaires français ou les pieds-noirs. Au FLN, Iselin avait rencontré plusieurs des membres du tout premier cercle de dirigeants ; avec certains d’entre eux, la relation perdure. Mais après son départ pour d’autres bureaux en Afrique, l’intérêt qu’il porte aux conséquences de l’indépendance sur le continent autour de lui diminue, notamment en Algérie où il avait participé au mouvement d’indépendance du pays. « J’ai été déçu quand [Ahmed Ben] Bella… après l’indépendance, ils ont dérivé vers la gauche. Au lieu de suivre une voie plus réaliste, ils se sont laissé séduire par tout le discours sur l’aide significative qu’allait leur apporter le bloc soviétique et tous ces arguments bidon. Ça m’a terriblement déçu. Déçu… déçu. Ils nous ont rendu la tâche très difficile à l’Ouest. La collaboration est devenue de plus en plus difficile durant cette période. Ils auraient pu tout avoir. Des plages sublimes, un pays touristique merveilleux… incroyable. Mais ils ont vraiment tout gâché en choisissant d’opter pour des fermes collectives et tous ces trucs bidon, et de créer une industrie sidérurgique. Ils avaient le pétrole. Ils l’ont toujours. Ouais, ils ont tout gâché. J’espérais que les choses finiraient par changer. J’avais des relations avec [Houari] Boumédiène qui avait dirigé le coup d’État. Il savait ce que j’avais fait, etc., et de ce fait nous entretenions une bonne relation. Il ne me l’a jamais dit, mais je savais… j’avais été informé du fait qu’un coup d’État allait avoir lieu. J’espérais que ce serait pour le mieux. À bien des égards, ça l’a été. L’armée contrôle toujours l’Algérie. »
En 1973, il est prévu qu’Iselin retourne en Afrique du Nord, où le nombre d’agents est multiplié par rapport au moment où il avait démarré à Tanger. Mais cette année-là, on lui diagnostique un lymphome à un stade avancé. Deux ans plus tard, il quitte la CIA et prend une retraite anticipée pour invalidité. Il se retire dans sa ferme en Virginie où, à son grand étonnement, il continuera de vivre pendant de longues années. Iselin se remarie. Il épouse une femme qui partage son amour de la chasse ; ils élèvent des chevaux de course et des chiens de chasse. Iselin succède à son père comme président de la Middelburg Bank. Il est au courant par les journaux de l’ascension de certains de ses anciens contacts au FLN, y compris Abdelaziz Bouteflika, une vieille connaissance (« C’était un idéaliste, et il avait encore bien des choses à apprendre »). Celui dont des rumeurs apocryphes prétendent qu’il aurait été parmi les secrétaires rédigeant Les Damnés de la terre sous la dictée de Fanon, et qui a été poussé à la démission par des manifestations de masse au début de l’année 2019, après avoir régné sur l’Algérie pendant vingt ans17.
La « déception » d’Iselin face aux mouvements de libération nationale est un refrain courant parmi les Américains libéraux – universitaires, diplomates, hommes et femmes d’affaires, syndicalistes, agents du renseignement, travailleurs humanitaires – qui ont le sentiment d’avoir consacré leur vie au monde en voie de décolonisation dans les années 1950 et 1960. Leurs livres et mémoires renferment souvent des rêves de ce qui aurait pu être, et parfois des aperçus d’un avenir florissant. Mais surtout, on y trouve une volonté de rectifier l’histoire : les révolutionnaires algériens se sont peut-être vus en acteurs d’un drame épique, mais ils se sont trompés de genre. Nostalgie mise à part, le récit des observateurs américains sympathisants à la cause de la décolonisation est invariablement tragique. L’histoire d’Iselin en comporte plusieurs éléments caractéristiques : l’intrication entre l’anticolonialisme et l’anticommunisme dans les élites américaines des années Kennedy ; la conviction que d’autres peuples aussi méritent leur révolution ; le sentiment d’avoir « de bons amis » dans les régions où il a travaillé ; le lien profond qui l’unit aux paysages et à la faune de ces pays étrangers ; et pour finir, le sentiment qu’ils – les décolonisés – ont « tout gâché ». La déception d’Iselin a pu être nourrie a posteriori par l’imaginaire culturel qui s’est développé aux États-Unis dans les années 1970 et 1980. Les films, les romans et les livres populaires de cette période représentent en effet le tiers-monde comme une zone de ténèbres qui a ruiné son avenir, tandis que les villes américaines prennent elles-mêmes les traits inquiétants d’agglomérations du tiers-monde. Quoi qu’il en soit, le discours d’Iselin fait ressortir ce qui est peut-être le trait le plus saillant de l’intérêt américain pour la décolonisation. Celle-ci est vue comme un grand exercice de recrutement qui a mal tourné, au cours duquel les partis nationalistes ont couru derrière une illusoire souveraineté économique, parvenant parfois, au moins pour un temps, à se donner les moyens de leur intransigeance en puisant dans les ressources naturelles pour poser les bases d’un autre avenir. Pour certains des anciens collègues d’Iselin, il aura fallu que la « guerre contre le terrorisme » fasse à nouveau de l’Algérie un allié potentiel, pour que celle-ci retrouve une partie de ses couleurs18.
Traduit par Alexandra Lalo
- 1.Simone de Beauvoir, La Force des choses, Paris, Gallimard, 1963, p. 424.
- 2.Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 41.
- 3.Joseph Alsop, “Passing of New Left’s hero an odd facet of US history”, Washington Post, 21 février 1969. Alsop tenait probablement cette information de l’agent de la CIA Frederick W. Flott, qui était en mission itinérante à Genève, officiellement comme responsable politique au consulat général. Flott avait assisté aux obsèques de Fanon en Tunisie, et l’interview qu’il a ensuite accordée au fonds d’archives Lyndon B. Johnson confirme qu’il était souvent en contact avec Alsop. Voir Ted Gittinger, “Interview with Frederick W. Flott”, 22 juillet 1984, The Association for Diplomatic Studies and Training Foreign Affairs Oral History Project, National Archives and Records Service, Lyndon B. Johnson Library, Austin, Texas.
- 4.Joseph Alsop à Hannah Arendt, 4 mars 1969, Hannah Arendt Papers, box 8, folder 2, MSS11056, Manuscript Division, Library of Congress, Washington, DC.
- 5.Hannah Arendt à Joseph Alsop, 12 mars 1969, ibid.
- 6.Joseph Alsop à Ed Muhl, 26 juin 1969, Joseph Alsop and Stuart Alsop Papers, box 165, folder 7, MSS10561, Manuscript Division, Library of Congress, Washington, DC.
- 7.Ed Muhl à Joseph Alsop, 30 avril 1969, ibid.
- 8.Correspondance personnelle avec Oliver Iselin, 16 avril 2016.
- 9.Andrew Friedman, Covert Capital: Landscapes of Denial and the Making of US Empire in the Suburbs of Northern Virginia, Berkeley, University of California Press, 2013, p. 3.
- 10.Ibid., p. 38.
- 11.L.A. pour Leaping Amphibians, N.d.T.
- 12.Voir Matthew Connelly, L’Arme secrète du FLN. Comment de Gaulle a perdu la guerre d’Algérie, trad. par Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2011.
- 13.F. Fanon, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 77-78.
- 14.F. Fanon, « Une crise continuée », dans Pour la révolution africaine : écrits politiques, La Découverte, 2001, p. 129 ; initialement publié dans El Moudjahid, no 23, 5 mai 1958.
- 15.F. Fanon, « Le sang maghrébin ne coulera pas en vain », dans Pour la révolution africaine, op. cit., p. 112 ; initialement publié dans El Moudjahid, no 18, 15 février 1958.
- 16.Voir S. de Beauvoir, La Force des choses, op. cit.
- 17.À la source de cette légende se trouvent deux militants du FLN, Pierre et Claudine Chaulet, qui ont prétendu que Fanon avait dicté Les Damnés à deux secrétaires, dont le jeune Bouteflika. Mais la secrétaire de Fanon, Marie-Jeanne Manuellan, ne fait pas la moindre mention de Bouteflika dans son essai Sous la dictée de Fanon (Coaraze, L’Amourier éditions, 2017). Dans son film de 2018, Fanon hier, aujourd’hui, le réalisateur Hassane Mezine suggère que Josie Fanon a pu taper le début du manuscrit, et Manuellan la plus grande partie, tandis que le FLN se plaisait à entretenir le doute sur un éventuel rôle de Bouteflika.
- 18.Voir Bruce Riedel, “Algeria a complex ally in war against Al-Qaeda”, Al-Monitor, 3 février 2013.