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Tags et graffitis

novembre 2009

#Divers

Au mois d’août, il n’y avait personne sur ce trottoir de la fondation Cartier, boulevard Raspail (Paris xive) mais, depuis la rentrée, on peut voir toute la journée une queue assez longue, formée par ce public sage, patient, qui a choisi pour les heures qui viennent la visite d’une exposition. Il s’agit ici de l’exposition « Né dans la rue – Graffiti » présentée par la fondation Cartier pour l’Art contemporain (du 7 juillet au 29 novembre 2009).

Il me semble que la file d’attente d’une exposition artistique a quelque chose de particulier : de façon ténue, une sorte de paix marque les présences. Non pas que, sur le seuil, la lueur de l’art se diffuserait jusque dans la file d’attente de l’exposition. Plutôt le plaisir d’échapper à l’espace profane, de se dégager d’un réel trop réel, quotidien, ordinaire ; d’être bien là malgré le sentiment de vague trahison d’obligations plus pressantes.

Lieux de transit

Ce qu’il y a de piquant ici est que le sujet de cette exposition est précisément la sphère urbanisée moche, cet espace public non artistique perçu au travers des vitres sales du Rer, lorsque défilent les tags et les graffitis sur les parois des tunnels et tous ces murs qui bordent les artères périurbaines.

Pratiquement toutes les grandes villes de la planète sont maintenant enveloppées de cet espace de circulation tressé d’échangeurs, lignes de chemins de fer, fin d’autoroutes, zones indécises entre des structures de béton sans identité – entrepôts ? magasins ? bureaux ? en construction ? en friche ? abandonnés ? On ne connaît ces lieux qu’à travers le mouvement, quand nous transitons sous un ciel quadrillé par les traînées d’avions et longeons d’énormes champs de voitures neuves ou de vieilles carcasses en tas. Et encore : des prairies de camping-cars, le surgissement de piscines dressées, une vieille virgule à droite d’une station d’essence en ruine, maintenant abandonnée aux tags et aux ronces. On roule, enveloppé par le bain sonore spécial du lieu, avec ces harmoniques basses que produit la synthèse de tous les moteurs pensables, en espérant échapper au bouchon qui obligerait à regarder à droite et à gauche tous ces tags et graffitis.

Toute cette zone périurbaine essentiellement dévouée à la mécanisation des mobilités contemporaines est le vaste terrain d’expression du tagueur (même s’il ne crache pas sur une belle façade du centre-ville en passant), avec cette couleur dominante du gris suintant de lueurs de pétrole et ces rectangles çà et là d’un blanc typique, celui de la caravane abandonnée entourée d’orties, des frigos sales. Un espace sans frontières, que tout le monde traverse mais où personne ne marche sauf des précaires extrêmes, leurs sacs de plastique à la main.

Performance et discours

Depuis 1973, cette forme de dessins surgis de la nuit à New York, non commandités, qui sont autant de délits, est née non pas seulement « dans la rue » mais sur les parois de cette zone périurbaine et tout autour des artères de mobilité où circulent sans cesse trains et voitures.

Le graffiti puis le tag et le graffe (un nom, un sigle, un emblème, un dessin et toutes les variantes sont et seront expérimentées) naissent dehors. Le cadre visuel des transports publics urbains est leur toile préférée. Leur cible est le regard du passant abstrait : il choisit la cheminée sur le toit de l’immeuble, le mur qui se donne à voir en pleine place, la paroi noire du tunnel du métro que tous les voyageurs captent fugitivement à travers la vitre.

Le cadre de l’action créative est la nuit, son héros est le jeune garçon, qui vieillit, parfois quelques copines, aventureuses, et ses outils plus ou moins techniques. À São Paulo, le risque de la nuit implique celui du vide : il s’agit aussi d’escalader les blocs jusqu’au toit, et la prouesse du tag se double de celle du vertige. Toute une culture transnationale fait fleurir le mur laid autant qu’elle salit la belle façade, elle est transgressive et tombe sous le coup de la loi, mais elle demande beaucoup d’énergie et de courage physique. Avant d’en juger le sens présumé, il faut faire le constat de la force de sa présence et de sa diffusion par-delà les frontières.

Le magnifique catalogue de l’exposition précise dans une notice que le choix artistique n’invitait pas ici à la dégradation ni au vandalisme des biens publics. Pour ne pas trahir son objet « né dans la rue », l’exposition a aussi prévu que serait tagué le mur d’acier et de verre qui borde la belle fondation Cartier. Avec le temps, il se passe quelque chose : la journée, des tagueurs sages y travaillent, et la nuit des tagueurs plus excités grimpent vers le haut et font déborder leurs dessins en tous sens.

La forme tag s’est déployée de façon transnationale sur la planète des villes en trente ans, elle s’enracine sur le graffiti de la fin des années 1960 pour fleurir en signature illisible à la fin du xxe siècle. Je me souviens d’un graffiti lu sur le mur du Rer en route vers l’est dans les années 1980 : « Les formes de votre oppression seront l’esthétique de notre violence. » J’en avais fait un article pour les amis de la revue Chimère, intitulé gentiment « Un collier de barbelé ». L’esthétique inventée dans cette culture de nuit urbaine est en miroir de ce qu’il y a de plus difficile à vivre au sein de nos grandes mégapoles : rien n’est rose ici, le tag est une souillure, une manière de pisser, de cracher sur « vos murs », il est « contre », et même tout contre, adossé. Il cherche, comme les décorations des jeunes punks des années 1970 – le rat au lieu du petit chat, le clou rouillé perçant la peau plutôt que la fleur dans les cheveux, le teint gris et blême au lieu du beau bronzage –, la « laideur », une laideur ancrée, fichée et enracinée sur le sol de ce qu’il y a de plus significatif dans la dureté du décor des vies contemporaines qui se déploie surtout autour des villes. Mais avec le temps, tout ceci bouge, mute, prend la tangente et cette exposition montre à quel point cette expression a déjà une histoire et une mémoire.

Véronique Nahoum-Grappe

Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Elle a travaillé sur la violence, les rapports entre les sexes, la dépendance (voir notamment Vertiges de l'ivresse. Alcool et lien social, Descartes et Cie, 2010 ; Du rêve de vengeance à la haine politique, Desclée de Brouwer, 1999). Tout en s'intéressant aux lieux de violence et de privation de liberté (camps de réfugiés en ex-Yougoslavie,…

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