
Habiter l'exil avec Gaël Faye
Le rap de Gaël Faye, auteur du roman Petit pays, aborde les thématiques de l’exil et du métissage. Face à la douleur, le travail musical de la langue apparaît comme une tentative de réconciliation avec le passé.
« Je suis l’errance de la cigogne frappée du diadème de l’exil », tonne Gaël Faye dans « Dinosaures », morceau de son dernier album Des fleurs, paru en 2018. Originaire du Burundi, le rappeur et romancier a été forcé au départ vers la France par la guerre civile de 1993 et le génocide des Tutsi rwandais de 1994. Objet d’un traumatisme historique encore palpable aujourd’hui, la guerre civile du Burundi et ses suites ont entraîné l’exil de 800 000 mille personnes. Dans son œuvre musicale, Gaël Faye aborde la perte de la terre natale, ainsi que la difficulté d’être déraciné et jeté dans une culture inconnue. L’évolution des paroles de ses morceaux montre comment, de sa plaie originelle, le rappeur a fait une force poétique.
La mémoire à fleur de texte
Les textes de Gaël Faye rappellent sans cesse les troubles politiques du Burundi et se distancient des querelles intestines qui l’ont meurtri : « Ralliement, connivence, collusion, dissension/Hutu ou Tutsi, me pose jamais la question »[1]. La mémoire des massacres et des abominations de la guerre civile, ainsi que celle du génocide de 1994, habitent la musique du rappeur : « Le Rwanda, je le pleure chaque 7 avril/ Même si Hubert Védrine n’est pas de notre avis »[2] ou encore « J’ai pas de répit dans mon combat, que des histoires de pierre tombale/ du Burundi au Rwanda/ Guerrier je danse le Douga »[3].
Aussi, dans la chanson « Petit Pays »[4], le rappeur évoque un lieu où « il fallait reconstruire sur des ossements », un pays déchiré, épuisé, voire anéanti par la violence politique. Gaël Faye rappelle dans un euphémisme la précarité de l’existence au Burundi, lors des massacres à la machette de 1993 : « Je viens de là où la vie ne tient qu’à une trajectoire d’objet métallique »[5]. Le rap de Gaël Faye dit le scandale, il fait porter une voix qui rappelle, qui honore les disparus et condamne la folie des bourreaux :« J’allumerai ma bougie aux parois de la mémoire »[6]. Le rap est un éclairage, une vive lumière jetée sur l’histoire personnelle et collective. Le rappeur veut incarner la voix d’une génération ravagée : « J’enfilerai des yeux canadair pour aller chanter nos abîmes », clame-t-il dans « Dinosaures ».
L’exilé de toujours
« J’ai trop pleuré quand mon peuple a perdu la raison/ Ce sont nos larmes qui ont rempli tous les Grands Lacs de la région », chante Gaël Faye dans un morceau enregistré en collaboration avec Jali, artiste franco-rwandais. L’exil forcé a été vécu comme une déchirure. Véritable séparation avec le pays natal, avec la terre matricielle, il est arrachement, perdition et rupture. Dès lors, la terre d’accueil a un statut ambivalent : « La France est l’asile, l’absence et l’exil »[7]. Conscient d’appartenir à la « diaspora » que constitue cette jeunesse forcée au déracinement, et désormais « écartelé entre Afrique et France », Gaël Faye tente de combler le manque originel par un chant de douleur : « J’oublie pas que l’exil est comme une porte d’exit/ Je crie mes origines car c’est comme ça que j’existe »[8].
À la condition d’exilé se superpose celle de l’homme métissé, fruit de l’union entre un « croissant au beurre » et un « pili-pili »[9]. « Métissé, prisé ou méprisé, j’ai dû m’adapter/ Balloté entre deux cultures ça commence à dater »[10] : à partir donc de la peine de l’exil et de la difficulté du métissage, le rap devient le lieu où se dit un être diffracté et coupé de ses racines, le lieu où l’« identité de porcelaine », entame « une recherche chromatique »[11]. Et cette quête s’accomplit dans un travail permanent sur le langage : Gaël Faye, qui considère que la « pureté originelle de la langue est un fantasme »[12], ouvre sa poésie aussi bien aux mots de la rue, au verlan ou à l'argot, qu’à des mots de swahili ou de kirundi. Le français de Faye est une langue plurielle, perméable aux influences extérieures. Sur le plan musical, il contribue à ouvrir le rap à de nouveaux horizons, intégrant à ses morceaux des instruments comme la guitare (sèche ou électrique), le tambour, le piano, la batterie ou encore la trompette. Il n’hésite pas non plus à recourir à un chœur, ni à utiliser des beats électroniques, faisant de son art un lieu de diversité linguistique et musicale. Et c’est cette recherche formelle qui permet l’avènement d’un sujet réconcilié avec lui-même, d’un « ébène albâtre voulant abattre le miroir »[13].
Une vie de départs
Le rap de Gaël Faye traite à la fois de la douleur devant l’histoire et du déchirement lié à la fuite, ainsi que de la difficulté à s'accomoder d'une identité plurielle. De cet arrachement originel, il fait la source d’une philosophie et d’une poétique de l’exil.
Dans « Je pars », Gaël Faye imagine une rupture avec la vie urbaine, et rêve d’une fuite vers l’inexploré : « Je trouverai mon Abyssinie, moi l’Arthur Rimbaud ». Habité par le fantasme d’un exil toujours renouvelé, d’une insatiable et délibérée fuga in motu, le rappeur incite son auditeur à suivre ses pas et à se transformer en un « orpailleur d’horizons », en un « clochard céleste ne s’embarrassant pas d’un toit »[14]. Dans « Tôt le matin », il fait l’éloge d’une vie de méandres et de départs :
« Prends des routes incertaines, trouve des soleils nouveaux
Enfile des semelles de vent, deviens voleur de feu
(…)
Fais de ta vie un poème
Sois ouragan, encre rebelle
(…)
Fuis l’ennui des villes livides si ton cœur lui aussi s’abîme »
Poursuivant l’invitation rimbaldienne au départ (« Départ dans l’affection et le bruit neufs ! »[15]), Faye dessine ainsi les contours d’un sujet sans attache ni assise, d’un esprit sans contrainte, que rien ne lie, pour qui la vie devient poème. Ainsi, Gaël Faye, déchiré par un exil forcé, a fini par faire du départ et du voyage les principes d’un ethos de l’évanescence. Dans « Petit pays », il écrit :
« Je suis semence d’exil d’un résidu d’étoile filante »
Fécond, le déracinement a donné naissance à une philosophie de la fuite, et l’exilé a sublimé sa condition pour devenir bribe cosmique. Le rappeur a fait le choix d’habiter poétiquement l’exil, comme Hölderlin conseillait d’« habiter poétiquement le monde ». Gaël Faye, « résidu d’étoile filante », poétise dans le mouvement, l’envol et le passage. On pense à René Char :
« Nous sommes des météores à gueule de planète. Notre ciel est une veille, notre course une chasse, et notre gibier est une goutte de clarté. »[16]
Le rap de Gaël Faye, entre devoir de mémoire, résolution d'une crise identitaire et invitation au voyage, pose « la parole poudrière »[17] comme instrument de libération et de guérison, mais aussi de révolte. Insurgée contre les infamies de l’histoire, la parole fait retour (ré-volte) sur le passé pour le mettre en mots, et ouvre ainsi l'espace d'une expression nouvelle.
[1] Gaël Faye, « Blend », in Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013, France.
[2] Gaël Faye featuring Jali, Hope Anthem, Milk Coffee and Sugar, 2011, France.
[3] Gaël Faye, « Charivari », in Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013, France.
[4] Gaël Faye, « Petit pays », in Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013, France.
[5] Gaël Faye, « By », in Rythmes et botaniques, 2017, France.
[6] Ibid.
[7] Gaël Faye, « A-France », in Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013, France.
[8] Ibid.
[9] Gaël Faye, « Pili-Pili sur un croissant au beurre », in Pili-Pili sur un croissant au beurre », 2013, France.
[10] Gaël Faye, « Métis », in Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013, France.
[11] Ibid.
[12] Le Parisien, 23 mars 2018, entretien avec Adeline Fleury.
[13] Ibid.
[14] Gaël Faye, « Pili-Pili sur un croissant au beurre », in Pili-Pili sur un croissant au beurre, 2013, France.
[15] Arthur Rimbaud, « Départ », in Les illuminations, 1870.
[16] René Char, « À une sérénité crispée », in Recherche de la base et du sommet, 1955.
[17] Gaël Faye, « Irruption », in Rythmes et botaniques, 2017, France.