D'un automne à l'autre : les chantiers de la comptabilité
Si l’on conclut de la crise que le système financier doit être plus transparent, la question de la comptabilité apparaît centrale. Sans technicité excessive, l’auteur fait comprendre qu’en dépend la création de « valeur » et à l’évaluation de « ce qui compte » dans une entreprise, c’est-à-dire finalement à sa raison d’être et à ce qui peut fédérer les parties prenantes qui s’y retrouvent.
Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité ?, sorte de carnet de bord mathématico-économique agrémenté de réflexions philosophiques, s’achevait le 19 septembre 2008, quelques jours après que la faillite de Lehman Brothers eut donné corps à l’idée que nous vivions la plus grave crise financière depuis 1929. Un an plus tard, que s’est-il passé exactement qui viendrait alimenter ce diagnostic ? À la fois tout et rien.
Tout, au sens où l’économie financière a subi à l’automne 2008 une secousse comme elle n’en avait effectivement pas connue depuis 1929. Elle aurait abouti à l’effondrement du système financier sur lui-même si les États n’avaient choisi d’assurer la survie des institutions bancaires en y injectant massivement des fonds et en leur apportant de fait leur garantie. Deux leçons peuvent être tirées de ce premier épisode de la crise.
Premièrement, le système financier est à ce point intriqué, il repose sur des instruments tellement complexes que toute crise d’ampleur sur un de ses segments ne peut que se propager par ondes quasi instantanées sur l’ensemble des compartiments des marchés de capitaux. Et le volume des liquidités effectivement disponibles est tellement étriqué par rapport à l’ensemble des besoins que toute crise de confiance venant encore limiter le volume des liquidités en circulation peut entraîner l’ensemble de l’économie non pas seulement financière mais aussi réelle dans la faillite.
D’où la seconde leçon que l’on peut tirer de l’épisode des dix semaines qui ont constitué le cœur de la crise, de la fin septembre 2008 à la réunion du G20 de novembre et à l’adoption des plans américains et européens de sauvegarde de l’économie : ce sont les États qui ont volé au secours du secteur bancaire dont la fragilité apparaissait ainsi au grand jour menaçant l’ensemble de l’édifice économique ; des États qui sont apparus forts, rapides dans la décision et dotés de moyens financiers sans comparaison avec ceux dont disposent les opérateurs économiques privés.
Les temps de la crise : 10 semaines, 10 mois, 30 ans
En ce sens, la crise financière de l’automne dernier a marqué une complète inversion des polarités que le consensus de Washington1 avait installées, sinon dans les faits, du moins dans les mentalités, entre l’État et les marchés financiers depuis près de trente ans. Ce consensus avait lui-même fait suite aux Trente Glorieuses, marquées par un équilibre instable entre État et marchés dans le contexte de la reconstruction de l’après-guerre, de l’affrontement des deux blocs et de l’avènement de nouveaux modes de vie. Comme si le cours des modèles économiques avait vocation à se modifier tous les trente ans, sa capacité à forger la réalité s’essoufflant à ce rythme. L’ère de la finance, reine des disciplines et des marchés, dominant tant la science économique que sa pratique, semblait révolu.
Et pourtant, dix mois après la première réunion de crise du G20 en novembre 2008, le système semble renaître de ses cendres, comme après une gestation. Le mois d’août 2009 marque le retour en fanfare tant de l’ancienne vulgate économique que de ses pratiques qui ont pourtant conduit le système au bord de la faillite. Du côté des poncifs, il semble bien que la reprise soit proche, que nous aurons peut-être de la croissance, bref que cet orage financier qui s’est abattu sur nous pourrait disparaître sans laisser de traces au bout de quelques mois, nous laissant d’ailleurs le loisir de nous pencher sur d’autres maux, de nature médicale cette fois, avec une épidémie annoncée face à laquelle la crise économique perd de sa superbe en termes de terreur, car il n’est tout de même pas question de mort d’homme dans la finance.
Et du côté des réflexes du marché, il n’aura fallu que quelques mois pour que la pratique des bonus accordés aux opérateurs des marchés sur des sommes qui sont difficiles à rapporter à un quelconque niveau de vie ne reprenne son cours. Comme si la gestion de l’année en cours pouvait justifier de tels montants – à supposer que quelque gestion que ce soit suppose de concentrer sur un nombre aussi restreint de personnes physiques une part aussi importante de la richesse créée par le processus économique. Car il ne faut pas se tromper sur le sens du niveau des bonus atteint dans la sphère financière : il signifie tout simplement que l’idée selon laquelle ce sont les acteurs du marché des capitaux qui créent la richesse économique reste au cœur du modèle de marché que nous pratiquons.
On pourrait donc presque dire qu’il ne s’est rien passé depuis un an que la crise a atteint son apogée. Rien si ce n’est, pour un lecteur pessimiste, un affaiblissement de la position des États et un renforcement de celle des institutions financières. Car, au final, si le système se remettait à fonctionner demain comme hier, aujourd’hui y laissera néanmoins des traces : d’une part, un endettement massif des États qui se sont portés garants du système financier avec leur propre argent que les contribuables de demain devront bien rembourser, venant donc alimenter dans les autres compartiments de l’action publique une quête d’économies que l’on voit d’ailleurs déjà poindre. D’autre part, des acteurs financiers qui, si leurs règles de fonctionnement ne sont pas modifiées en profondeur, ne pourront que retenir une leçon de la crise : ils seront aidés en cas de problème majeur, supprimant ainsi un des ressorts qui justifiait la confiance des économistes de Washington dans le capitalisme financier, à savoir l’aléa moral, le risque de tout perdre2. Or, il justifiait presque à lui seul au plan conceptuel la confiance que l’on pouvait accorder aux acteurs privés du marché par rapport aux acteurs publics, ces derniers n’ayant pas par construction un tel aléa, au moins dans le temps dans lequel travaille l’économie aujourd’hui3. Enfin, des entreprises qui risquent de voir reporter sur elles le niveau des primes de risques que les intermédiaires financiers devraient désormais exiger, tenant compte des leçons de la crise, ce qui accentuerait encore la concentration des revenus vers l’intermédiation financière au détriment des autres compartiments de l’économie. Les ingrédients d’un hypercapitalisme financier existent donc.
Mais un lecteur plus optimiste pourrait aussi se concentrer sur d’autres faits, certains éléments sourds qui se passent aujourd’hui sous nos yeux. Ressortissant largement de problèmes techniques, ils sont moins apparents dans le débat public, mais n’en pourraient pas moins dévier le cours des événements, ou du moins assurer que le système ne renaîtra pas pire de la crise mais meilleur, amendé, domestiqué. Ce qui est profondément en jeu à cet égard, c’est une nouvelle vision du champ économique mais aussi de la science qui l’étudie4. Et, tout du moins dans le champ économique lui-même, le salut pourrait venir de la technique, tout comme le chaos en est né. Car c’est bien l’extrême complexité de la technique financière qui a fait naître la crise ; de son remodelage pourrait donc naître un autre mode de fonctionnement de la machine économique.
Raconter, décompter, recompter
Le problème de la technique, c’est justement qu’elle est technique et donc difficilement accessible pour ceux qui n’y sont pas initiés, rendant de ce fait opaques pour un large public certaines des évolutions en cours depuis que la crise est survenue.
Le wording des communiqués du G20
L’évolution la plus simple à lire dans les douze mois qui viennent de s’écouler et qui fut d’ailleurs la plus commentée, concerne la tonalité des communiqués du G20, leur wording pour utiliser le terme de ceux qui les confectionnent avant les réunions des chefs d’État et de gouvernement ne laissant entre crochets pour le sommet lui-même que les passages les plus délicats sur lesquels la négociation portera et dont l’issue, le paquet final, dépendra largement du poids et de l’implication des chefs d’État présents. À cet égard, un monde sépare le communiqué du G20 de novembre 2007 de la déclaration finale du sommet de novembre 2008 et des deux sommets qui ont suivi en avril et septembre 2009.
Alors que pourtant la crise était déjà réelle sur les marchés des prêts hypothécaires américains, le G20 des 17 et 18 novembre 2007 en reste à cette date à une tonalité fort conventionnelle, en ligne d’ailleurs avec les perspectives économiques de l’Ocde et du Fmi, même si ce dernier se montrait plus alarmiste. Si les turbulences sur les marchés financiers sont évidemment évoquées, les prêts hypothécaires américains ne sont pas directement nommés. Certes, il est question en termes plus mesurés et positifs qu’à l’accoutumée des dépenses publiques et de leur impact sur la croissance, mais aucun engagement concret et concerté n’est pris concernant les marchés financiers, les ministres se mettant simplement d’accord pour « poursuivre leur travail dans l’année à venir de sorte à améliorer leur compréhension de ces questions et leurs implications pour les membres du G20 ». Le point essentiel sur lequel le G20 se penche en termes de déséquilibres macroéconomiques concerne l’envolée des prix du pétrole et le moyen de mieux utiliser les outils de couverture (hedging strategies) dont la sophistication sera justement un élément clé du déclenchement de la crise systémique quelques mois plus tard.
La différence est de taille avec le sommet du 15 novembre 2008 préparé par la réunion des ministres et gouverneurs de banques centrales des 8 et 9 novembre : prenant acte de la crise en cours, il définit non seulement des principes de réforme du système financier mondial mais présente un plan d’action pour y parvenir, avec un calendrier précis et étroit de mise en œuvre dont le suivi sera assuré lors d’un sommet exceptionnel convoqué en avril 2009. Dès le communiqué de la réunion des ministres et gouverneurs de début novembre, les « déficiences dans la régulation financière et la supervision des marchés dans certains pays avancés » sont désignées comme une des causes de la crise financière, donnant le ton de ce qui sera le point central de la réponse internationale à la crise5. Le sommet du 15 novembre marque une étape en ce domaine : réunissant les chefs d’État et de gouvernement dans un format qui était jusqu’à présent réservé aux sommets du G86, il se caractérise par des engagements précis, dont une part importante à réaliser avant le 31 mars 2009, concernant cinq axes de réforme7.
Le bilan de l’ensemble des mesures d’urgence prises dans le cadre de ce plan d’action, tel qu’il figure dans le rapport d’étape préparé par la présidence du G20 pour le sommet de Londres en avril 2009, témoigne de l’intense activité des quatre mois qui ont séparé les deux premiers sommets du G20. Et de fait entre ces deux sommets, il s’est produit un glissement important dans le mandat donné par les dirigeants du G20. Ce ne sont en effet que sur des principes communs de réforme qu’ils se sont mis d’accord en novembre 2008. Dans la déclaration de ce premier sommet, la régulation demeure conçue comme « d’abord et avant tout la responsabilité des régulateurs nationaux qui constituent la première ligne de défense contre l’instabilité des marchés », l’intensification de la coopération entre régulateurs, le renforcement des standards internationaux et la cohérence de leur mise en application n’apparaissant que comme un élément second de la régulation financière : l’heure est encore, d’une part, à l’urgence et, d’autre part, aux plans nationaux de sauvetage de l’économie.
Vers un nouveau consensus économique?
Il en va autrement lors du sommet de Londres en avril 2009 qui marque une étape supplémentaire qui serait décisive si elle était suivie d’effets dans la durée. Constatant que la crise s’est approfondie depuis leur dernière réunion, les dirigeants du G20 affirment d’emblée en avril 2009 qu’« une crise globale exige une solution globale ». Se projetant explicitement par-delà les systèmes de régulation nationaux, le sommet débouche sur des engagements qui sont cette fois de nature clairement internationale avec à la clé une instance nouvelle, le conseil de stabilité financière, ainsi que des montants financiers conséquents (1 100 milliards de dollars supplémentaires pour les institutions internationales en sus des 5 000 milliards de dollars injectés dans l’économie au travers des plans nationaux de relance). Et le communiqué énonce ce qui pourrait être le nouveau consensus de Londres, faisant dépendre la prospérité pour tous d’une « économie ouverte sur le monde fondée sur les principes du marché, une régulation effective et des institutions mondiales8 fortes ». Correspondant aux besoins de l’économie actuelle, ce triptyque – principes de marché, régulation effective, institutions mondiales fortes – pourrait en effet s’imposer comme le nouveau standard de référence si les dirigeants du G20 parviennent à leurs fins telles qu’énoncées au dernier point du communiqué, à savoir transformer leurs mots en actions.
En tout état de cause, le sommet de Londres marque un approfondissement dans la volonté de renforcer l’organisation des institutions financières internationales, en ouvrant notamment leurs organes de décisions plus largement aux pays émergents et également aux pays les plus pauvres. Mais aussi, et c’est un objet majeur de la déclaration annexée au sommet de Londres sur le renforcement du système financier, il s’agit de mettre en place des instruments de mesure des risques simples, transparents et standardisés. En ce sens, le sommet de Londres jette les bases de la régulation financière internationale que la réforme des institutions de Bretton Woods annoncée depuis plus de dix ans ne parvenait pas à conduire.
La déclaration du sommet de Pittsburgh des 24 et 25 septembre 2009 s’inscrit directement dans cette lignée. Elle parachève en quelque sorte le processus institutionnel inauguré un an plus tôt, désignant le G20 comme premier forum de coopération économique internationale, avec des réunions régulières au niveau des chefs d’État (deux en 2010 puis une par an), le maintien du conseil de stabilité financière et un élargissement des organes de décisions du Fmi et de la Banque mondiale aux pays émergents et en développement dont les contours se précisent. Un nouveau paysage de la régulation financière internationale s’installe donc dans la durée. Mais, par-delà ces aspects institutionnels, le message se fait moins audacieux et moins précis. La régulation du secteur financier est traitée en deux courts paragraphes, l’essentiel étant renvoyé en annexe et rédigé d’une façon qui laisse ouvertes diverses options. Et de fait, après le constat inaugural que la stratégie définie en avril pour surmonter la crise avait marché (It worked9), le propos se concentre sur le cadre nécessaire à la mise en place d’« une croissance mondiale forte, soutenable et équilibrée ». Même s’il est mâtiné de soutenabilité environnementale et d’équilibre face aux inégalités de revenu au niveau mondial, on retrouve le prisme de la croissance comme mode privilégié, voire unique, de jugement des performances économiques, avec d’ailleurs l’espoir que celle-ci atteindra 3 % dès la fin de l’année 2010 et retrouvera son rythme antérieur10.
L’évolution du G20 au cours des derniers mois aura été profonde : on est passé d’un forum de discussions, certes sérieux mais sans pouvoir réel, à une instance qui fournit l’armature d’une régulation mondiale des marchés financiers. Or, c’est bien ce type de régulation qui faisait défaut dans ce compartiment désormais décisif de l’économie et totalement internationalisé, faisant perdre leur efficacité aux régulations nationales qui pouvaient exister et indexant de fait le risque de marché sur le maillon national le plus faible de la chaîne financière. Reste à savoir si ce cap sera maintenu une fois la crise passée ou si les réflexes nationaux reprendront le dessus, en particulier aux États-Unis dont la position est décisive dans ce domaine : alors que l’Union européenne et les pays qui la composent privilégient depuis maintenant cinquante ans la voie multilatérale et devraient naturellement continuer dans cette voie, l’histoire américaine est faite de balancements entre des tendances contradictoires par rapport aux instances internationales qui peuvent entraîner les pays émergents avec eux et dont il est difficile de prévoir les mouvements à échéance de cinq ans. Le sommet de Pittsburgh ne permet pas de trancher entre ces hypothèses.
Si l’issue de la crise était la mise en place durable d’une régulation financière internationale, si elle se traduisait par un mouvement long de construction d’une gouvernance mondiale de l’économie, c’est incontestablement une nouvelle période de l’histoire économique qui s’ouvrirait. S’étendant aux services, y compris aux services financiers, et aux mouvements de capitaux, cette gouvernance mondiale renouerait avec l’après-guerre qui avait vu, avec la création des institutions de Bretton Woods et jusqu’aux derniers cycles du Gatt, se mettre en place une régulation pour les marchés concernés à l’époque par la mondialisation, à savoir les marchandises et le marché des changes.
Un état d’esprit qui change
Par-delà la sphère financière, c’est l’ensemble de l’appareil économique que la crise met en question. De fait, les gouvernements n’ont pas anticipé la crise : se concentrant sur certains chiffres clés obtenus par des méthodes devenues pour une large part obsolètes, ils ont gardé les yeux rivés sur les bons chiffres de la croissance, négligeant les déséquilibres de patrimoine que les évolutions des marchés boursiers et immobiliers créaient au sein des populations, à savoir l’enrichissement massif des actionnaires et l’endettement massif des salariés, c’est-à-dire leur appauvrissement. Dans l’absence d’anticipation de la crise, si les techniques financières sont directement en cause, ayant à la fois masqué et disséminé les risques, l’inadéquation des étalons de mesure macroéconomiques l’est également.
D’abord, parce que les décomptes effectués par le biais du Pib ne sont pas les seuls pertinents, les effets de revenus qu’il traduit n’étant qu’un des éléments d’une richesse ou d’une pauvreté globale dans laquelle les effets de patrimoine liés aux mouvements sur les marchés boursiers ou immobiliers ont désormais une part décisive. Ensuite, parce que s’agissant simplement des revenus, le Pib repose sur un appareillage statistique progressivement construit dans la première moitié du xxe siècle sur la base d’un modèle de production désormais dépassé. Enfin, et surtout, parce qu’il est rapporté à un standard qui ne peut être durable, celui de la recherche d’une croissance maximale dans les pays développés alors même que les questions environnementales et les inégalités de revenu de par le monde appelleraient à la mise en place d’autres références, non seulement pour des raisons écologiques et sociales mais également sur un strict plan économique du fait de la rareté des ressources naturelles et du marché potentiel que représentent les populations des pays émergents ou pauvres, notamment d’ailleurs pour le secteur bancaire qui n’y est pas suffisamment développé.
De la prise de conscience que les instruments de mesure économique sont en cause dans l’émergence de la crise témoignent deux rapports rendus publics en France en 2009 : le rapport du directeur général de l’Insee sur le partage de la valeur ajoutée, le partage des profits et les écarts de rémunérations en France et le rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social. Le premier, s’il n’est pas critique dans sa formulation, n’en écorne pas moins l’idée que le modèle économique qui a prévalu dans les trente dernières années aurait permis un partage équitable de la valeur ajoutée, montrant combien les revenus du capital ont crû beaucoup plus vite que les revenus du travail et, parmi ces derniers, combien la richesse salariale s’est concentrée sur le haut de la pyramide des salaires. Ce mécanisme de distribution de la richesse économique n’est de fait pas compatible avec la manière dont la société française se conçoit, autour d’une classe moyenne qui aspire à une continuelle amélioration de sa situation, justifiant de fait toutes les formes de tension entre faits économiques, vécus sociaux et comportements politiques auxquelles nous assistons. Le second rapport, de nature nettement plus internationale et générale propose, quant à lui de réviser en profondeur les modalités de calcul et de présentation de l’indicateur économique phare, le Pib, de sorte notamment à le replacer dans la perspective des populations qui bénéficient de la création de richesse ainsi mesurée11.
Des communiqués du G20 tout comme des rapports publiés en France en 2009, il apparaît ainsi clairement que la petite musique de l’économie change, sa tonalité se déplace : gravement mise en cause, la sphère financière n’apparaît plus en position de dicter leurs besoins aux opérateurs économiques et ce sont les besoins des populations qui apparaissent alors prioritaires, besoins dont la mesure de la satisfaction suppose un large aggiornamento de notre appareil de calcul. Dans ce mouvement de balancier, l’État trouve une nouvelle justification à son action économique : si l’autorégulation des marchés par ses acteurs, clé de voûte du consensus de Washington, a failli, il reste en effet la voie de la régulation.
Les contes des temps modernes : la comptabilité
Par-delà la question de savoir si cette voie de la régulation sera suivie avec constance une fois la crise passée, ou du moins ses effets immédiats estompés, reste à savoir si cette voie peut agir avec efficace sur le monde économique : suffit-il en effet de mesurer la richesse autrement pour que ses modes de constitution changent eux aussi ? Suffit-il de rendre plus transparents les produits financiers complexes, de s’assurer de la qualité du travail des agences de notation, d’encadrer la pratique des bonus et de faire rentrer dans le rang les paradis fiscaux pour que les acteurs financiers, les entreprises et les ménages se comportent autrement ? Suffit-il de formuler un nouveau consensus macroéconomique pour que la réalité des pratiques économiques se modifie ? Tous ces ingrédients sont évidemment nécessaires à la mise en place d’un nouveau modèle économique : de nouveaux instruments de mesure, de nouvelles réglementations, un nouveau discours.
Mais au-delà, il est un élément central sans lequel ces ingrédients ne pourront irriguer en profondeur le processus économique : c’est la manière dont la richesse est initialement décomptée par les entreprises. Les principes comptables jouent de fait dans l’économie un rôle déterminant, que la crise est d’ailleurs encore venue mettre en exergue. Ils sont en quelque sorte le disque dur que s’est forgé l’économie, un disque dur qui s’est profondément modifié dans la dernière décennie de sorte à accompagner la financiarisation de l’économie. Et si ce langage premier de l’économie n’est pas révisé, il est à craindre que la régulation annoncée ne produise que des effets limités sur les comportements réels des acteurs.
Le nœud de l’affaire financière : fair value et mark to market
Pour illustrer à quel point la comptabilité a un impact central sur le processus économique, il suffit d’en revenir à la crise et à son point d’orgue sur les marchés en septembre 2008. Car ce qui a accéléré son déroulement c’est bien évidemment la perte de confiance des banques dans la signature de leurs homologues qui a tari le marché interbancaire en quelques semaines mais ce sont aussi les nouvelles normes comptables qui, si elles avaient continué à être appliquées, auraient conduit à une faillite généralisée des opérateurs financiers. En effet, le corpus comptable s’est largement transformé dans la dernière décennie et repose depuis peu sur un principe fondateur : la juste valeur (fair value) censée être reflétée au mieux dans la valeur de marché (mark to market). Ce nouveau modèle est venu remplacer l’ancien mode de comptabilisation à la valeur historique : alors qu’auparavant une banque comptabilisait les titres qu’elle détenait à la valeur à laquelle elle les avait achetés, elle doit désormais les comptabiliser à la valeur que leur donnent les marchés financiers le jour où elle clôture ses comptes trimestriels. Il n’y a donc plus de moins ou plus-values latentes dans les bilans des banques : tout se passe comme si à chaque clôture de comptes les banques réalisaient entièrement leur portefeuille, bref, clôturaient leur activité.
Les effets de ce changement de mode de comptabilisation sont déterminants : l’ensemble du secteur bancaire s’est trouvé en situation de péril dès la clôture des comptes du troisième trimestre 2009, fin septembre donc, alors que si l’ancien système comptable avait perduré et si les banques avaient conservé des liquidités suffisantes pour faire face aux besoins de leurs déposants, ces pertes n’auraient été que latentes. Si ce fait est passé presque inaperçu dans les médias, en revanche il a constitué un des éléments clés du menu du sommet du G20 de novembre 2008 qui a abouti à la suspension de l’application de la norme comptable en cause pour les dispositions incriminées12 et appelé les instances comptables internationales à faire évoluer leurs normes de sorte à éviter ces effets procycliques. C’est ainsi que la technique comptable s’est invitée dans les réunions financières internationales, alors que ce n’était pas du tout l’usage au niveau des chefs d’État et de gouvernement13.
Les oubliés des principes comptables : mark to model et raison sociale
Cette prise en charge au niveau politique des questions comptables, dont on avait vu la première occurrence lors de l’affaire Enron et qui avait à l’époque eu pour conséquence l’accélération du passage vers la référence à la valeur de marché en lieu et place de la valeur historique, pourrait avoir des conséquences d’autant plus importantes que les chefs d’État et de gouvernement ne se sont pas cantonnés aux questions posées par la comptabilisation des instruments financiers : ils ont élargi leurs recommandations en avril 2009, demandant cette fois aux instances comptables internationales de mieux prendre en compte les positions des parties prenantes de l’entreprise autres que les actionnaires.
Certes, ces recommandations restent formulées de manière prudente, ne remettant en cause ni l’existence d’instances de normalisation comptables indépendantes des gouvernements ni le principe général de la juste valeur. Mais, en restant dans le cadre ainsi tracé d’instances de normalisations indépendantes et du principe de la juste valeur, le simple fait d’élargir la gamme des intérêts représentés dans les instances de normalisation peut faire grandement évoluer les pratiques. Car, les normes comptables ne sont pas simples à appliquer : elles proposent de nombreuses options et leur lecture ne donne pas une ligne de conduite univoque à tenir. Ainsi en est-il du principe cardinal des nouvelles normes, la juste valeur, qui est formulée dans le corpus comptable de l’Iasb au travers de deux options de calcul : la référence au marché (le mark to market) et la référence à un modèle (le mark to model) dans le cas où cette première option n’est pas pertinente. Au paroxysme de la crise, il aurait donc été possible de plaider que la référence de marché n’était pas la bonne (en tout cas la référence au dernier prix proposé par le marché) et de rechercher au travers de modèles une vision plus juste de la valeur des titres détenus par les institutions financières sur l’économie réelle14. Mais ce choix n’était dans la tradition ni des comptables dans les sociétés financières ou non financières, ni dans celle des cabinets d’audit qui certifient leurs comptes.
Ce n’est donc pas la référence à la juste valeur ni à l’autonomie des instances de normalisation comptables qui pose problème en soi mais les pratiques univoques qui découlent de normes plus ouvertes qu’on ne croit souvent dans leur formulation et des intérêts eux aussi largement univoques qu’elles manifestent. De fait, la nouvelle pratique comptable s’est centrée sur les besoins d’une catégorie très particulière d’investisseurs, les acteurs boursiers, pour lesquels la liquidité des investissements réalisés est un impératif premier. C’est dans ce contexte que la valorisation au prix de marché spot, valeurs de marché à la date d’arrêté des comptes, s’est imposée alors qu’elle n’est nullement la seule norme possible au regard des principes généraux de la comptabilité actuelle. Le monde dans lequel cette pratique nous propulse et dont nous avons vu les conséquences au moment de la crise est un monde dans lequel chaque entreprise est tous les jours à vendre sur les marchés boursiers (certes pour une petite part) et c’est en fonction de cette petite part qui est tous les jours à vendre que l’on valorise l’ensemble de l’entreprise, comme si elle était de fait entièrement à vendre tous les jours, comme si son flottant était sa seule réalité et comme si sa raison sociale unique était d’être vendue.
C’est profondément cela qui est en cause dans les normes comptables actuelles et qu’une simple évolution des pratiques pourrait remettre en cause. Car ce faisant, nous oublions une chose, la raison d’être d’une entreprise, sa raison sociale, comme l’appellent les textes, ce n’est pas d’être vendue mais de produire x ou y pour générer chaque année un profit. Sa raison d’être, non pas morale, mais juridique et économique, est dans la durée. C’est cette raison d’être qu’une certaine pratique comptable ne prend plus en compte s’en tenant aux positions des arbitragistes boursiers15 et dont elle pourrait demain retrouver le sens si, autour de la table des instances de normalisation comptable mais aussi des cabinets d’audit, on trouvait des parties prenantes du processus économique plus larges.
Les angles morts de la comptabilité : l’immatériel et le capital humain
Mais ce faisant, on serait vraisemblablement conduit à se poser d’autres questions en cascade, la principale d’entre elles étant de savoir ce qui fait la valeur d’une entreprise à long terme à l’extérieur ou en interne et ces deux réflexions pourraient finir par se rejoindre : valeur de l’immatériel en externe, valeur du capital humain en interne qui sont les facettes profondes de la croissance aujourd’hui16. Et ce serait là une autre histoire qui pourrait débuter pour les populations qui cesseraient d’être lésées par rapport à la juste valeur de ce qu’elles apportent dans le processus économique.
- *.
Auteur de Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité ?, Paris, Fayard, 2008, voir la présentation d’Olivier Mongin dans Esprit : « Mesurer ? Prévoir ? Compter ? À quelle hiérarchie des valeurs les chiffres renvoient-ils ? À propos d’un livre de Valérie Charolles », juin 2009.
- 1.
Forgé par la Banque mondiale et le Fmi au tout début des années 1980 et dont le nom apparut en 1989 sous la plume de l’économiste John Williamson.
- 2.
De ce point de vue, le fait que le gouverneur de la Banque centrale de l’État de New York, Timothy Geithner, désormais ministre des Finances du président Obama, ait laissé Lehman Brothers faire faillite le 15 septembre 2008 constituait un signal très fort pour le marché sur l’existence d’un tel aléa.
- 3.
Car à long terme, les États connaissent aussi un aléa moral qui consiste en leur disparition possible s’ils perdent la confiance de leur population. Un point demeure néanmoins vrai, quoiqu’il ait tendance à perdre de sa pertinence et pourrait lui aussi se voir remis en cause : il s’agit de l’absence d’indicateurs de prix pertinents pour les États du fait de l’absence de mécanisme de marché reposant sur de multiples décisions décentralisées. Mais, d’une part, les États sont de fait de plus en plus souvent en concurrence entre eux pour attirer capitaux et entreprises, créant une sorte de marché des États et, d’autre part, le monde de la finance internationale est à ce point concentré aux mains de quelques acteurs qu’il n’est pas avéré que les mécanismes de fixation des prix décentralisés que l’économie considère comme optimaux trouvent à s’y appliquer.
- 4.
Nous reviendrons sur ce point dans un autre article.
- 5.
« Les décideurs politiques, les régulateurs et les autorités de supervision des marchés, dans certains pays avancés, n’ont pas apprécié de façon adéquate ni traité les risques grandissant sur les marchés financiers […] », déclaration du sommet sur les marchés financiers et l’économie mondiale, paragraphe 3.
- 6.
L’intérêt du G20 est de réunir outre les membres du G8 les principales places financières des pays développés et émergents. Le G20 représente ainsi une part bien plus grande des échanges financiers mondiaux. Il dispose par ailleurs d’une plus grande pertinence politique de par sa couverture géographique et démographique.
- 7.
Renforcer la transparence et la responsabilité ; développer une régulation solide ; promouvoir l’intégrité sur les marchés financiers ; renforcer la coopération internationale ; réformer les institutions financières internationales.
- 8.
« Global » dans le communiqué en anglais.
- 9.
Le cinquième point du communiqué comporte deux mots, it worked, témoins en creux de la profondeur de la crise traversée durant les douze derniers mois et du fait que l’effondrement du système sur lui-même fut bien à un moment une hypothèse crédible.
- 10.
Our objectif is to return the world to high, sustainable, and balanced growth, déclaration annexée au communiqué du sommet de Pittsburgh.
- 11.
On pourra se reporter pour une analyse des propositions du rapport Stiglitz au numéro de août-septembre 2009 de la revue Esprit, p. 225.
- 12.
Ias 39.
- 13.
De fait, le premier point du plan d’action de novembre 2008 portant sur le renforcement de la transparence et de la responsabilité comporte cinq actions d’urgence dont quatre sont de nature comptable.
- 14.
Les normes Ias prévoient qu’il est possible de déroger aux règles précises qu’elles peuvent contenir au nom du principe premier dont découle la juste valeur, à savoir le principe de l’image fidèle. Cette dérogation aurait pu trouver à s’appliquer s’agissant de la comptabilisation des actifs financiers au moment de la crise.
- 15.
Le monde de la finance va bien au-delà des arbitragistes boursiers et comporte de très nombreux investisseurs à long terme. Le problème est que les produits financiers se sont tellement complexifiés qu’il n’est plus réellement possible de faire la différence entre ces catégories d’investisseurs et qu’à défaut de différenciation possible, l’ensemble de la chaîne de décompte de la valeur s’indexe sur l’horizon de temps le plus court, qui se mesure souvent en dessous de la minute pour un arbitragiste. Si la régulation financière internationale permettait aux entreprises et aux marchés de faire à nouveau la différence entre différentes catégories d’actionnaires avec des temporalités différenciées, ce serait là un point d’appui très solide pour faire évoluer les cycles économiques de façon moins erratique
- 16.
On renverra sur ces points à V. Charolles, Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité ?, op. cit.