Parlons d'institutions !
La question des institutions a été largement en retrait dans la campagne présidentielle, jusqu’à ce que l’affaire Fillon ne remette en avant le problème de la moralité des pratiques politiques. Alors qu’il y a nombre de propositions dans les programmes des candidats, surtout de gauche et écologistes, celles-ci sont très peu débattues. Les médias jugent sans doute que le sujet n’intéresse pas les électeurs ou qu’il n’est pas primordial.
Pourtant, à l’heure de la défiance vis-à-vis du système et des partis de gouvernement, l’organisation du pouvoir est bien le cœur de la démocratie. Si la France surmonte avec plus de difficultés que d’autres pays les problèmes contemporains, c’est qu’elle fait face à des défis spécifiques (son dynamisme démographique notamment, qui pourrait devenir un atout) ; c’est surtout qu’elle a les institutions les moins justes et les moins efficaces des démocraties avancées.
La démocratie du spectacle
La démocratie du spectacle n’est pas l’apanage de la France ; c’est un mouvement planétaire ; mais ses effets y sont exacerbés par plusieurs facteurs.
Le régime présidentiel concentre la compétition pour le pouvoir sur une personne, dont l’avantage se limite parfois à la nouveauté, avec les risques patents qui en résultent quand on regarde les deux grandes démocraties présidentielles que sont la France et les États-Unis : élection de Donald Trump, possibilité de voir Marine Le Pen devenir présidente de la République française. Le recours constant aux sondages hystérise la situation, en nourrissant tous les espoirs et toutes les frustrations autour de chiffres finalement contredits par les faits.
Or la France organise une compétition électorale presque tous les ans, en raison de la multiplicité des échelons de pouvoir et des calendriers de désignation : élections européennes, présidentielle, législatives, municipales, régionales et départementales, auxquelles s’ajoutent désormais les primaires. La démocratie française est toujours en campagne : on y vote beaucoup, sans toujours respecter le choix des électeurs, d’ailleurs, comme on l’a vu pour le référendum sur la Constitution européenne dont le résultat a été annulé après quelques mois par un vote contraire du Parlement. Au Royaume-Uni, par contraste, le choix du peuple de sortir de l’Union européenne n’a pas été remis en cause par une classe politique pourtant massivement opposée à cette option. La multiplicité des votes, si elle assure la continuité du spectacle politique, ne garantit pas le respect des aspirations des citoyens.
La France se singularise également par le nombre de lois qu’elle produit. « Nul n’est censé ignorer la loi », mais la frénésie textuelle dont est saisie la Ve République1 rend ce principe démocratique totalement inopérant pour les citoyens. C’est l’une des causes majeures du rapport troublé qu’ils ont avec la politique : il est effectivement très difficile de comprendre nos lois, mais les commentaires sur leurs objectifs et les discussions dont elles font l’objet au Parlement fournissent une base sans cesse renouvelée au tam-tam médiatique.
Dans un pays qui connaît depuis 150 ans un régime de liberté (à l’exception de Vichy), la loi devrait pourtant être rare. La tâche du gouvernement devrait être de veiller à son application et non d’en préparer de nouvelles ; le Parlement, outre son action législative, devrait utiliser le pouvoir budgétaire dont il dispose pour orienter l’action de l’État ; le président, quant à lui, devrait se concentrer sur le cap et veiller à ce qu’il soit adapté, compris et mis en œuvre. C’est à ce prix que chacune des institutions pivots de la République pourrait trouver sa mesure.
À défaut, tout se passe dans le monde politique comme si dire, c’était faire. Or la politique n’est pas par essence performative. Elle ne l’est pas quand les lois ne sont pas suivies de leurs textes d’application et quand leur transgression n’est pas sanctionnée. Les citoyens ne se trompent d’ailleurs pas dans la critique de la démocratie verbale quand ils plébiscitent l’échelon communal, non pas tant parce qu’il est plus proche d’eux, mais parce qu’il y est question d’actions précises : la manifestation du pouvoir n’y prend pas totalement le pas sur son exercice.
Les apories du système de représentation français
Les défauts et contradictions du système institutionnel français sont multiples et connus. Ils se sont accentués depuis la mise en place du quinquennat, pour lequel la Ve République n’était pas conçue. La Constitution de 1958 a été explicitement pensée, du discours de Bayeux de Charles de Gaulle à sa présentation par Michel Debré devant le Conseil d’État, contre le système des partis et autour de la figure d’un « homme providentiel ». Un demi-siècle plus tard, elle a façonné les comportements, et la défiance vis-à-vis des partis de gouvernement est l’un des fonds sur lequel prospère le Front national2. Un mouvement qui parvient à passer pour antisystème a tout pour gagner dans un régime pareil.
La dualité entre président et Premier ministre n’a plus de sens dans le cadre du quinquennat ; elle n’a pas d’équivalent dans les autres régimes présidentiels (Russie exceptée, mais ce n’est pas un modèle de démocratie). Elle organise une guérilla interne dès lors que le Premier ministre dispose d’une certaine visibilité et l’éclatement du travail ministériel quand il n’en a pas assez.
Si l’on hésite à sortir du système présidentiel, c’est qu’en l’état, on voit mal le Parlement prendre la relève, car la représentation y est doublement confisquée. Par le mode de scrutin d’abord. Parmi les 28 membres de l’Union européenne, seuls la France et le Royaume-Uni ont un scrutin majoritaire pour l’élection à la chambre des députés ; tous les autres utilisent la proportionnelle3. En l’espèce, l’argument manié depuis trente ans selon lequel le scrutin majoritaire est le meilleur moyen de lutter contre la progression du Front national a montré son inefficacité. Par l’entre-soi du monde politique ensuite. Selon la Déclaration de 1789, reprise dans la Constitution : « Tous les citoyens sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics. » Les difficultés à faire adopter la loi sur le non-cumul de certains mandats montrent à quel point les élus ont perdu de vue ce principe, se considérant capables d’exercer à temps plein deux métiers, député ou sénateur et dirigeant d’une collectivité… Pour sortir de ces impasses, il faudrait poser clairement la question du statut des élus : certaines fonctions locales ne sont pas suffisamment rémunérées, ce qui encourage un cumul des mandats facilité par la multiplicité des échelons territoriaux ; et le régime des fonctionnaires, qui donne un droit au retour une fois un mandat achevé, n’a pas son pendant pour les salariés du secteur privé.
Une nouvelle République ?
Face à ces apories, le plus simple serait de changer de République. Cette réponse, qui correspond à la tradition politique française de la Grande Réforme, est tout à fait légitime. On peut également poursuivre le mouvement enclenché depuis 1992 qui consiste à faire évoluer la Constitution au fil de l’eau par des lois adoptées dans l’essentiel des cas par le Parlement (dix-neuf modifications en vingt-cinq ans).
Mais tous les changements importants dans les institutions ne sont pas liés à la Constitution : la pratique hyper-présidentielle n’est pas la conséquence nécessaire du quinquennat, elle est née plutôt de l’inversion du calendrier législatif en 2001 qui, par une simple loi, a conduit le président à être élu avant le Parlement. Sans cette loi, la vie politique française depuis quinze ans se serait sans doute rapprochée de celle de l’Allemagne. Le recours à la proportionnelle, le régime des élus, la capacité du Parlement à produire la législation, les attributions précises des différents échelons territoriaux résultent de lois, simples ou organiques, mais non constitutionnelles.
Savoir quel est le numéro de notre République n’est donc pas le point le plus important, si ce n’est pour faciliter une cristallisation médiatique dans le débat public. La vraie question est celle de la justice et de l’efficacité, c’est-à-dire de la capacité des institutions à donner corps et esprit au vote des citoyens, à traduire et à transcender leurs aspirations dans des actions publiques qui portent des fruits. Elle va au-delà du texte constituant.
Les électeurs sont peut-être las des partis politiques quand ce qu’ils promettent ne dépend pas directement d’eux, n’aboutit pas toujours, et rarement dans le sens de plus de protection. Quand il s’agit des institutions, c’est pour elle-même que la politique décide, sans médiation. L’effet des réformes sera immédiat. Moins de spectacle et plus d’action, moins de discours et plus de travail : des propositions existent ; il est dommage qu’elles restent de l’autre côté du miroir médiatique. Car qui, tel un Voltaire, verrait de Sirius le monde politique français aujourd’hui se dirait que ce qu’il faut changer d’urgence, ce sont nos institutions.
- 1.
Un million de mots s’ajoutent chaque année à la législation applicable en France (conseil d’État, septembre 2016).
- 2.
Valérie Charolles, « Le Front national est l’enfant de la Ve République », Le Monde, 6 mai 2016.
- 3.
Florent Gougou, « La proportionnelle, majoritaire en Europe de l’Ouest », Revue politique et parlementaire, no 1076, septembre 2015.