Au-delà du développement local
Si de nombreuses villes, petites ou moyennes, vivent plutôt bien, surtout dans l’ouest et le sud du pays, elles participent marginalement à l’économie productive internationalisée, et captent des revenus importants de transferts publics et privés. Face à la double réalité de la mondialisation économique et d’un ajustement territorial qui repose essentiellement sur la redistribution, il est temps de proposer une autre approche du développement local que celui qui a accompagné la première décentralisation.
La France de ce début de siècle doute d’elle-même et de sa place dans le monde. Une majorité de Français voit la mondialisation comme une menace1. Ce pessimisme, qui atteint un degré unique en Europe, peut paraître étrange, et il est très mal compris par les élites mobiles et internationalisées. Jamais, en effet, les possibilités de faire valoir les talents français dans le monde n’ont été aussi nombreuses. Voici un pays qui représente un centième de la population mondiale, mais concentre, avec quelques autres, une énorme avance en termes de technologie, de compétences humaines, d’infrastructures économiques et sociales. Et il serait incapable de trouver sa place dans un monde où émergent tous les jours de nouvelles opportunités économiques, technologiques, culturelles ? Cette inquiétude que révèlent les enquêtes d’opinion – et qui contraste avec la vitalité et la capacité d’imagination perceptibles « sur le terrain », dans tant de villes petites ou moyennes ou de régions – a de multiples causes « morales » ou « idéologiques ». Mais il est vrai aussi qu’elle répond à une situation objective qui est l’ampleur de la transition économique et sociale dans laquelle le pays est engagé.
Les Français n’ont pas tort de penser que cette transition sera difficile. Ils comprennent que notre trajectoire économique et sociale actuelle nous affronte à des dilemmes compliqués et à des dérives inquiétantes. Les économistes ont beau expliquer (avec raison) que les délocalisations et la concurrence des pays émergents à bas salaires n’expliquent aujourd’hui qu’une faible partie des pertes directes d’emploi, ils sont incapables de dire ce qu’il en sera demain – sauf à noter que les nouvelles formes de division internationale des activités mettent bel et bien les travailleurs (manuels et, de plus en plus, intellectuels) de nos pays en compétition directe avec ceux des pays émergents. Et pourtant, le protectionnisme n’est en rien la réponse : non seulement parce que, l’histoire nous l’apprend, le remède serait pire que le mal, mais parce qu’il est devenu impossible en pratique, tant la machine industrielle mondiale est désormais intégrée (ceci vaut aussi pour le protectionnisme européen, mirage séduisant, mais simpliste et dangereux). Nos compatriotes comprennent très bien, en second lieu, que la croissance et la justice sociale ne vont plus de pair. Dans un monde où les interdépendances à vaste échelle se sont accrues mais où les solidarités locales déclinent, la croissance n’est plus une marée qui soulève tous les bateaux de manière égale. La solidarité économique de fait qui existait entre les diverses catégories de salariés (cadres compris) dans la grande firme traditionnelle intégrée disparaît dans le monde éclaté des entreprises en réseau : les salariés du bas de l’échelle sont de plus en plus dispersés dans de petites structures et leur pouvoir de négociation a considérablement baissé. Et chacun voit comment, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, la financiarisation engendre une accumulation de richesse déconnectée des gains de productivité et qui accroît spectaculairement les inégalités – même si l’Europe, sur ce plan, marque encore un temps de « retard » sur les États-Unis.
Aucune politique nationale traditionnelle, de droite ou de gauche, ne semble aujourd’hui en mesure de sortir de ces dilemmes. Vouloir marier les contraires, comme dans l’étrange mélange libéral-colbertiste qui s’esquisse en France, risque d’être en partie incantatoire. En réalité, nous commençons à comprendre que nous sommes embarqués, pour le meilleur ou pour le pire, dans une mutation de paradigme comparable à celle qui a vu au cours du siècle dernier la naissance et le déploiement de la société industrielle « première manière ». Le changement engagé, et qui va sans doute se dérouler sur plusieurs décennies, est plus radical que celui que la France a connu dans les décennies d’après-guerre, et qui pourtant avait profondément remodelé notre société. Les Trente Glorieuses avaient marqué l’entrée tardive d’un vieux pays agraire dans un schéma social et économique déjà largement stabilisé et expérimenté outre-Atlantique. Ce qui s’invente aujourd’hui, à la fois simultanément et séparément, en Amérique, en Chine, en Inde ou en Europe reste largement inconnu. Nous cheminons ensemble sans savoir à quoi nos futurs vont ressembler – et pas seulement parce que, pour la première fois, l’humanité s’affronte à des défis communs anticipés comme le changement climatique et l’érosion de la biodiversité.
Les ajustements et les chocs du futur proche seront plus difficiles à absorber que ceux des Trente Glorieuses. Des années 1950 aux années 1970, les impératifs de la reconstruction et du rattrapage vis-à-vis des États-Unis avaient créé une dynamique d’ensemble claire, qui contraste avec les incertitudes actuelles. Les inégalités avaient diminué. Et surtout la reconversion du tissu économique et social français avait pu se réaliser dans une assez remarquable continuité. Premièrement, la main-d’œuvre libérée dans la vieille France de l’agriculture et de l’artisanat avait pu alimenter sans trop de ruptures les postes peu ou moyennement qualifiés des usines qui se sont alors multipliées sur le territoire. Deuxièmement, dans une économie nationale relativement fermée, le cercle vertueux « fordiste » entre gains de productivité et développement de la consommation de masse avait exceptionnellement bien fonctionné. Aujourd’hui, dans un contexte beaucoup plus ouvert, la reconversion vers une économie de la qualité et de l’innovation, indispensable sous peine de marginalisation et d’appauvrissement, crée des décalages plus complexes. L’écart de qualification entre les emplois du passé et les emplois du futur est sensiblement plus important que durant les Trente Glorieuses. L’élévation sensible du niveau moyen des qualifications risque de laisser de côté toute une partie de la population. Il est clair que notre insertion réussie – indispensable – dans l’économie mondiale de l’innovation et de la connaissance ne réglera pas, ipso facto, la question très difficile du devenir des moins qualifiés. Inversement, le passage des emplois industriels vers des emplois de services considérés comme peu qualifiés, bien que très complexes, comme les emplois des services à la personne (assistantes maternelles, soins aux personnes âgées, etc.) est souvent vécu comme un recul, voire un déclassement. Ensuite, l’enchaînement fordiste ne fonctionne plus à l’échelle du pays. Les salaires versés en France peuvent servir à acheter des voitures allemandes, des vêtements chinois ou les composants polonais des produits « made in France ». Troisièmement, les gains de productivité formidables dans l’industrie qui ont tiré la croissance des décennies d’après-guerre sont beaucoup plus difficiles à réaliser dans les services, à la fois pour des raisons techniques et parce que les gains d’efficacité dans le tertiaire donnent le sentiment de s’attaquer directement à la seule source d’emploi restante. Comme d’autres pays, la France reste bloquée dans une opposition de plus en plus frontale entre des secteurs hyperproductifs (grosso modo : l’industrie) et des secteurs d’emplois peu productifs et très mal payés (comme les emplois précaires du commerce ou les services à la personne). L’idée que des services à haute productivité, à haut niveau de qualité et bien payés pourraient et devraient être un relais de croissance essentiel est encore très peu partagée en France ! Enfin, la compréhension même des chaînes de causes et d’effets devient beaucoup plus difficile dans un monde ouvert comme le nôtre. Il y a une asymétrie fondamentale dans les perceptions des risques et des gains du changement, qu’il s’agisse des progrès de la productivité, de la technologie ou de l’ouverture économique. Par exemple, les gains d’efficacité réalisés dans la partie la plus avancée de notre économie, qui est aussi la plus internationalisée, ne sont perçus par l’opinion qu’à travers les suppressions d’emplois et les restructurations qu’elles induisent, alors que les retombées positives de la bonne tenue internationale de nos entreprises sont, pour leur part, indirectes et peu visibles.
La géographie, laboratoire de la transition
La distance entre les gagnants (jeunes diplômés dans les secteurs en croissance, mobiles, habitant les grandes villes) et les perdants de la vague actuelle de globalisation et de mutation technologique (ouvriers peu qualifiés des sites délocalisables, employés éliminés par les nouvelles technologies, populations bloquées dans les trappes de chômage et de pauvreté) risque ainsi d’être sensiblement plus grande que la distance entre les gagnants et les perdants des Trente Glorieuses. Cette distance est économique, sociale, culturelle, mais aussi géographique. Pour la mesurer et tenter de la réduire – sans sacrifier le futur à la conservation du présent, sans brider l’innovation, la croissance, la conversion écologique – la prise en compte de la dimension territoriale est essentielle. Et si je porte une attention particulière à cette dimension, ce n’est pas pour décrire les conséquences géographiques des mutations économiques et sociales. C’est pour souligner le fait que la structure territoriale est partie prenante de ces mutations, qu’elle en modèle la trajectoire, et constitue de ce fait un laboratoire privilégié d’observation mais aussi d’action pour inventer des réponses aux défis qui nous attendent.
Car la France n’est pas le bloc géographiquement homogène qui apparaît dans les statistiques nationales et internationales, ou dans la définition des politiques macro-économiques ou macro-sociales. On ne comprend pas les Trente Glorieuses si on ignore la logique géographique qui a présidé au profond remodelage de la France durant cette période. On ne comprend pas davantage la France d’aujourd’hui, avec ses paradoxes, ses blocages et ses atouts, si on ne prend pas en compte la réorganisation territoriale comme une dimension essentielle. Les engrenages vertueux des Trente Glorieuses ont fonctionné parce que les mutations profondes de l’emploi ont pu se réaliser, pour l’essentiel, sans grands mouvements géographiques (en dehors de ceux de l’immigration). Les fils et les filles d’agriculteurs ou d’artisans ont migré vers le monde industriel en restant sur place, pour la grande majorité d’entre eux. L’industrie fordienne est allée les chercher là où ils étaient, contrairement à ce qui s’est passé en Italie par exemple, où l’industrialisation du Nord s’est largement appuyée sur les immigrés de l’intérieur venus du Mezzogiorno. Aujourd’hui, le contexte est très différent. Même si l’impact global des « délocalisations » sur les emplois et le tissu économique français doit être à ce jour relativisé, le problème est que les fermetures de sites se produisent en général dans des villes petites ou moyennes, où le marché local du travail est incapable d’absorber ces crises et où les salariés concernés n’ont pas les ressources de la mobilité, ni géographique, ni professionnelle ! Cette dimension géographique pèse très lourd sur la perception de la mondialisation par nos concitoyens. Les emplois nouveaux liés à la révolution technologique ou fortement insérés dans la mondialisation, en revanche, se créent surtout dans les grandes villes, attirant les jeunes les plus qualifiés, mais au prix de tensions fortes sur les modes de vie et les budgets du logement et de la mobilité. Globalement, la mobilité résidentielle à moyenne ou longue distance régule faiblement les ajustements économiques français – incomparablement moins qu’aux États-Unis, par exemple. Dans une enquête récente, 86 % des sondés répondent « oui » à la question : « Si vous deviez vous retrouver un jour au chômage, accepteriez-vous d’être formé à un métier totalement différent du vôtre? » Ils ne sont plus que 47 % à répondre positivement à la question : « En cas de chômage seriez-vous prêt à accepter un emploi dans un département qui vous oblige à déménager2 ? »
Mais la réalité territoriale de la transition ne se réduit pas à l’opposition entre des zones d’industrie ancienne en déclin et des zones métropolitaines high tech et aux déficits d’ajustement résultant de la faiblesse des mobilités interrégionales. Par un paradoxe sur lequel nous reviendrons, en nous appuyant sur les travaux pionniers de Laurent Davezies3, une grande partie du territoire est aujourd’hui, plus qu’hier, protégée des effets directs de la mondialisation et de la mutation technique. De nombreuses villes petites ou moyennes vivent plutôt bien, voire très bien, surtout dans l’ouest et le sud du pays, en ne participant que très marginalement à l’économie productive internationalisée, mais en captant des revenus importants de transfert, publics ou privés4. D’une certaine façon, l’ajustement territorial qui ne se réalise pas par la migration se réalise par la redistribution. Les retraites, les revenus de la sécurité sociale, les revenus dérivés de la dépense publique, les revenus apportés par la mobilité de la consommation des habitants des grandes villes, le tourisme, l’installation des Anglais ou les Hollandais, etc. : autant de processus qui lissent et atténuent considérablement les effets des reconfigurations productives, et en brouillent la lecture. La dynamique territoriale, au passage, nous rappelle que les deux dernières décennies ont été autant marquées par la croissance des prélèvements obligatoires (54 % du Pib) que par l’internationalisation de l’économie ! Mais ce décalage croissant entre les territoires de la production et les territoires de la consommation et de la redistribution n’est pas sans poser problème à son tour. Jouant un rôle d’amortisseur heureux, il a aussi un effet anesthésiant. Il risque d’aggraver la dualisation entre une France très insérée dans la mondialisation et dans l’exploration du futur, et une France largement coupée du marché et de la mutation technique, tentée de se replier sur un confort en réalité précaire. Du reste, paradoxe dans le paradoxe, on note que la France qui redoute le plus la mondialisation est souvent celle qui en est objectivement la plus éloignée !
L’incertitude au cœur des changements
Trop de variables se combinent, à mon sens, pour qu’il soit raisonnable de faire de véritables prédictions sur ce que seront, dans vingt, trente ou cinquante ans, les structures d’emploi, les formes d’organisation de la production et de la consommation, les modes de vie dans un pays comme le nôtre. Ces changements de paradigmes globaux sont par nature imprévisibles et difficilement déchiffrables par ceux qui en sont les acteurs. Mais on peut discerner les grands axes de la mutation. Distinguons trois dimensions essentielles, fortement corrélées entre elles, dans leurs racines comme dans leurs effets.
La première est bien sûr celle des révolutions technologiques, autour de l’informatique, des réseaux, de la biologie, et aussi des défis écologiques et énergétiques, qui se présentent comme d’extraordinaires « opérateurs » pour renouveler les bases industrielles et les formes d’organisation sociale. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour voir que ces transformations, dont nous ne vivons que le début, concernent très directement les structures territoriales. Mais il est aussi très difficile de prédire comment se feront les ajustements. Ainsi, il est clair que la révolution de l’internet n’a pas, à ce jour, bouleversé les formes spatiales. Un scénario classique semble se répéter. Comme à chaque apparition d’une technologie qui réduit radicalement les coûts de la distance (le chemin de fer, le télégraphe, le téléphone…), les experts prédisent la fin des villes, et c’est le contraire qui se produit. Les concentrations s’accroissent. Le développement actuel des grandes métropoles mondiales, qui centralisent une part croissante des activités productives avancées et de la richesse, peut être interprété dans ce sens : rien de nouveau sous le soleil. Mais qui peut savoir s’il en sera ainsi durablement ? Qui ne perçoit, sous les structures spatiales encore « traditionnelles », les profondes mutations engagées des façons de travailler et de vivre (multilocalisation, nomadisme, perméabilité croissante entre temps du travail et temps du loisir, découplage croissant entre les communautés naturelles du voisinage spatial et les communautés électives virtuelles, totalement a-géographiques) ? La spectaculaire remontée démographique des zones rurales en France, bien au-delà de l’étalement urbain des dernières décennies, est l’indice d’un possible basculement. Par ailleurs, il est bien clair que les avancées technologiques ne pourront à elles seules résoudre les questions de l’énergie et des gaz à effet de serre, si les structures des villes et les organisations logistiques de la production et de la consommation ne sont pas renouvelées en profondeur.
La deuxième dimension est bien sûr celle des mutations de l’espace économique dans la mondialisation. On en connaît les composantes structurelles principales, qui contrastent radicalement avec le paysage des Trente Glorieuses : ouverture des frontières et des marchés, pour les capitaux, les technologies, les biens et de plus en plus pour les services ; développement vigoureux depuis les années 1980 des stratégies d’internationalisation (globalement réussies) des grandes entreprises qui tirent toujours l’économie française, notamment par le biais de la sous-traitance, mais qui se détachent de plus en plus de la base territoriale nationale ; impacts encore incertains de l’élargissement européen, de la montée de la Chine et des pays émergents. Les processus qui en résultent ont des effets très variés sur les territoires. Mais ils ont un point commun : ils contribuent tous à accroître l’incertitude sur leur devenir. L’internationalisation rapide des structures de propriété des entreprises, jointe à notre faible capacité nationale à orienter l’épargne vers les secteurs productifs, accroît la dépendance à l’égard de centres de décision structurellement moins attentifs aux impacts locaux des restructurations. La fragmentation transnationale croissante des chaînes de production industrielles et tertiaires, qui se déploient désormais – c’est un changement majeur – non plus à l’échelle de l’entreprise prise globalement, mais à l’échelle de tâches ou de groupes de tâches plus finement différenciés, accentue considérablement le caractère imprévisible des effets locaux. Car chaque site, dans cette fragmentation à « haute résolution », apparaît comme un maillon de plus en plus petit dans un réseau de plus en plus vaste. Tout ceci interroge l’« attractivité » et la compétitivité du « site France » dans son ensemble, mais aussi de ses régions et de ses villes. Celles-ci se découvrent concurrentes entre elles et parties prenantes d’un jeu mondial où les firmes mettent en compétition des sites locaux, voire ponctuels, autant et plus que des espaces nationaux. La rupture est complète avec l’univers nationalement centré et étatiquement organisé des décennies 1950 à 1970. Il se traduit par de vastes glissements territoriaux, comme le déclin du Nord-Est, qui paie le prix de son industrialisation passée (mais aussi, et peut-être surtout, de son faible ensoleillement…). Mais il s’exprime aussi et d’abord par la multiplication de crises spécifiques, d’apparence aléatoire, disséminées sur le territoire, très difficiles à anticiper en raison de l’extension de plus en plus large des chaînes d’activité et de décision dans lesquelles s’insèrent désormais les activités.
Le troisième grand axe des changements en cours est celui des transformations des modes de vie et des manières de « faire société ». Individualisation et mobilité sont ici les mots-clés. On peut résumer ces changements sous le terme d’« hyper-modernisation » pour marquer qu’ils sont dans la continuité mais aussi dans l’approfondissement parfois radical des processus de base de la modernité. Les composantes centrales en sont désormais bien analysées par les sociologues : la montée d’une société d’individus, qui n’est absolument pas le développement de l’individualisme, au sens habituel de ce terme, ni la fin du lien social, mais l’émergence de nouvelles façons de « faire société » ; la recherche de liens sociaux choisis et révisables plutôt que de liens imposés par la tradition ou la géographie – la recherche du « libre ensemble » pour reprendre la belle expression de F. de Singly5 ; la multi-appartenance sociale et territoriale ; toutes les variantes des mobilités qui expriment à la fois les nouvelles contraintes et les nouveaux choix de vie. Ces tendances sont à la fois relativement partagées dans l’ensemble de la société et sources de nouvelles inégalités. Les contrastes s’accroissent entre les ultra-mobiles et ceux qui sont assignés à résidence ou soumis à des mobilités usantes et non choisies, entre ceux qui peuvent exercer leurs choix, par exemple en termes d’habitat et de voisinage, en préférant la distance au conflit ou au frottement avec l’altérité, et ceux qui ne le peuvent pas. La France de la périurbanisation galopante, celle du Tgv, des petites vacances multipliées, des familles multigénérationnelles et recomposées est profondément différente de celle des années 1950 à 1980. Les communautés « naturelles » de destin ou d’intérêt y sont moins lisibles, moins stables, plus fragmentées. Les structures de classe et les appartenances professionnelles sont diffractées par les nouvelles organisations des entreprises et par les modes de vie. Le territoire lui-même a largement cessé de signifier la solidarité de destin dont il était porteur hier encore. Les grandes crises structurelles qui frappaient des bassins régionaux entiers s’effacent au profit d’une multiplication de mini-crises. La malchance mondialisée peut vous désigner comme victime d’une fermeture de site ou d’un accident économique, alors même que vos voisins, vos amis ou vos proches restent sur une trajectoire positive. Or le décalage ne cesse de croître entre cette société mobile, fluide dans ses agrégations et dans ses fragmentations, et les représentations institutionnelles du territoire, avec les découpages et les structures politico-administratives modelées sur une France traditionnelle beaucoup plus immobile6.
Les territoires résistent
Incertitudes, fragmentations : les territoires n’échappent pas au destin commun d’une société traversée par des forces qu’elle ne maîtrise pas. Et pourtant, ils résistent. Les Français bougent de plus en plus, mais rechignent à déplacer leur port d’attache. Les dynamiques des territoires font partie des problèmes à résoudre : mais elles fournissent aussi, sinon la solution, du moins une partie de la solution. Les ambivalences sont multiples, entre les territoires du repli, de l’affirmation passéiste voire xénophobe, et les territoires de l’insertion positive et habilement négociée dans les flux et les opportunités du monde ouvert. D’innombrables exemples montrent que les villes, les régions, les petits États, dès lors qu’ils sont dotés d’une forte cohérence institutionnelle et culturelle, constituent les entités socio-territoriales qui tirent le mieux leur épingle du jeu de la mondialisation. En Europe, la corrélation est flagrante. Les petits États se portent bien mieux que les grands pays, et les régions européennes gagnantes sont, grosso modo, celles qui affichent la plus forte identité culturelle (même lorsqu’elles doivent faire face à des problèmes internes graves, comme le pays basque espagnol). La raison fondamentale de ces succès ne se lit pas facilement dans les chiffres des économistes. Elle réside dans le capital social et relationnel que ces entités concentrent et qui constitue une force d’ancrage et de stabilité puissamment efficace dans une économie de plus en plus ouverte (une autre explication, complémentaire mais moins glorieuse, est que ces entités vivent souvent en « passager clandestin » de structures plus vastes, pratiquent des surenchères fiscales, par exemple, ou renvoient à l’extérieur de leur territoire la gestion des problèmes environnementaux et sociaux !).
La mondialisation et la révolution technique, ainsi, ne suppriment pas ce que les économistes appellent les « effets d’agglomération », c’est-à-dire les avantages directs ou indirects du regroupement spatial en termes d’efficacité économique. Mais elles en redistribuent les formes et en déplacent les contours. Elles les translatent tendanciellement, d’un côté, vers des niveaux plus étendus que le niveau national, notamment vers les ensembles continentaux ou les nouveaux bassins maritimes qui prennent le relais des « agglomérations nationales », dominantes dans la période des Trente Glorieuses. Mais elles les déplacent aussi, d’un autre côté, vers des niveaux plus concentrés, vers les villes, les régions urbaines, les territoires locaux spécialisés ou non qui se constituent en nœuds des réseaux mondiaux, en points de commutation des flux et des relations, comme au bon vieux temps d’avant l’État-nation. L’économie mondialisée, loin d’être une pure économie de flux, s’appuie sur des pôles territoriaux où ces flux se croisent et s’enracinent. Paradoxalement, elle est liée à une renaissance des « économies-territoires ». Une articulation positive est donc possible entre la mondialisation et les territoires, dès lors que ceux-ci sont capables de valoriser non seulement des stocks de ressources plus ou moins passives (des contingents de main-d’œuvre peu chère, par exemple) mais aussi des capacités d’organisation et de coopération ; et dès lors qu’ils fournissent efficacement des biens publics ou collectifs (formation des compétences, capital social, infrastructures matérielles et sociales) qu’une économie de flux sans ancrage socio-territorial est incapable de produire.
Ces constats justifient une première orientation pour les stratégies locales. C’est celle de l’inscription la plus habile possible dans les lignes de force de l’économie internationale ou nationale, de la captation optimale des ressources et des investissements, quitte à accepter l’entrée dans une logique concurrentielle interterritoriale plus ou moins débridée (étant entendu que, dans le cas d’un pays de taille moyenne à État-providence fort comme la France, les ressources à capter ne sont pas seulement celles de l’économie productive internationale, mais aussi celles des redistributions internes, en dopant ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’« économie résidentielle »). Ces stratégies sont légitimes et, en un sens, indispensables. Il serait toutefois réducteur de limiter la politique territoriale à ce jeu concurrentiel. Car les territoires ne sont pas seulement des entités de bout de chaîne qui subissent les forces du monde nouveau et qui n’ont d’autre choix que de tenter de les orienter à leur profit. Ils sont aussi – ou pourraient être – des laboratoires privilégiés pour inventer et expérimenter les issues novatrices aux problèmes, aux dilemmes ou aux contradictions dont cette grande transition est porteuse.
Pour une régionalisation de rupture
Pour guider cette réflexion sur les territoires comme laboratoires de la transition, quatre idées simples serviront de repères.
Première idée : les territoires infranationaux sont des échelles pertinentes pour élaborer des réponses non seulement conjoncturelles, adaptatives, mais aussi structurelles aux défis de la transition – en coopération et en dialogue avec le niveau national, le niveau européen et le niveau mondial. Ces défis, quels sont-ils ? On peut assez facilement en dresser la liste : l’impératif du maintien (du retour ?) de la France dans le peloton de tête de l’innovation, y compris dans le domaine crucial des services ; la mise en œuvre de la conversion écologique et énergétique ; le maintien d’une capacité manufacturière compétitive ; la gestion des restructurations, désormais permanentes ; le développement des services à haute valeur ajoutée et de l’économie anthropo-centrée (santé, soins, éducation, loisirs…) ; la lutte contre les trappes à pauvreté et l’exclusion. On comprend vite que ces défis ont tous une dimension territoriale forte, voire prédominante, même s’ils renvoient aussi à des réformes ou à des régulations nationales, européennes ou mondiales. C’est, par exemple, au niveau territorial, autant et plus qu’au niveau national, que pourront se construire les dispositifs de « flexi-sécurité » associant la protection pour les personnes et la flexibilité pour les employeurs. C’est au niveau local que pourraient et devraient se construire les articulations entre politiques de l’emploi, politiques de soutien à l’activité et politiques de formation, ainsi que les plates-formes correspondantes de dialogue social permettant une gestion enfin efficace des mutations industrielles. C’est au niveau local que les nouvelles politiques des services aux personnes et les redéploiements correspondants des qualifications pourront se déployer. C’est au niveau local que pourront s’inventer des modes de vie, des formes urbaines et des organisations logistiques plus sobres en carbone.
Deuxième idée : cette approche territoriale des défis structurels de la transition exige de dépasser les modèles aujourd’hui dominants du « développement local ». Ce point est crucial. Au cours des vingt dernières années, nous avons vécu le basculement du paradigme de l’« aménagement du territoire » vers celui du « développement des territoires ». Dès les années 1980, un doute sérieux s’est installé sur le modèle gaullien-pompidolien d’un aménagement fondé sur les grands projets pilotés par l’État central (du type Fos ou Dunkerque) et sur la négociation directe avec les grands groupes de leurs choix de localisation. Un autre modèle s’est alors imposé : celui du « développement local ». L’accent a été mis sur les dynamismes particuliers des villes, des régions, des pays. Des idées neuves se sont diffusées : les politiques territoriales doivent favoriser la création de ressources et de richesses nouvelles et non plus seulement être des politiques d’affectation ou de redistribution de ressources et de richesses données ; le jeu entre Paris et le reste du pays n’est plus un jeu à somme nulle où chacun perdrait ce que l’autre gagne ; dans une économie ouverte, on peut gagner, ou perdre, ensemble. Le développement des territoires est apparu moins comme le résultat mécanique d’une dotation favorable en facteurs de production (avant-hier : l’énergie et les matières premières ; hier : une main-d’œuvre abondante et bon marché), mais comme celui d’un maillage réussi entre les acteurs, publics et privés, adossés à des institutions adéquates, porteurs de projets mobilisateurs. Ce paradigme soft du développement local n’est certes pas à rejeter. Il a produit et continue de produire des effets remarquables de vitalité dans de très nombreux territoires français, où les responsables, tantôt politiques, tantôt économiques, ont compris que l’imagination dans la mise en valeur des atouts locaux pouvait améliorer considérablement la situation des territoires. Mais, face aux incertitudes évoquées plus haut, il faut bien reconnaître aujourd’hui les limites de l’optimisme « localiste ». Et il est clair que les enjeux structurels sont jusqu’ici restés largement en dehors des agendas du « développement local », alors qu’ils sont décisifs pour l’avenir.
Troisième idée : l’architecture territoriale de nos institutions est, en l’état actuel, incapable de porter cette fonction de laboratoire de la transition. Seule une véritable régionalisation pourrait être la réponse à ce déficit. Les deux grandes vagues de décentralisation qu’a connues la France – celle des années 1980, et celle de la décennie passée – ont profondément rebattu les cartes, au sens propre du terme, de la gestion territoriale publique. Mais la superposition des niveaux (État central, État local, régions, départements, intercommunalités, communes), l’absence de tutelle d’une collectivité sur une autre, les mouvements entrecroisés et souvent contradictoires de recentralisation et de décentralisation composent une structure particulièrement peu lisible, et très coûteuse. Ceci pose des questions politiques relatives à la démocratie locale et à l’efficacité de la machine publique. Mais cela ne facilite pas non plus la construction d’agendas de réforme ambitieux s’attaquant à des sujets de fond comme ceux qu’on a esquissés plus haut. Seul un véritable renforcement de la région (et un renforcement parallèle, mais plus facile et déjà bien engagé, des grandes agglomérations) serait, à mon avis, susceptible de créer l’acteur territorial capable à la fois de mobiliser les ressources d’expertise et de développer un champ de vision suffisamment large pour contribuer, avec le niveau national et l’Europe, aux politiques structurelles de la transition. Ce renforcement apporterait une proximité du terrain, une flexibilité, une réactivité, une capacité d’expérimentation que notre État central ne semble plus en mesure de fournir.
Enfin – quatrième point – la situation appelle aussi, et peut-être surtout, des conceptions novatrices des politiques publiques. Ceci vaut à l’échelle nationale, et, a fortiori, à l’échelle infranationale. Les régions, aujourd’hui, considèrent souvent leurs territoires comme des économies nationales en miniature. Ceci est absurde, surtout à l’heure où l’idée d’« économie nationale » devient elle-même incertaine. Et elles tentent de déployer des « politiques industrielles » locales sur un mode traditionnel, sectoriel, alors même que ces politiques sont de plus en plus problématiques au plan national, en raison des formes nouvelles de distribution internationale des tâches qui traversent de plus en plus les périmètres sectoriels. Mais reconnaître que l’idée d’« économie régionale » est aujourd’hui anachronique dans la plupart des cas n’implique nullement l’impossibilité d’une politique économique ou sociale structurelle à l’échelle régionale. Cela implique que cette politique doit être pensée autrement. Comment ? En procédant de manière moins opérationnelle, mais plus stratégique ; en reconnaissant que le pilotage économique relève aujourd’hui d’une gestion du risque et des opportunités dans un univers d’incertitude, appuyée sur un monitoring permanent des évolutions réelles, autant et plus que de grands choix planificateurs sectoriels ; en privilégiant l’expérimentation progressive et évaluée sur les effets de manche et les plans ronflants qui prétendent projeter un avenir maîtrisé.
Des choix politiques ouverts
S’adapter à l’économie ouverte, à la révolution technologique, à la mutation des modes de vie. Inventer des réponses aux défis structurels de la transition… Ce vocabulaire peut donner le sentiment d’un parcours obligé, où le système de contraintes serait tellement prégnant qu’il ne laisserait aucune marge de manœuvre aux politiques, et encore moins à la politique. Il n’en est rien, bien sûr. Même si l’on pense qu’il y a, dans l’espace des actions à mener, des zones interdites – le retour au protectionnisme, par exemple –, de multiples choix stratégiques restent ouverts en dehors de ces zones. Un choix essentiel, en particulier, est celui du poids que l’on décide d’accorder au critère d’équité, ou, dans une version plus forte, aux objectifs d’égalité entre les personnes et les groupes (égalité des conditions, égalité des droits et des devoirs, égalité des chances). La dynamique spontanée du nouveau monde dans lequel nous entrons est à cet égard porteuse de menaces considérables. L’ouverture de l’espace économique, la financiarisation, la fluidité des communications de toutes natures dilatent considérablement l’espace des opportunités et les écarts entre ceux qui savent s’en saisir et ceux qui ne le savent pas, ou en sont empêchés. Le fossé s’agrandit spontanément entre les « gagnants », ultramobiles, à tous les sens du terme, qui savent jouer avec les frontières et les règles (habiter à Bruxelles, déclarer ses bénéfices dans un paradis fiscal, envoyer ses enfants dans une grande école française gratuite, et bénéficier des meilleurs soins) et les « perdants » qui n’ont pas les ressources de ce jeu. D’un capitalisme inégalitaire mais relativement « inclusif », parce qu’organisé autour d’institutions permettant une certaine négociation du partage social des gains de productivité (le système national, les branches industrielles ou les grandes entreprises), nous passons à un univers beaucoup plus fluide où les groupes périphériques sont purement et simplement menacés d’exclusion. Comme le dit Richard Sennett7, « le vice de la politique dérivée du nouveau capitalisme, c’est l’indifférence ». Or ni la mondialisation, ni la révolution technique, ni la montée de l’individualisme moderne ne nous condamnent à assister impuissants à ce qui pourrait ressembler à un immense retour en arrière. Tout est affaire de priorités et de choix sociétal. Nous pourrions très bien décider, par exemple, comme l’ont fait certains pays, de mettre beaucoup plus de ressources dans l’accompagnement des restructurations que nous ne le faisons aujourd’hui. Ma conviction est que, dans les transitions qui nous attendent, et dans le système de contraintes qu’elles induisent, des politiques « progressistes » sont possibles : entendons par là des politiques qui, d’une part, favorisent l’autonomie des personnes et leur capacité à peser sur leur destin, mais aussi, d’autre part, qui renforcent l’attention portée à ceux qui doivent être défendus par la société, parce que leurs propres moyens n’y suffisent pas. Là encore, on comprend intuitivement que, si les niveaux infranationaux ne peuvent évidemment pas porter seuls ces objectifs et leur mise en œuvre, ils n’en sont pas moins pertinents. Les territoires ont souvent cessé de définir des communautés objectives de destin et des espaces de solidarités naturels, comme dans le passé. Ils n’en restent pas moins des échelles où peuvent survivre et se régénérer des communautés de situation ou de projet subjectives, vécues, s’expérimenter des formes de solidarités moins froides que celles des grands mécanismes redistributeurs.
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Professeur à l’École nationale des ponts et chaussées. A publié récemment dans Esprit : « L’université au cœur de l’économie de la connaissance », décembre 2007. Nous publions ici l’introduction d’un ouvrage à paraître en mars aux éditions du Seuil, sous le titre : la Grande transition.
- 1.
Selon l’enquête Tns Sofres Eurobaromètre du printemps 2004, 75 % des Français craignent les conséquences de la mondialisation. Seuls 15 % pensent qu’elle n’est pas une menace pour l’emploi en France. L’enquête Globescan réalisée régulièrement par l’université du Maryland fait apparaître une position totalement atypique des Français à l’égard de l’économie de marché en général. Sur 20 nationalités enquêtées, ils sont les seuls à désapprouver (total disagree) à 50 % la phrase suivante : « Le système de la libre entreprise et de l’économie de marché est le meilleur système sur lequel baser l’avenir du monde. » Après eux, les plus négatifs sont les Mexicains (38 % de désaccord total), les Turcs (36 %), les Russes (34 %). Les taux de désaccord les plus faibles sont ceux des Indiens (17 %) et des Chinois (20 %) !
- 2.
Ipsos et Institut Manpower, enquête juin 2007. Les réponses « oui, certainement » aux deux questions sont de 54 % et 23 %.
- 3.
Laurent Davezies, la République et ses territoires. La circulation invisible des richesses, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2008.
- 4.
Revenus liés à la redistribution publique (dépense publique, transferts sociaux) et privée (retraites, tourisme, consommation en général).
- 5.
François de Singly, Libres ensemble, Paris, Nathan, 2000 (Poche, 2003).
- 6.
Voir notamment François Ascher, La société évolue, la politique aussi, Paris, Odile Jacob, 2007.
- 7.
Richard Sennett, la Culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel, 2006.