Le sourire de la belle femme
Toute la palette des rires possibles a été décrite dans les romans, du « rire des yeux » au grand rire carnavalesque de Rabelais, du rire nerveux après chatouilles au rire contagieux quand on rit parce que l’autre rit. Qui rit ? Question sociologique : l’enfant, la femme, le « peuple » ? Et pourquoi ? Cette dernière question historique et sémiologique pose celle de l’humour et du comique, de l’ironie et de la dérision. L’ethnologue peut aussi poser la question : quand ? À quelle occasion le rire apparaît-il sur la scène ? De quoi rions-nous ? C’est la question que pose Olivier Mongin1. Le rire de fête, de joie, d’ivresse, le rire de moquerie, le rire cruel, le rire de gêne, d’incongruité (lors d’un enterrement), le fou rire convulsif, tous ces rires explosent à leurs places scénographiques prévisibles dans notre culture d’images démultipliées. Cette diversité tend à accréditer la force polysémique de cette convulsion nerveuse saccadée irrépressible liée à l’expression de la jubilation. Le rire est le contraire des pleurs, et des peurs. Le rire du méchant en situation2 semble n’être qu’un cas de figure limité au sein de l’immense famille du rire positif, et de la palette plus spéciale des « rires méchants », allant de l’ironie à la moquerie et à la cruauté. Mais que serait l’antonyme du rire du méchant ? Peut-être, c’est ce que nous voulons défendre ici, est-ce le sourire féminin maternel, surgi entre autres d’une longue histoire de la représentation du culte marial.
Marie ne rit pas
Le promeneur contemporain entre dans les églises, quelles que soient ses croyances, comme dans les musées. Il regarde alors les œuvres peintes ou sculptées avec intensité. Il passe aussi sans les voir devant les statues sur les places publiques, il feuillette les pages des magazines chez le docteur, et sa vision périphérique flottante capte de nombreuses représentations sur les murs et les écrans. Il serait très difficile de légitimer l’hypothèse qui s’est imposée à l’ethnologue promeneuse, enracinée dans sa propre contemporanéité : il y a une sur -représentation du visage de la belle femme dans notre société contemporaine, sur les affiches et les écrans. Malgré les contre-exemples, la grande majorité des représentations iconographiques du visage féminin posé comme beau lui ajoutent plus souvent un sourire, même ténu et flottant, là où le visage masculin se caractérise plutôt, selon la mode, par une barbe naissante et un faciès déterminé, voire presque dur, c’est-à-dire peu souriant. Nous voudrions ici analyser le lien entre le sourire et le féminin, la douceur des deux courbes, celle du sourire et celle de la féminisation de l’identité.
Le rire est un acte spectaculaire, le sourire est un commentaire, souvent discret. Elles sont rares, les représentations de saintes ou de Vierge Marie qui ouvrent la bouche dans un sourire un peu ouvert. La beauté des saintes semble devoir rester « de pierre », à cause sans doute de l’histoire ancienne (ve-vie siècle) des interdits religieux portés sur le rire3 et d’une façon générale sur toute manifestation intempestive venue du corps organique4. Mais il n’y a pas que cela : il faut penser le lien anthropologique entre le religieux, la mort, la douleur, l’esthétique de la gravité, le silence et la maîtrise des sons, lié à tout cérémoniel. Il y a ici toute une matrice sémiologique qui tend à renvoyer le rire à l’insulte, au grotesque ou à l’obscène. Quelques anges rient pourtant : sans doute parce qu’ils n’ont pas de corps ! Cependant, si le sourire de la Vierge était un rire, il serait le symétrique exactement inverse du rire du méchant ; il rit de sa position de domination et veut perdre le monde, elle est hors champ des jeux de pouvoir, son humilité absolue l’isole. Elle n’a rien, et ce qu’elle donne n’est rien moins qu’une promesse de salut pour le monde.
Une fois j’ai rencontré le « rire de bonté ». À Saint-Pétersbourg, dans le musée de l’Hermitage, on peut voir une très jeune Vierge à l’enfant de Léonard de Vinci, sa première œuvre (1476) la Madone à l’œillet. Dans la même salle, en face, une autre plus tardive (la Madone Litta, 1490) et plus classique : cette dernière sourit doucement, tête légèrement inclinée. Mais la très jeune Marie à l’œillet rit franchement avec son bébé. Posés l’un en face de l’autre, ces deux tableaux offrent le contraste saisissant entre le rire et le sourire : le rire est une action, le sourire est un climat.
Ce rire de joie, incroyablement gai, si rare sur le visage d’une Madone sans cesse mis en peinture pendant cinq siècles de catholicisme européen étonne : la Madone est en général souriante avec réserve, dans un sourire tellement chaste qu’il semble s’effacer lui-même ; bien sûr c’est son bébé, et la mère sourit, mais c’est le fils de Dieu, de quoi figer ce sourire… La gravité inexpressive du visage semble une norme à la fois historique et en même temps totalement liée à la situation, telle qu’elle se donne à voir : il s’agit de sauver les hommes et le monde. Cette gravité de l’enjeu interdit de trop rire. Mais la jeune Madone à l’œillet rit et joue ! Il y a donc un rire de joie possible, complètement tourné vers un présent extraordinaire, donc un rire de pure bonté : le bon, dans les Évangiles comme dans nos bandes dessinées, ne veut pas se sauver lui, mais veut sauver le monde entier, même au prix de son sacrifice. Mais on ne l’entend pas beaucoup rire, quand il est du sexe masculin ; seule sa mère sourit un peu. On peut faire l’hypothèse d’une transmission compliquée entre le beau visage féminin de la Madone, bon et souriant parfois, et les innombrables représentations de la « belle femme » dans notre société, plus souriante que le bel homme.
De la religion à la publicité
Il faut aussi penser l’enfance, et l’enjeu sans cesse recommencé à chaque génération de l’importance du sourire maternel. Il manque encore une théorie de la culture qui puisse tenir compte à la fois des héritages de matériaux iconographiques et sémiologiques anciens, mais aussi de leur possible réactivation dans un présent oublieux de tout passé pour des raisons sociologiques, psychologiques ou anthropologiques propres. Le « doux sourire féminin » de la belle femme semble résister aux changements historiques majeurs de nos mondes contemporains occidentaux. Il a envahi l’espace profane du marché et des compétitions d’images. Bien sûr, la belle femme peut rire en montrant toutes ses belles dents. Dans nos bandes dessinées, dans les films d’aventures, bien des méchantes rient aussi au pire moment pour leurs ennemis, mais la scène est beaucoup moins représentée et donc stéréotypée que celle qui cadre son collègue masculin : le méchant.
De ce premier rire si gai de la Madone à l’œillet au sourire féminin à peine esquissé préféré par la suite par Léonard de Vinci dans ses portraits de visages féminins, le passage est celui d’une possibilité expressive ponctuelle, sans avenir culturel important, à la construction d’un puissant stéréotype identitaire de longue durée. Dans notre culture, l’opposition entre éclat de rire et espace sacré laisse une place au dessin du sourire féminin sur les murs de l’église.
L’ethnologue promeneur dans les montagnes italiennes au début du xxie siècle peut contempler d’innombrables versions du sourire réservé et grave ou absent de la Madone sur les murs de petites chapelles sans cesse repeintes aux xixe et xxe siècles. Dans toutes les campagnes européennes où le culte marial a produit, surtout depuis le xiiie siècle, une importante démultiplication du visage de la Madone malgré les schismes divers et les variantes technologiques dans les outils de l’artiste, le visage incliné féminin souriant s’est imposé comme figure positive d’extrême bonté potentielle. Elle semble en dehors du politique, et comme désaffiliée du social : ce qui la rend, par la force des choses, plus vulnérable à l’instrumentalisation, à l’iconicité.
- 1.
Voir Olivier Mongin, Éclats de rire. Variations sur le corps comique. Essai sur les passions démocratiques III, Paris, Le Seuil, 2002 ; De quoi rions-nous ? La société et ses comiques, Paris, Plon, 2006 (rééd. Pluriel/Hachette, coll. « Poche », 2007). Voir aussi le dernier numéro de la revue Terrains (« Rires », septembre 2013, no 61).
- 2.
Voir V. Hahoum-Grappe, « Le rire du méchant », Esprit, octobre 2013.
- 3.
Jacques Le Goff, « Rire au Moyen Âge », dans Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, 1999, p. 1343-1356.
- 4.
Voir les classiques : Jean-Pierre Albert, Odeurs de sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, Paris, Éditions de l’Ehess, 1990 (rééd. 1996, 2004) ; le Sang et le Ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien, Paris, Aubier, 1997. Et aussi l’article « Les belles du Seigneur », Communications, « Beauté, laideur », no 60, 1995, p. 63-74.