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Dans le même numéro

Mafrouza, un documentaire d'Emmanuelle Demoris

août/sept. 2011

#Divers

De sa longue immersion dans un « bidonville » (en fait : un quartier précaire, où coexistent des niveaux de revenu très différents), situé à côté du port d’Alexandrie, Emmanuelle Demoris a ramené un très grand film, à la fois limpide, évident et très singulier.

Un monde de vie(s), d’abord. Le comique pur : lorsque les évocations romantico-sirupeuses d’Adel sont interrompues par l’arrivée de sa femme, voix ménagère et ironie fracassante ; ou lorsque l’épicier-imam raconte son hypocondrie. La poésie pure : lorsqu’au petit matin, après une nuit de fête, Stohi, le chanteur des mariages, déserteur et vaguement voyou, regarde avec son copain l’aube s’installer sur le boulevard désert d’Alexandrie. La tendresse à son plus haut, lorsque la femme gouailleuse d’Adel dit brusquement, sans préavis : « tu es le miel » à son frêle époux. L’émotion à pleurer, lorsque Stohi tourne dans ses mains, regard perdu, un pauvre chapeau de papier aux franges vertes et brillantes, cadeau de sa fiancée défunte.

Un art de l’attente

On n’en finirait pas d’énumérer les moments magiques qui éclosent régulièrement, au cours de ce film-fleuve de 12 heures où l’on ne s’ennuie pas une seconde, et dont on quitte les personnages à regret. Rien à voir, toutefois, avec le film pittoresque et vériste où des figures stéréotypées nous montreraient la « profonde humanité du peuple égyptien, misérable, résigné mais tellement joyeux ». Cela se passe à Alexandrie, mais ce n’est pas ce qui importe. Pas de voix off, jamais, pas de questions posées, sauf rarissimes exceptions. Une image numérique très propre, filmée avec une petite caméra, mais qui ne tremble pas, ne bouge qu’avec raison et justesse, et repose l’œil du spectateur. Des mouvements très maîtrisés, un espace utilisé comme un élément clé de la narration, beaucoup plus qu’un décor (le dédale des ruelles) et surtout un art du temps, de l’attente, étonnant. (La formidable séquence de l’attente de l’accouchement, par exemple.) La caméra et le micro laissent venir l’événement, sans rien solliciter. Nulle roublardise. Et la vraie trame est celle du langage. La parole, restituée dans sa verdeur, sa virtuosité, son étrangeté parfois, est la vraie matière première du film. Parce qu’elle prend son temps, précisément.

Et l’on comprend progressivement le paradoxe d’où vient la force exceptionnelle du documentaire. Il y a une présence forte derrière la caméra. La filmeuse est là, accompagnée d’un traducteur et d’une autre personne arabophone. On entend par ses oreilles, on voit par ses yeux (mais on ne la voit jamais, sauf dans les dernières secondes, discret reflet dans une glace, à la Vélasquez-Ménines). Mais elle n’impose rien. Jamais aucune position surplombante. Pas l’ombre d’une thèse, affichée, ou plus ou moins sournoisement insinuée, pas de manche tirée, pas de connivence habilement sollicitée (genre lacrymo-télévisuelle). Pas non plus de tremblé ou d’accident de filmage rappelant le direct et renvoyant plus ou moins discrètement à l’ego de l’auteur (je vous raconte le bidonville, mais regardez comme je suis, moi, intéressant). Le contraire exact de Moore et de ces insupportables ego-documentaires qui se multiplient aujourd’hui.

Les clichés de la différence

Résultat : une cinglante réplique aux clichés envahissants de l’ethnicité, de l’altérité essentielle, de la différence qui fige une identité collective. On est à Alexandrie, ces gens nous passionnent parce que leur rapport au monde est souvent différent du nôtre et donne sans cesse matière à penser à l’ethnologue amateur qui sommeille en nous (par exemple lorsque la jeune maman traite son petit garçon en fille, parce que chaque être a son double de l’autre sexe, sous terre ; ou lors des magnifiques éloges de l’art oratoire par l’épicier). Mais en même temps, ces gens sont simplement des individus modernes, divers, multiples, inquiets, comme vous et moi. Beaucoup plus pauvres, certes ; et sensiblement plus chaleureux et amicaux. C’est cette absence de surplomb qui est le trésor du film.

Dans un très beau texte publié en 2004, et qui mérite d’être cité un peu longuement, Emmanuelle Demoris explique elle-même cet aspect central de son travail1 :

Je souscris au reproche qu’adresse Peter Brook aux anthropologues de considérer que chaque geste, coutume ou forme d’expression est un signe codifié qui appartient à une culture en particulier et à elle seule. Le théâtre est à cette place où il peut nous ouvrir à une vision plus large que celle où notre terreur de l’indéfinissable nous fait croire que tout comportement humain vient d’un conditionnement génétique ou social. Je crois que le cinéma documentaire a à voir avec cette place-là, ce qui suppose qu’il ne soit pas terrorisé par l’indéfinissable. Et qu’il dépasse l’opposition entre le monde de la connivence (mon monde, au secret duquel je vous convie) et son envers complice, celui du monde comme tout autre (tout ennemi, ou tout différent, s’il fonde son regard sur la différence comme constitutive). […] Il y a là une responsabilité urgente à assumer du côté du documentaire. Car une sorte de vaste incompréhension monte depuis quelques années entre différentes zones du monde. Il est effrayant de voir comment le flux télévisuel produit des clichés fondés sur la différence, nationale, ethnique, religieuse… J’ai toujours éprouvé une certaine méfiance pour cette notion d’identité, réductrice, figeante. Son usage actuel m’effraie. Ghettos et masques. Commencer par admettre que chaque être humain a autant d’identités que d’atomes.

Autrefois, les mondes lointains étaient nimbés de mystère. On rêvait à partir de clichés fournis par les écrivains ou les explorateurs. Aujourd’hui, on croit savoir. Mais, dans la mondialisation télévisuelle et le touristique, le monde est impitoyablement mis en boîte. Les longues plages temporelles d’apprentissage mutuel entre peuples ont disparu, comme le souligne Glissant2, et nous sommes soumis au pilonnage incessant du cliché. La mise en cliché de l’islam (pourtant si incroyablement divers) n’est que l’exemple le plus parlant et le plus tragique de cette simplification du monde.

L’internet lui-même, toutes les études le montrent, tend à reproduire l’« archipelisation » des communautés : on communique dans sa bulle, avec ses semblables, en ignorant ou en schématisant les autres bulles. Dans un livre très commenté aux États-Unis, mais non traduit, Jaron Lanier, un des technogeeks les plus connus du monde virtuel, met en garde contre la vitesse et la superficialité de l’univers des réseaux sociaux.

Vous devez trouver le temps d’être une personne avant de partager cette personne3.

Douze heures, c’est très peu. Et l’audience de Mafrouza sera infinitésimale au regard du flux télévisuel. Mais, on l’aura compris, ce film événement est non seulement magnifique, mais nécessaire.

  • 1.

    Emmanuelle Demoris, « À propos des petites caméras et du reste », Lettre de l’Afc, mai 2004. www.afcinema.com

  • 2.

    Voir Édouard Glissant, la Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990.

  • 3.

    Jaron Lanier, You are not a Gadget, Penguin Books, 2010.