Cités, terres étrangères
Repère
Cités, terres étrangères
À propos de…
Jacques Donzelot, la France des cités. Le chantier de la citoyenneté urbaine, Paris, Fayard, 2013, 170 p., 16 €.
Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie, Refaire la cité. L’avenir des banlieues, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2013, 128 p., 11, 80 €.
Hugues Lagrange, En terre étrangère. Vies d’immigrés du Sahel en Île-de-France, Paris, Le Seuil, 2013, 348 p., 21 €.
Trois livres, et quatre auteurs, qui arpentent les « banlieues » depuis des années. Si « les cités de banlieue sont des zones où personne ne va – hormis les personnes qui y vivent1 », Hugues Lagrange, Jacques Donzelot, Didier Lapeyronnie et Michel Kokoreff, eux, y sont allés, encore et encore. Et ce qui les intéresse ici, chacun à sa manière, ce sont précisément « les personnes qui y vivent ». Parler d’eux et, au-delà, leur donner la parole, là où ils vivent.
Les ouvrages qui paraissent aujourd’hui sont, chacun, une étape nouvelle dans des explorations initiées il y a longtemps, chacun creusant son sillon, reformulant ou prolongeant des propos que l’on reconnaîtra. Les cultures chez Lagrange2, les lieux et les gens, la ville à trois vitesses chez Donzelot3, le ghetto urbain de Lapeyronnie4 rencontrant la force des quartiers de Kokoreff5.
Quoi de neuf alors ? Les démarches, d’abord. Si on retrouve un fil, on découvre aussi, chez chacun, une démarche originale. Lagrange voyage : « en terre étrangère », dans ce coin de la vallée de la Seine peuplé quasi exclusivement d’Africains du Sahel. Donzelot déambule : de cité en cité, d’un chantier à l’autre de la rénovation urbaine (Grenoble, Bordeaux, Strasbourg, Rouen, Lyon, Marseille, Villiers-le-Bel…). Et là où les deux premiers rapportent des images nouvelles, qu’ils décryptent en chemin, Lapeyronnie et Kokoreff relisent l’histoire des banlieues, à la lumière de précédentes expéditions, les leurs et celles d’autres chercheurs, pour en dessiner l’avenir.
L’oubli des habitants
Le livre de Lagrange ne ressemble à rien de ce qu’on connaît « dans le champ ». Il dérange, il déstabilise ; il a reçu un accueil tantôt chaleureux tantôt glacial. Le sociologue s’y fait narrateur. Son voyage est d’abord une galerie de portraits, ceux de quelques hommes et femmes venus autrefois de là-bas et tentant de vivre « en terre étrangère », les ascendants des jeunes en décrochage scolaire qui faisaient l’objet de son enquête initiale et dont il s’étonnait qu’ils ne parlent jamais de leur famille. Ces rencontres sont devenues des relations. On comprend peu à peu – si on veut bien se laisser emporter – que le sociologue est ici un voyageur doué d’une profonde faculté d’empathie… pour des récits qui en disent bien davantage que les plus académiques des entretiens semi-directifs. Donzelot, lui aussi, joue avec les images. Les siennes sont plus extérieures : au voyage intérieur des migrants répondent « les attitudes urbaines des habitants » qu’il observe, en s’interrogeant sur l’envers du décor. Avec la rénovation urbaine, « on ne pénètre plus dans une cité, c’est la cité qui se tourne vers nous ». Mais derrière « la vitrine du changement, cette transformation des lieux, du cadre de vie, cette diversification de l’habitat », que se passe-t-il, en matière de traitement des gens ?
Que les images précèdent, et parfois débordent l’analyse, ou qu’elles l’illustrent, qu’il s’agisse de dégager l’« économie morale » des quartiers, de décrire le passage « d’un modèle de ville à un autre », « d’une vérité à une autre » ou de contribuer à « regarder la pluralité des cultures comme un aspect structurant de la vie même du courant central de nos sociétés », les trois ouvrages ont en commun de donner vie à ceux que l’on appelle – souvent sans s’interroger outre mesure – « les habitants ». Seul Lagrange n’utilise pas l’expression. Lapeyronnie et Kokoreff s’interrogent sur les mots utilisés pour les désigner, des mots qui « les assignent à des positions et à des identités, [qui] ont pour eux un “coût social”, qui peut être important ». Donzelot, qui les décrit jeunes et portés aux trafics illégaux, pauvres et issus de l’immigration dite récente, montre surtout à quel point, pour les institutions, les habitants des cités demeurent transparents, étrangers, voire importuns. D’une cité à l’autre, comment vivent-ils la « vraie réussite apparente » de telle ou telle opération de rénovation urbaine ? Et d’évoquer ce collège où les enseignants entrent par une porte – celle qui donne sur la ville – et les élèves par l’autre – celle de la cité. Ou ce responsable d’office Hlm avouant que jusqu’il y a peu l’habitant « n’existait pas sinon comme une ressource qui devait rester aussi stable et fiable que possible ». Ou encore la « participation » à la rénovation urbaine où « quand nous disons sable et palmiers, on nous répond cailloux et peupliers »… Lapeyronnie et Kokoreff, par un autre chemin, dressent un constat identique. Les politiques menées se font sans les gens, voire contre eux, souvent considérés comme des empêcheurs de danser en rond. Ils reprennent l’analyse des émeutes6 pour développer l’idée centrale de leur essai : le problème des banlieues est politique avant d’être social. Les émeutes ne sont pas le produit d’une activité délinquante : à travers elles, les habitants revendiquent un droit au respect, à la reconnaissance, un égal accès aux ressources, au capital social, « la possibilité de vivre ». Le langage – politique – de l’émeute exprime le nœud de la problématique des banlieues : la discrimination dont leurs habitants sont l’objet. Discrimination raciale ? Discrimination plus globale, liée à l’image négative des quartiers ? La question n’est pas tranchée.
Ce que ces deux ouvrages abordent parmi d’autres questions, la dimension ethnique, le rôle de la religion, est au cœur de celui de Lagrange. Son précédent livre lui avait valu des accusations de culturalisme, d’essentialisation des cultures. La démarche empathique, frôlant parfois l’intime, qu’il adopte ici à partir du matériau recueilli au cours de la même enquête, devrait convaincre ceux qui ne l’étaient pas de l’intérêt de son questionnement. À travers ses rencontres, on voit bien qu’il met l’accent, non sur des caractéristiques, des déterminismes, mais sur des trajectoires. Ces immigrés sahéliens se sont donné des buts, leur vie est orientée, ils ont des intentions.
Ils ne viennent pas en France pour s’intégrer. […] Ils viennent en France avec un mandat très lourd.
Être en terre étrangère, c’est venir d’ailleurs, et non être différent. Lagrange montre la tension entre deux buts : remplir ce mandat – soutenir les familles restées au pays – et « s’accomplir ici ». Bien plus qu’un choc de cultures, ce qui est en jeu, c’est comment se réaliser sans se renier. Et dans « reconnaître la différence », « reconnaître » importe plus que « différence ».
Villes dans la ville
Donner à voir, donner à comprendre, et après ? Donner à agir ? Empowerment à la française ? « Conversion » à l’empowerment ? Donzelot, de retour des chantiers de la rénovation urbaine, théorise celui d’une citoyenneté urbaine, qui viendrait succéder à la citoyenneté sociale qu’illustraient les grands ensembles. Faite de « capital spatial » – remettre en mouvement les individus – et de « capital social » – prendre en compte et rassembler les forces de chacun –, cette mobilisation de la société est appelée à compléter le rôle de l’État. Pour Lapeyronnie et Kokoreff, qui appellent à un « changement de logiciel », cette refonte des rapports entre l’État et la société civile implique non seulement de mobiliser les gens – comment les mobiliser alors qu’ils s’appauvrissent et se désintéressent de la politique ? – « mais aussi d’affirmer une volonté politique de changement social ». Trois chantiers, à ouvrir, pourraient signifier cette volonté : l’amélioration des relations de la police avec la population des quartiers, l’octroi du droit de vote aux étrangers non communautaires, la révision de la loi sur les drogues. On connaît leur état d’avancement. Quant à la citoyenneté urbaine, Donzelot reste dans l’expectative. Dans une politique de la ville « oscillant entre une logique étatique et une logique communale », la citoyenneté urbaine manque d’un échelon local suffisamment consistant pour « arrêter le va-et-vient entre technocratisme et clientélisme ».
Lagrange ne préconise pas. Les politiques n’apparaissent qu’en creux dans son propos : çà et là, montrant généralement à quel point le défaut de connaissance des « trajectoires », des modes de relation, constitue un obstacle, un point aveugle des interventions institutionnelles. Les quelques pages qu’il consacre, en conclusion, à l’idée de redéfinition de l’espace public font écho au « ghetto, à la fois cage et cocon » de Lapeyronnie, à l’« effet-village » repéré par Donzelot. Dans cette « ville noire tapie dans la ville », dans les quartiers ségrégés, le contrôle social communautaire s’intensifie, l’espace public lui-même est ségrégé : les hommes d’un côté, les femmes de l’autre.
Les immigrés du Sud ont répondu à la sacralisation de la nation qu’exprime la fermeture xénophobe par une sacralisation identitaire au sein des quartiers qu’ils habitent.
Lagrange introduit ainsi de manière plus frontale, dans le débat sur la mobilisation, cette dimension qu’on n’aborde en France qu’en brandissant le chiffon rouge du « communautarisme ». Peut-on sérieusement parler d’empowerment sans s’efforcer d’abord de reconnaître « des groupes qui fonctionnent en communautés avec des références extérieures au cadre national » ? Sans ce débat, certes épineux mais devenu impératif, les cités peuvent-elles devenir autre chose que des « terres étrangères » ?
Anne Wyvekens
Librairie
Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ounassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (sous la dir. de), Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2012, 717 p., 28, 50 €
Après l’ouvrage collectif dirigé en 2004 par Mohammed Harbi et Benjamin Stora sur la Guerre d’Algérie7, voici une nouvelle somme qui remonte à l’expédition d’Alger (1830) et embrasse donc toute la période de la colonisation, puis celle de la guerre de libération. Le projet – impressionnant, plus de 700 pages et de 80 entrées – était clairement de transcender les guerres de mémoires pour offrir un tableau synoptique, un état des savoirs.
La mémoire, surtout celle des victimes, est prise en compte, mais l’« ère du témoin » a ses limites. C’est en partant du point de vue des Algériens que s’organise l’ensemble, mais c’est l’histoire qui en définitive l’emporte. Et elle progresse. On l’avait vu il y a huit ans, au moment du quarantième anniversaire des épouvantables massacres de Guelma et du Nord-Constantinois. Il y a peu encore, deux histoires officielles se figeaient dans un face-à-face stérile. La plus nocive était celle qui cherchait à occulter les crimes de la colonisation. Ces derniers ont été particulièrement monstrueux dans ce malheureux pays. Aussi l’amendement de février 2005 adopté par l’Assemblée nationale française reconnaissant « les aspects positifs de la colonisation » a-t-il été considéré unanimement de l’autre côté de la Méditerranée comme une intolérable provocation. Cela est dû au poids, en particulier électoral, dans la société française des organisations de « rapatriés », qui récemment encore ont milité pour que le 19 mars, date du cessez-le-feu, ne soit pas commémoré. Mais il y a aussi en Algérie une langue de bois qui fait du Fln le seul acteur de la lutte de libération, et occulte de surcroît les dissensions qui ont rythmé son existence. Fort heureusement, ce discours totalitaire a été battu en brèche, en particulier grâce aux travaux de Mohammed Harbi, à la fois acteur de cette histoire et historien scrupuleux. En France, il y a toujours eu une grande école d’historiens anticolonialistes (il suffit de rappeler les noms de Charles-André Julien et de Charles-Robert Ageron, auteurs d’une Histoire de l’Algérie aux Puf en 1964), et plus près de nous Gilbert Meynier, présent ici même par plusieurs entrées, dont une sur « L’émir Khaled, premier nationaliste algérien », éclairant la biographie d’un personnage trop peu connu.
Peut-on pour autant éluder totalement le jugement moral ? Pas plus que dans d’autres situations extrêmes soumises au scalpel de l’historien, cela ne paraît possible. Ainsi en est-il du tristement célèbre « Code de l’indigénat », qui réduisait les Algériens musulmans à la condition d’ilotes à la merci de l’administration coloniale. Difficile d’y voir autre chose qu’une abomination. On peut saluer le fait que plusieurs entrées aient été consacrées au droit colonial, dans la lignée du livre pionnier d’Olivier Le Cour Grandmaison8.
L’historiographie courante, fait remarquer Jean-Pierre Peyroulou, a eu tendance à négliger l’histoire sociale et économique. Cette lacune est désormais largement réparée. Une grande place est donnée aussi à l’anthropologie (la ville, les modes de vie, l’art et la société), mais en insistant sur les mutations, là où un certain « orientalisme » les a trop souvent négligées, comme dans l’exemple du « café maure » (Omar Carlier), né de la conquête ottomane et transformé par le souffle de modernité qui accompagne le Front populaire. Certaines entrées peuvent donner matière à controverse. Est-il certain qu’il n’y a pas dès le début projet de conquête ? Quand on connaît l’esprit de croisade qui animait depuis l’achèvement de la Reconquista ibérique certaines grandes puissances européennes, la réponse n’apparaît pas évidente. Comme dans d’autres champs historiques marqués par l’extrême, le débat est inévitable entre la part du « hasard », de la contingence, et celle d’une nécessité issue des passions idéologiques ou des intérêts stratégiques ou mercantiles.
Comme pour toute entreprise de ce genre, il est inévitable également qu’il y ait eu des oublis ou des lacunes. Un exemple : Germaine Tillion. Certes, le rôle de la grande ethnologue est rappelé dans l’entrée « Les Aurès » et dans d’autres qui concernent son action pendant la guerre, mais elle aurait mérité un article spécifique. Il n’est que de rappeler son chef-d’œuvre d’anthropologie comparée des sociétés de « beaux-frères », le Harem et les cousins9, évoqué il est vrai dans la bibliographie, mais qui aurait mérité des développements substantiels. Cela aurait permis de faire le lien avec des blocages et des archaïsmes rémanents, dès la période de la guerre de libération, comme le montre la contribution de Neil MacMaster, « L’enjeu des femmes dans la guerre ». Il y est question de « l’illusion de libération de la femme que le Fln, grand “communicateur” », avait réussi à créer pendant la guerre. Les choses ne se sont guère améliorées depuis, malgré la place que les femmes ont réussi à se tailler professionnellement et politiquement. Une des pièces du grand écrivain Kateb Yacine s’intitulait Les ancêtres redoublent de férocité. Cela résume beaucoup de choses.
Daniel Lindenberg
Peter Hessler, Sur les routes du nouveau monde. Voyages dans la modernité chinoise, Paris, Le Seuil, 2013, 537 p., 24 €
Le développement de la Chine au cours des trente dernières années a tendance à laisser pantois. Béat, même, parfois, et l’on ne compte plus les livres qui décrivent le miracle de la modernité chinoise, les gratte-ciel qui percent les nuages, la classe moyenne qui part à la conquête du monde et le risque que ce géant ferait courir aux vieilles puissances usées. Autant de raisons de se plonger dans les pérégrinations de Peter Hessler – correspondant du New Yorker à Pékin entre 2000 et 2007 – à travers le pays, qui permettent au lecteur de sortir de ces sentiers battus. Le journaliste nous fait partager ses voyages à travers la Chine des années 2000 ; il raconte ses rencontres, ses découvertes, rappelle quelques éléments d’histoire (comme lorsqu’il décrit comment le concept de « Grande Muraille » – comme celui de « Route de la soie » – a été construit par les étrangers pour recouvrir une réalité disparate, avant d’être ensuite importé, et réapproprié, en Chine), tout en se livrant à une analyse subtile des différents aspects de la société chinoise auxquels il est confronté.
Précisons tout d’abord que Peter Hessler parle chinois, ce qui lui donne déjà un avantage sur ceux qui écrivent sur la Chine sans en maîtriser la langue. Ensuite, qu’il ne s’intéresse pas aux grandes métropoles. Son livre est divisé en trois parties : dans la première, il loue une voiture pour longer la Grande Muraille, traverse des lieux désertés et désertiques, des villages de vieillards que tous les jeunes ont quittés pour aller travailler dans les usines des villes voisines, visite un musée Gengis Khan où le grand chef mongol est intégré à l’histoire chinoise, et observe les progrès du développement de l’automobile, compagnon indissoluble de l’exode rural. Ensuite, Hessler s’installe dans un village au nord de Pékin, et devient très proche de la famille qui lui loue sa résidence secondaire. Il décrit le passage du village de l’agriculture au tourisme, les efforts de Wei Ziqi pour monter une maison d’hôtes, ses conflits avec la secrétaire du parti local, mais s’intéresse aussi à l’enfant de la famille, Wei Jia, et à travers lui au système de santé (l’enfant tombe malade et doit être emmené à l’hôpital à Pékin), aux discriminations dont les paysans sont victimes dès qu’ils se rendent en ville, à la vétusté du système éducatif chinois. Enfin, dans la dernière partie du livre, Hessler nous conduit dans la région de Wenzhou, cœur industriel de la Chine, et décrit par le menu le lancement d’une usine de fabrication d’anneaux de soutien-gorge. D’où le sous-titre anglais du livre : « De la ferme à la ville ».
L’auteur ne cède ni à l’exotisme, ni à l’admiration effrénée, ni au misérabilisme. Il nous montre une Chine en transformation très rapide, mais dans laquelle les habitants eux-mêmes sont dépassés par les événements : « La Chine est une énigme pour tout le monde », écrit-il (p. 65), y compris pour ceux qui y vivent. Le gouvernement investit massivement dans les infrastructures, mais assez peu dans l’éducation et dans la formation. Le parti continue à « tenir », par les structures locales, mais la corruption y est endémique, et l’industrie se développe de manière paralégale, à travers les guanxi, les relations que l’on tisse à grand renfort d’alcool de riz (baijiu) et de cartouches de cigarettes. Les observations de Peter Hessler sont toujours détaillées (comme lorsqu’il catalogue les marques de cigarettes fumées par les membres de différentes classes sociales), et il adopte une position intéressante, ni vraiment dedans ni vraiment dehors, suffisamment à l’aise dans le pays pour devenir ami d’une famille du village de Sancha, mais sans faire semblant de savoir ce qu’ils vivent.
Ce qui frappe, c’est le dynamisme qu’il décrit, cette volonté de réussir à tout prix, de se lancer, de créer son entreprise, mais aussi ce qui se cache derrière cette impression de mouvement perpétuel : un développement urbain fondé sur la confiscation des terres des paysans, un parti vidé de toute idéologie mais qui garde un contrôle fort au niveau local et dont le pouvoir de répression empêche toute manifestation de mécontentement autre que sporadique et individuelle, des masses de paysans jetés sur les routes, qui vendent leur force de travail au moins offrant et vivent loin des leurs, entassés dans des dortoirs, écrivant sur leurs murs des maximes telles que : « Le succès peut s’obtenir partout ; je jure de ne pas rentrer chez moi avant d’être devenu célèbre. »
Il y a, en Chine, une « pornographie du développement », qui est vendue aussi bien aux Chinois qu’aux étrangers. Là où l’on vante la planification, Hessler nous montre l’improvisation, là où l’on voit Shanghai, il nous parle du désert d’Ordos. Et, surtout, là où l’on voudrait nous faire voir un peuple uni dans son désir de détrôner l’Occident, il nous montre des gens qui, certes, veulent réussir, mais sont eux-mêmes perdus, courant sur une route dont ils ne savent pas bien où elle les mène.
Alice Béja
Pierre-Antoine Chardel, Zygmunt Bauman. Les illusions perdues de la modernité, Paris, Cnrs Éditions, 2013, 220 p., 25 €
Philosophe de formation, chercheur à l’institut Mines-Télécom, Pierre-Antoine Chardel a publié un article remarqué sur Zygmunt Bauman dans Esprit (« Quelle morale pour le temps présent ? Lecture de Zygmunt Bauman », février 2005) qu’il a repris et grandement complété au point d’en faire un livre. Zygmunt Bauman est né en 1925 à Poznan en Pologne dans une famille juive non pratiquante, qui part en Union soviétique après le pacte germano-soviétique ; là, il s’engage dans l’armée polonaise, combat l’occupant nazi et termine la guerre comme officier et membre du parti communiste. Il subit la vague antisémite de 1953 qui le chasse de l’armée, se rend peu après à la London School of Economics, où il reste une année, rentre, lance la revue Studia Socjologiczne (« Études sociologiques », 1961) et enseigne. Une seconde vague de répression antisémite en 1968 oblige de nombreux intellectuels à quitter la Pologne (Ignacy Sachs raconte cet épisode dans ses mémoires, la Troisième Rive, Paris, François Bourin éditeur, 2007). Après un court passage à l’université de Tel Aviv, Bauman est nommé professeur à l’université de Leeds (Grande-Bretagne) en 1971, où il réside depuis avec sa femme, Jania, rescapée du ghetto de Varsovie (voir son livre, A Dream of Belonging: My Years in Postwar Poland, Londres, Virago Press, 1987).
Forcément marxiste dans la Pologne soviétisée, Zygmunt Bauman échappe à une lecture froide et convenue, ou « officielle », de Marx pour le lire en le questionnant, à partir, par exemple, de Gramsci. Il se nourrit également de Camus et adhère à son cogito, « Je me rebelle, donc je suis ». Pierre-Antoine Chardel présente l’œuvre polonaise méconnue de Bauman, environ dix-huit ouvrages, et s’attarde sur un ouvrage majeur non traduit en français, Hermeneutics and Social Science: Approaches to Understanding (1978), avant d’exposer très pédagogiquement l’analyse de la Shoah et plus généralement du « mal » et de la criminalisation des sociétés. Puis il présente les principales préoccupations théoriques du philosophe de la « postmodernité » : la peur, l’auto-enfermement, l’effilochement du lien social, la condamnation à la consommation à vie (de sa vie !), le brouillage des communications, la déterritorialisation des activités humaines et la dématérialisation d’une grande partie de celles-ci, l’impossible identité d’un individu émietté, le destin plombé d’humains réduits à l’état de « déchet », etc. Pierre-Antoine Chardel pointe les parentés entre Zygmunt Bauman et ses « référents » sans pour autant oublier les différences : Hannah Arendt, Richard Sennett, Ulrich Beck, Hans Jonas, Giorgio Agamben, Michel Foucault, Paul Virilio, Jean Baudrillard, Paul Ricœur, Cornelius Castoriadis, Knud Løgstrup et quelques autres… Étonnamment, il ne consacre pas un paragraphe (ni même un chapitre) à la notion qui a rendu Zygmunt Bauman célèbre, celle de « liquide », qu’on retrouve dans les titres de ses derniers livres : l’Amour liquide, la Vie liquide, le Présent liquide. C’est pourtant, me semble-t-il, un réel apport dans la compréhension du capitalisme dorénavant globalisé et financiarisé qui cherche à se débarrasser de ce qui le solidifie (le salariat, le territoire, le livre, l’université, etc.). Espérons que cette très utile introduction à la pensée liquide d’un auteur ouvert à l’incertain et à l’inattendu, qui refuse tout système, incite à aller aux textes mêmes.
Thierry Paquot
Robert Castel et al., Changements et pensées du changement, Paris, La Découverte, 2012, 360 p., 27 €
La sociologie entretient un rapport au temps particulier : tout en utilisant les données fournies par les historiens, elle tente de construire un système théorique dont la stabilité serait le signe de son ancrage dans le présent social, et aussi celui de sa valeur herméneutique implicite en face des changements à venir. Les sociologues français (pas tous, bien sûr) qui ont travaillé depuis les années 1970 avaient posé comme acquise une description polarisée de la société, en tension entre une classe paysanne, ouvrière, populaire, dominée, et un système complexe de contraintes stratifiées pesant sur elle (économiques et sociales, culturelles et symboliques). Ces sociologues, jeunes adultes des années 1980, plongent alors dans le travail avec passion, articles et livres se succèdent, les théories se creusent.
Puis trente, quarante ans passent. Arrive alors quelque chose : cet avenir tellement investi de questions, le voilà. Le sociologue se lève et regarde par la fenêtre, il se rend compte qu’il peut tourner le regard vers un amont qu’il habitait déjà ! Que maintenant il loge dans cet avenir, qui se dressait jadis comme un mur de possibles illisibles – l’an deux mille ! –, un avenir qu’il avait, jeune sociologue, tellement tenté de penser…
Cet avantage du fait de vieillir constitue une formidable aventure pour un sociologue, s’il en accepte la gageure : ici « l’expérimentation », c’est l’histoire ! Encore faut-il accepter de faire face à ce qui s’est passé dans son dos, non prévu, difficile à accepter parfois. Ce bloc de temporalité qui a passé est évidemment d’autant plus « expérimental » qu’il a pris dans sa toile la vie même de l’expérimentateur : ce dernier y a laissé des plumes et sa jeunesse, lui non plus n’est plus le même. Cette chance de pouvoir porter un regard sur quatre décennies d’évolution historique et sociale est chère payée pour le sociologue : ces quarante ans de sa vie adulte sont maintenant derrière lui. Cela ne le rend pas forcément plus compétent, mais plus grave en face de l’épaisseur des faits sociaux qui arrivent « pour de vrai », car lui-même a vieilli « pour de vrai ».
L’effet expérimental de l’âge, non pas en tant que période de la vie mais en tant que possibilité épistémologique fascinante de pouvoir agrandir l’ampleur du regard sur l’objet « social », est rarement pris en compte dans l’histoire des idées. Le sociologue qui vieillit pense un avenir où il sait qu’il ne sera pas, et regarde un passé qu’il a habité et interrogé avec une infatigable avidité en tant que présent. Ce livre offre cette expérimentation inédite, rare, et assez vertigineuse : se saisir des quarante ans de recherches depuis les années 1970, mais aussi de ces quarante ans de changements dans la société, pour interroger le choc entre ces deux lignes de force.
De nombreux collègues, amis, étudiants de Robert Castel se sont mis à cette extraordinaire tentative de récapitulation : Claude Martin, Ota de Leonardis, Bernard Gazier, Patrick Cingolani, Gérard Mauger, Denis Merklen, Michel Chauvière, Numa Murard, Nicolas Duvoux, Isabelle Astier, Marc-Henry Soulet, Fernando Álvarez-Uría, Serge Paugam, Jacques Donzelot, Marc Bessin, Jean-François Laé, Giovanna Procacci, Francis Bailleau, Julia Varela. Je les cite tous, car je dois à l’espèce d’orgueil de modestie de Castel de ne pas l’ériger en « maître » dont le nom aspirerait tous les autres : le lecteur étonné peut voir à quel point ce n’est pas seulement un livre « autour de », mais « ensemble, avec ». Pas d’obligation d’allégeance (plutôt un interdit), pas d’intimidation ni d’emprise, que des discussions à égalité sur des points de rencontre ou d’écart. Toute l’attention doit être tournée vers la question de fond : qu’est-ce qui a changé ?
Tout le paysage a bougé, et le chercheur n’est pas sur une rive immobile, lui aussi est pris dans la vaste courbure de l’histoire en cours. Il faut savoir accepter le risque d’interroger le socle, et refuser la posture du théoricien préservé du paysage auquel il fait face par le roc solide, croit-il, de sa théorie. Souvent, l’intellectuel vieillissant en face des tempêtes historiques ou du vulgaire calme plat reste sur son quant-à-soi en murmurant : « Cette triste époque n’est pas à la hauteur de ma pensée. » Mais ici, les auteurs acceptent de prendre la claque d’une vague énorme, celle d’un cours historique où tout a changé, et eux aussi : il faut faire vaciller sinon les catégories, tout du moins la façon dont on les fait fonctionner, et redécouvrir le socle.
La question de fond, titre d’un chapitre, est la suivante : « Les classes populaires ont-elles perdu la partie ? » Elle s’ouvre sur la nécessité de revoir les copies. Qu’est-ce que « la classe ouvrière » aujourd’hui ? Comment penser la pauvreté et le risque social ? Pourquoi revenir sur l’histoire du salariat ? Quand Fernando Álvarez-Uría fait resurgir le Lazarillo de Tormes, ce roman de la désaffiliation d’un errant du xvie siècle espagnol, quand Domingo de Soto décrit à la même époque les pauvres comme « gens rejetés au bord du monde » (p. 200), et tente de défendre des « droits humains », cela intéresse non seulement l’historien, mais aussi le sociologue, qui saura penser une généalogie de situations, le processus de désaffiliation qui conduit à se retrouver « aux bords du monde » dans des situations historiquement différentes. Cette question de la pauvreté traverse tout le livre, elle est liée à la conscience aiguë des contraintes : « À mon avis, une sociologie forte est celle qui a compris qu’au commencement était la contrainte, la contrainte s’est faite société et la société est d’abord faite de contraintes. » La sociologie veut déjouer l’automaticité de la reproduction sociale, parce que « l’ordre du monde reflète une énorme injustice » (Castel, p. 91).
La sociologie traite de cela, de cette injustice muée en ordre qui se reproduit en fonction de certains mécanismes : voilà le socle qui ne change pas. Mais toutes les catégories ont bougé, et le constat d’une reculée progressive des systèmes chèrement acquis de sécurisation sociale des vies précaires oblige la sociologie à la fois à décrire cette évolution (un recul et/ou une défaite ?) et à la resituer dans le nouveau contexte. Si « la propriété sociale, c’est la propriété des non-propriétaires » (p. 307), il faut faire la sociologie historique des conditions de sécurisation progressive par l’État des couches sociales qui n’ont rien d’autre pour se protéger. La pauvreté contemporaine doit alors être repensée : ainsi, après avoir décrit la situation du surendetté, Numa Murard ajoute :
Juste un peu au-dessus de moi, dans la privation, dans la retenue, dans le calcul au sou près, dans l’ascétisme héroïque, il y a un proche qui voit en moi un pourceau d’Épicure. Si l’on osait, on parlerait de la désaffiliation d’un monde populaire lui-même désaffilié, une double désaffiliation en somme.
Stratifiée, dé-catégorisée, la pauvreté contemporaine est un état physique, moral et social où le sujet est pris dans un système de manques spécifiques liés au niveau de vie général, de souffrances bureaucratisées, et de croyances morales sur lui-même – dans une culture où le travail est rare mais où la valeur du sujet à ses propres yeux est d’abord définie par l’activité professionnelle.
Il est impossible d’entrer dans les diverses problématiques travaillées par ce collectif de penseurs, toutes traversées par une même diagonale issue des analyses de Castel : la sociologie doit toucher la vie du sujet, une vie individuelle moins précarisée dans nos sociétés contemporaines pour des raisons historiques, mais qui risque aujourd’hui de redevenir plus incertaine. Les sociologues qui ont accompagné cette évolution se rendent compte que, jadis, ils n’avaient pas pensé l’involution possible. Cela leur donne une responsabilité morale vis-à-vis de leur propre objet, au moins celle de souligner l’importance de l’acquis en danger : une plus grande sécurisation de la vie physique et professionnelle fonde une première liberté, très concrète, traduite en années de plus et en possibilités de vivre plus librement – déjà cela !
Je me souviens de cette réponse lors d’un repas de Robert Castel à une question du genre : « Mais ce salariat, cette sécurité, pourquoi ? Pour faire des individus passifs, repus, qui n’auront le souci que d’eux-mêmes ? » Il avait répondu après une courte hésitation, et en fixant son interlocuteur de côté, la tête un peu penchée, d’un regard très lumineux et très précis, un bleu absolu où gaîté et tristesse se mêlaient sans se confondre : « … mais, pour aller voir la mer. »
Véronique Nahoum-Grappe
Brèves
Tomas Sedlacek, L’Économie du bien et du mal, Paris, Eyrolles, 2013, 382 p., 25 €
Václav Havel avait préfacé le livre (publié en 2009, un an après la prise de conscience des crises de 2008) de Sedlacek qu’il avait engagé fort jeune comme conseiller économique quand il était président de la République tchèque. Ce livre était donc précédé d’une réputation qui est bien méritée : si l’auteur connaît la chanson des mathématiques appliquées à l’économie, des théorèmes chers aux utilitaristes, si l’université américaine l’a accueilli à bras ouverts, il rappelle en prenant de nombreux exemples que l’économie est d’abord une affaire biblique, philosophique, anthropologique, et qu’elle n’a d’autre rôle que de favoriser des échanges avec les choses et entre les hommes les moins mauvais possibles. Parler de bien et de mal, comme le titre l’indique, ne signifie pas que ce livre en appelle à une morale abstraite : il invite plutôt à se comporter au mieux, au sens où le bien et le mal sont éprouvés et veulent dire quelque chose, ce que rappellent des exemples puisés dans la littérature ou dans la Bible. Comme l’auteur souligne que la crise contemporaine est d’abord la crise d’un capitalisme rivé aveuglément à la croissance, son éloge soutenu de la modération et de la sobriété plus que de la décroissance (ce qui fait écho à des propos de Havel) ne surprend pas. Mais Sedlacek ne craint pas de recourir à des mots éculés pour certains : l’économie a un corps et une âme, nous dit-il ! Ne pas s’en souvenir conduit selon lui à vivre au rythme des films d’horreur, c’est-à-dire à vivre avec des zombies et des fantômes : « Quand le corps est séparé de l’âme, on n’obtient pas seulement un zombie (un corps sans âme) mais aussi un fantôme (une âme sans corps). Les fantômes font aussi peur que les zombies mais pour d’autres raisons : si les fantômes ne nous attaquent pas, ce qui nous épouvante en eux c’est leur regard silencieux, vide, réprobateur, accusateur. Ils veulent quelque chose de nous car il leur est arrivé quelque chose de mauvais, d’injuste, de violent qui nous hante. » Et l’auteur de poursuivre en soulignant que l’économie produit beaucoup de fantômes, mais aussi qu’elle était à l’origine un sous-ensemble de la philosophie morale.
O. M.
Florence Jany-Catrice, La Performance totale : nouvel esprit du capitalisme ?, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012, 176 p., 15 €
Cet ouvrage fournit une critique argumentée des pratiques et discours managériaux axés sur la performance dans le secteur public. L’auteur montre bien, tout d’abord, que le recours à la notion de performance s’inscrit dans le contexte de la tertiarisation de l’économie et de la crise du compromis fordiste. Ces évolutions corrélées entraînent une crise des modes antérieurs d’objectivation du travail à laquelle le système capitaliste tente de répondre par une « mue du concept de productivité vers celui de performance ». Or la notion de performance et les dispositifs de quantification qui s’en réclament peuvent être critiqués d’un double point de vue, politique et épistémologique. La gestion publique par la performance, tout d’abord, peut s’analyser comme une tentative pour introduire les normes et valeurs du marché (individualisme et esprit de concurrence) dans des domaines où devraient régner la « logique de l’honneur » chère à Philippe d’Iribarne, l’esprit de coopération et le sens de l’intérêt général. Par ailleurs, d’un point de vue épistémologique, la volonté de mesurer une activité et ses résultats à travers quelques indicateurs ne fait pas droit à la complexité du réel et à la nécessaire pluralité des modes d’évaluation. Tout cela est bien étayé et peu contestable. Cependant, s’il est vrai que l’idéologie du chiffre et le néolibéralisme font bon ménage, les critiques adressées à l’une et à l’autre renvoient à des débats distincts qu’il convient de ne pas éluder. Du point de vue politique, on ne peut négliger le fait que les démarches de performance cherchent à porter remède aux excès du corporatisme et aux blocages qui en résultent. Solution peu probante, sans doute, mais la question de l’efficacité des services publics est bel et bien posée. Quant au versant épistémologique, les dérives d’une quantification mal pensée ne doivent pas masquer le fait que l’on manque souvent d’indicateurs simples qui permettraient d’objectiver certaines conséquences importantes de l’action publique (en matière d’impact écologique ou de qualité des transports publics, par exemple).
B. P.
Pauline Peretz, L’Amérique post-raciale ?, Paris, Puf, coll. « La vie des idées », 2013, 128 p., 8, 50 €
Ce petit ouvrage regroupe un certain nombre d’articles parus sur le site laviedesidées.com, introduits par une synthèse de Pauline Peretz sur « La race, un “dilemme américain” » (notons au passage que le papier a un bel avenir devant lui, si l’on en juge par les initiatives – livres de Médiapart, France Culture Papiers – qui visent à coucher sur le papier un contenu auparavant non disponible sous cette forme). L’illusion d’une Amérique « post-raciale », ou « aveugle à la couleur » (color blind) s’est bien vite dissipée après l’élection de Barack Obama, et la question de la race demeure structurante dans la société américaine. L’hybridation de cette société, les liens entre les différentes minorités (explorés par Pap Ndiaye dans son analyse d’un livre de Nicole Lapierre, et par Daniel Sabbagh commentant l’étude de Paul Schor sur le recensement aux États-Unis) demeurent un phénomène relativement marginal ; le grand basculement à l’œuvre aujourd’hui n’est pas celui d’une société racialisée à une société multiraciale, mais celui d’une société majoritairement blanche à une société composée d’une « majorité de minorités ». Cette transformation ne saurait cependant suffire, en l’absence de volonté politique, à combler les inégalités qui persistent, dans des domaines aussi variés que la santé, l’emploi… et les prisons. Lors d’une visite récente à Paris, Angela Davis, grande militante de la cause noire et féministe, rappelait ainsi que les États-Unis ont la plus grande population carcérale du monde, très majoritairement issue des minorités noire et latino.
A. B.
Frédéric Rouvillois et Michel Degoffe (sous la dir. de), La Privatisation de l’État, Paris, Cnrs Éditions, 2012, 330 p., 25 €
Ce collectif permet de cerner une notion omniprésente dans les débats sur la transformation de l’État : la « privatisation ». En rappelant tout d’abord les tendances lourdes qui pèsent sur les conceptions de l’action publique (contrôle constitutionnel, supervision européenne, comparaisons internationales, menées ici avec le Canada et l’Italie), l’ouvrage distingue deux significations du terme. Dans un premier sens, la « privatisation » désigne une délégation vers le privé de fonctions jusqu’alors dévolues à l’État, en raison des contraintes financières (partenariats public/privé) et de la réforme de l’action publique (révision générale des politiques publiques). Les juristes semblent ici sceptiques sur la possibilité d’isoler des compétences proprement « régaliennes » qui échapperaient à tout transfert vers le privé, ce qui nourrit la crainte d’une pente glissante sans point d’arrêt. Dans un second sens, la privatisation signifie, de manière plus insidieuse, l’importation des méthodes du secteur privé dans les manières de faire du service public, ce qui se traduit dans les méthodes de gestion, de management, les modes de financement (Lolf) et d’évaluation notamment. S’agit-il pour autant, afin de contrecarrer ces tendances, de reconstituer des cloisons étanches entre les sphères, de distinguer plus nettement public et privé, et requalifier chacun dans son rôle ? Dans un texte d’introduction historique (« Généalogie républicaine pour la modernisation du service public »), Pierre Caye montre le risque d’une telle antinomie « qui conduit à la fois au blocage de la puissance publique et à la stérilisation des initiatives privées ». Pour surmonter la division entre privé et public, société civile et État, l’auteur revient à la tradition juridique républicaine. Maurice Hauriou et Léon Duguit, en effet, n’opposent pas l’État et la société, mais s’intéressent à la croissance du patrimoine commun de la nation. Ce qui nous renvoie au sens originel de res publica : le patrimoine de tous, et surtout de ceux qui n’ont pas de patrimoine. D’où le déplacement de regard de l’auteur, qui propose de ne pas se focaliser sur un partage des tâches entre secteur public et secteur privé mais de reconnaître une œuvre commune que l’État doit faire fructifier à sa manière : « La tâche de l’État consiste à transformer les richesses matérielles et productives en biens juridiques et symboliques, en services publics et en statuts juridiques qui ont précisément pour tâche d’assurer une possession tranquille et durable de la richesse nationale. » Ce qui installe l’État dans le temps long, pour l’avantage de tous, du patrimoine commun, au-delà de la gestion au jour le jour.
M.-O. P.
Edwy Plenel, Le Droit de savoir, Paris, Don Quichotte, 2013, 176 p., 14 €
Placé sous l’égide de Charles Péguy, ce livre est d’actualité. Comme son thème et son auteur. Des questions récurrentes dans la sphère politico-médiatique (la transparence, le droit à l’information, le devoir d’enquête des journalistes) ont été cristallisées par l’affaire Cahuzac et mises, véritablement, sur la place publique. Dans ce court livre manifeste, publié avant ces événements, Edwy Plenel, le directeur de Mediapart – qui a révélé l’existence du compte suisse de Jérôme Cahuzac –, défend son projet en même temps que l’importance de la liberté d’informer, de la nécessité d’enquêter, qui ne sauraient se confondre avec la liberté d’expression. À l’heure de l’incessant commentaire et de l’éditorialisation à tout crin – qui existe partout, mais est particulièrement présente en France –, il prône le « journalisme d’investigation » (voir sur ce thème la table ronde avec E. Plenel et d’autres, publiée dans Esprit en décembre 1990), expression qui hors de nos frontières pourrait sembler pléonastique. Alors, faut-il prôner la transparence en tout, partout et tout le temps ? Les mesures prises par le gouvernement sur le patrimoine des élus ont montré que cela suscitait le débat. Chacun se fera son opinion. Celle d’Edwy Plenel est très claire, et s’appuie sur le travail de Mediapart dont beaucoup, ces derniers temps, ont été contraints – parfois malgré eux – de reconnaître l’importance.
A. B.
Jacques Ferrier, La Possibilité d’une ville, Paris, Arléa, 2013, 130 p., 16 €
Les architectes reconnus sont-ils bien placés pour comprendre les enjeux de la ville contemporaine ? Jacques Ferrier est de ceux-là. Auteur de nombreux bâtiments publics, il a en particulier conçu le pavillon français pour l’exposition universelle de Shanghai en 2010. C’est à la première personne du singulier qu’il entend nous initier aux charmes et désillusions de sa profession. La première moitié de l’ouvrage présente l’homme, son parcours et ses convictions. On y apprend que pour ses premières œuvres, il a « essayé de se rapprocher au plus près de la non-architecture… ». En opposition avec ce qu’il appelle « l’hyperprésence de l’architecture contemporaine », il a tenté de retrouver dans ses projets une écriture simple en apparence, qu’il dit inspirée de la fraîcheur des granges et hangars construits sans architecte. Dans ses réalisations plus récentes, il semble avoir privilégié des approches plus conventionnelles, travaillant sur l’émotion et le sensible. Pratiquée à ce niveau, l’architecture est un engagement à temps plein auquel les concours imposent un rythme de compétition permanent. Elle s’apparente alors à une discipline sportive où seule la victoire est belle. Au-delà, l’ouvrage ne livre aucune analyse ni aucune méthode pour mieux faire la ville. Jacques Ferrier propose, certes, de porter une attention particulière aux usages des lieux publics aux différentes heures de la journée. De même, il invite à travailler sur la perception des cinq sens. En dehors de ces conseils, aucune analyse urbaine, mais un aveu qui semble une variante de la théorie du complot : « Durant ces vingt dernières années, la connivence des architectes avec les décideurs politiques et financiers pour maintenir le statu quo et éviter de remettre en question la façon de faire la ville a empêché tout débat de fond. » De l’impossibilité d’une ville ? On conclut plutôt à le lire que l’architecte intégré dans la chaîne de production des marchés publics et privés cesse de s’affronter aux problèmes qui dépassent le cadre de la commande. Il n’en a ni la liberté ni la disponibilité d’esprit. « Le temps de repos entre deux productions me paraît être un privilège merveilleux qu’un architecte ne connaît jamais… les projets s’agrègent comme la manifestation d’une œuvre qui les soude et les porte plus loin. Les livres sur le travail de l’agence font partie de cette continuité. »
N. N.
Georg Simmel, Les Grandes villes et la vie de l’esprit, suivi de Sociologie des sens, Préface de Philippe Simay, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2013, 112 p., 6, 60 €
Les textes brefs de G. Simmel, qui ne sont pas sans annoncer ceux d’Adorno ou de W. Benjamin, sont des petits bijoux. Alors que la notion de métropole est revenue au centre des débats de politique urbaine, G. Simmel évoque à merveille l’univers sensible des métropoles industrielles européennes (comme Berlin) et célèbre l’esprit émancipateur des villes modernes. Comme le dit Philippe Simay dans sa belle préface, « les deux textes réunis ici, “Les grandes villes et la vie de l’esprit” et “Sociologie des sens”, constituent le manifeste d’une lecture sensitive de la ville ». Ainsi retient-il comme caractéristiques de l’habitant des grandes villes ces trois traits : l’intellectualisation des relations sociales, l’impersonnalité des échanges et le caractère réservé et blasé des citadins. Valorisant par ailleurs tous les sens, et pas uniquement la vue, Simmel fait le lien entre cette hyperstimulation sensorielle et le nouveau style de vie urbain de l’époque qui se veut émancipé : « La vie urbaine peut être considérée comme émancipatrice pour peu que le citadin apprenne à mieux gérer les nouvelles conditions de perception produites par la métropole. » Qu’en est-il de cette sensibilité multiple dans les métropoles contemporaines, qui se démarquent de la métropole de l’époque industrielle ? Dans ces métropoles qui vivent au rythme de la prolifération des échanges virtuels, la question se pose bel et bien désormais.
O. M.
Aloïs Riegl, Le Culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse, Avant-propos de Françoise Choay Édition revue et augmentée, Paris, Le Seuil, 2013, 176 p., 19 €
Paru en allemand en 1903, cet essai a été publié en français pour la première fois en 1984 dans la collection « Espacements » des éditions du Seuil. Avec cette nouvelle traduction, l’actualité de cet ouvrage classique apparaît encore plus manifeste en raison de la dynamique incontrôlée de la patrimonialisation, inaugurée par la charte de Venise en 1960 et la politique du patrimoine mondial de l’Unesco. Une dynamique plus forte que jamais puisqu’elle accompagne la mondialisation contemporaine et crée l’illusion d’une culture mondiale. Aloïs Riegl avait anticipé que la notion de patrimoine allait concilier une conception universelle du monument (celle qui vient de monere et rappelle une appartenance commune) et la conception européenne du monument appréhendé sur un mode historique. Ce qui est à l’origine d’un profond malentendu à l’échelle mondiale : « Combien gagnerait-on d’entrée de jeu, affirme Françoise Choay dans sa préface, à simplement reconnaître que la notion de “monument historique” n’est pas un invariant culturel, mais une invention spécifiquement occidentale et de surcroît fort récente. » Un malentendu qui se double d’une extension indéfinie de la notion de patrimoine, signe que la décontextualisation qui sous-tend l’urbanisation contemporaine s’accompagne d’une patrimonialisation tous azimuts !
O. M.
Nathalie Sarthou-Lajus, Sauver nos vies, Paris, Albin Michel, 2013, 180 p., 14, 50 €
La souffrance, la guérison, le soin, objets d’une philosophie morale souvent abstraite, retrouvent ici leur poids existentiel, non par une indiscrétion calculée de l’auteur mais avec la gravité d’une expérience réfléchie. Cet essai de la rédactrice en chef adjointe de la revue Études unit dans une même écriture une parole personnelle, une réflexion sur la séparation et la rencontre amoureuse et, finalement, une méditation spirituelle. Point de départ de l’urgence d’écrire, l’expérience d’une séparation conjugale décape les notions familières (relation, rencontre, deuil…) et revient à l’essentiel parce qu’elle met d’abord en désordre les repères qui paraissaient solides. Surgit en force un choix vital : rester en vie, surmonter le choc. Il ne s’agit pas ici de « gérer » la situation mais vraiment de trouver le salut. C’est-à-dire, au sens premier, « sauver sa peau », quand la souffrance risque de tout emporter. Ce désir initial donne l’élan de la réflexion, qui prend le chemin indirect d’une investigation en trois temps sur la chute (« Des vies perdues »), les rencontres (« Drôles d’alliance ») et le sentiment du tragique (« Le parfum tragique de la vie »). Dans le cours du livre, l’expérience de la séparation est réfléchie dans les échos d’autres figures de la perte (catastrophe, exclusion…) et d’autres expériences de la renaissance (guérison, cure analytique, exercices spirituels…). Mais si la séparation peut être suivie d’une nouvelle rencontre, celle-ci ravive l’expérience de la perte de telle sorte que l’absence reste inscrite au cœur de toute relation : telle est l’ouverture sur le sens tragique de l’existence. Sens tragique que l’auteur veut réhabiliter parce que l’amour n’est pas la fin de tout mais un recommencement, lequel n’efface ni l’amertume des échecs ni les promesses de renouveau.
M.-O. P.
Biancamaria Fontana, Montaigne en politique, Marseille, Agone, coll. « Banc d’essais », 2013, 316 p., 24 €
Il existe deux manières de méconnaître le rapport de Montaigne à la politique : considérer que sa pensée se formule à l’écart des tumultes de son temps (le sage, retiré du monde, se consacre à l’écriture) ou croire que le juriste et parlementaire, maire de Bordeaux, dévoué à Henri de Navarre, n’a laissé dans ses Essais aucune marque de sa pensée politique. Le beau projet de ce livre est donc de joindre ce qu’on apprend des historiens, à savoir que Montaigne fut un acteur politique habile et couronné de succès, et ce qu’on sait du penseur, trop sceptique pour s’identifier à une faction de son temps. Montaigne pouvait d’autant moins s’abstraire de la politique qu’il traverse une période particulièrement troublée par les conflits religieux et une suite de trêves, de compromis et de traités, entrecoupés de répressions et de massacres (la question du sens politique de la tolérance religieuse est centrale). Il est identifié à la position des « politiques » qui cherchent à maintenir l’unité du royaume en plaçant la loyauté à la couronne au-dessus des luttes religieuses. Devant la violence des partis et la multiplicité des maux venus de la guerre civile, Montaigne comprend qu’il ne suffit plus, comme dans la tradition humaniste, de recueillir chez les Anciens les leçons de l’histoire. Il faut déchanter : la politique est plus diverse et déroutante que les exempla ne le laissent penser. D’où le style si nouveau de son livre, où les notations personnelles s’imposent progressivement, au détriment de tout système. La diversité des expériences, la force du hasard, l’imprévisibilité des initiatives humaines… sont mises en avant contre tout esprit dogmatique. Mais le scepticisme n’est qu’une étape, l’exigence d’une autre approche, qui n’éteint pas l’indignation de Montaigne devant la violence des armes, l’impuissance de la justice, les abus du pouvoir, la morgue des « grands », la corruption du discours public… Reconnaître que la réalité est mouvante, c’est faire preuve de prudence et non renoncer à penser son temps. Pour Montaigne, les querelles religieuses ne peuvent pas s’apaiser par la seule intervention du monarque, il faut aussi des institutions impartiales, un esprit civique vivace, ce qui relève à la fois d’un soin de l’âme et d’un art de l’éducation, dont son livre reste à juste titre un exemple actuel.
M.-O. P.
En écho
STAROBINSKI ET CRITIQUE – La revue Critique (avril 2013, Minuit), fondée par Georges Bataille, rend hommage au critique Jean Starobinski sous le titre « Le beau triptyque de Jean Starobinski ». Ce médecin, qui a rencontré des « grands » littéraires, Marcel Raymond puis Albert Béguin (un ancien directeur d’Esprit), à l’université de Genève après guerre, publie aujourd’hui trois livres qui font écho à l’ensemble de son œuvre : un livre sur la maladie et la médecine (l’Encre de la mélancolie, Le Seuil, voir la critique de Ch. Labre dans notre numéro de février 2013), un livre sur Diderot (Diderot, un diable de ramage, Gallimard) et un livre sur Rousseau (Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau, Gallimard). Parallèlement à des articles d’Yves Hersant, Jean-Claude Bonnet et Martin Rueff, un long entretien avec Patricia Lombardo permet à ce grand critique européen de préciser ce qu’il entend par travail critique et par auteur (son approche contrastée de Rousseau et de Diderot est passionnante). On aura compris que pour Starobinski, un auteur a aussi besoin de critiques pour apparaître comme un auteur, c’est-à-dire comme l’un de ces classiques qui sont toujours nos contemporains, comme aimait à le dire Italo Calvino.
CRITIQUES D’AUJOURD’HUI – On pourra lire parallèlement le dossier des Temps modernes intitulé Critiques de la critique (janvier-mars 2013) qui prend acte d’une certaine accalmie dans le monde de la critique. Mais la diversité des positions présentées, l’incursion dans la réflexion sur les méthodes universitaires ne permettent pas de comprendre où va la volonté critique à une époque qui n’en est plus aux grandes polémiques. « À travers une diversité de situations et de regards, écrit J.-P. Martin (un amateur de Queneau et de Perec) dans son introduction, il s’agit bien dans tous les cas de l’attention, de la relecture, de la guerre du goût. Malgré les constats souvent déceptifs, une telle diversité montre que la critique, du fait même qu’elle continue à se prêter à la controverse, reste une chose vivante. » Une chose vivante, apaisée, un peu consensuelle. À défaut de quoi ? Peut-être d’auteurs et du désir de réinventer l’art de la plume critique qui fut celle des écrivains. Faut-il s’étonner que la publication du livre de M. Iacub sur D. Strauss-Kahn ait provoqué une polémique d’auteurs (C. Angot and Co) et d’éditeurs et non pas de critiques ?
LA CHINE AU PLURIEL – Longtemps réduite à des jugements à l’emporte-pièce, l’odyssée politique et économique de la Chine contemporaine suscite désormais de nombreux dossiers interrogatifs. Au-delà du débat sur les rapports du marché et de la démocratie, les inquiétudes portent sur les forces et sur les faiblesses du type de développement (urbain, industriel, démographique…) qui se met en place. Plusieurs revues ont récemment consacré un dossier au pays-continent. Voir : « Qu’est-ce que la Chine ? La Chine par-delà le 18e Congrès du parti communiste », dans Le Banquet, revue du Cerap, hiver 2012-2013, n° 31 ; « Chine : une croissance à bout de souffle », dans L’Économie politique, octobre 2012, no 56 ; « La Chine, une puissance (in-) certaine », dans La Revue nouvelle, avril 2013 ; « Chine : regards croisés », dans La Pensée (revue éditée par la fondation Gabriel Péri), janvier-mars 2013, no 373 et, outre-Atlantique, “China’s 99%”, dans la revue Dissent, printemps 2013.
NOUVELLES LUTTES SOCIALES – La revue québécoise Possibles (http://redtac.org/possibles/, février 2013, vol. 36, n° 2) revient sur les mouvements sociaux qui ont agité le monde ces deux dernières années : printemps arabes, mouvements des « Indignés » et d’« Occupy » et « printemps érable » québécois. Ces nouvelles luttes ont été largement portées par la jeunesse, et par des diplômés ayant le sentiment que leurs études ne leur permettaient plus de s’intégrer au monde du travail, voire – notamment aux États-Unis – représentaient un lourd fardeau en termes d’endettement. La question éducative était au cœur de ce que l’on a appelé le « printemps érable », la lutte des étudiants québécois contre l’augmentation des frais de scolarité. On lira notamment avec profit les articles de Jacques Hamel et de Jean-Claude Roc qui font le point sur ce mouvement.
KIERKEGAARD VIVANT – Pour le 150e anniversaire de la naissance de Kierkegaard, un colloque avait rassemblé à l’Unesco en 1963 J.-P. Sartre, Heidegger, K. Jaspers, Gabriel Marcel sous l’intitulé « Kierkegaard vivant… » qui avait donné lieu à une célèbre publication. Qu’en est-il en 2013, alors que l’on célèbre le 200e anniversaire de sa naissance, et que l’existentialisme n’est plus une philosophie majeure dans la vie intellectuelle ? Le dossier de ce numéro d’Esprit montre que le penseur de l’ironie n’est pas « inactuel », et que sa confrontation avec Hegel perdure (voir l’article de M. Fœssel). L’excellent dossier de Foi et vie. Culture protestante (mars 2013, no 1, contact@foi-et-vie.fr) souligne plutôt, en se penchant sur les questions relatives à la « fiction », les liens avec Paul Ricœur (celui-ci avait consacré des textes de référence à Kierkegaard, qui ont été repris dans Lectures 2). Plus largement, l’article de Frédéric Rognon sur l’actualité des recherches sur Kierkegaard est une mine d’informations et une preuve de la vitalité de cette pensée.
FUTURIBLES ET LA SOCIÉTÉ POST-CARBONE – Fidèle à l’esprit qui a présidé à sa fondation, Futuribles (revue@futuribles.com) ne craint pas d’anticiper l’avenir au service de l’action. Le dossier (janvier-février 2013, no 392) consacré à « la société postcarbone » envisage divers scénarios possibles : les articles portant sur les villes postcarbone, les villes pionnières de la société postcarbone et les villes dites « à l’avant-garde » ne sont pas un simple catalogue mais l’occasion d’analyser des tendances au long cours.
Avis
Les 24 et 25 mai aura lieu à l’université Paris Descartes-Sorbonne, amphithéâtre Durkheim, un colloque international sur le thème : « Espace public : formes, sens, dynamiques » organisé par Pierre-Antoine Chardel, Brigitte Frelat-Kahn et Jan Spurk. Parmi les intervenants : Andrew Feenberg, Éric Macé, Anwar Moghith, Olivier Mongin, Antoinette Rouvroy, Joëlle Zask. Programme détaillé : http://cerses.shs.univ-paris5.fr/spip.php?article704
Depuis décembre 2012, Esprit est également disponible en format tablette/liseuse, téléchargeable sur www.epagine.fr ou sur d’autres librairies en ligne. Notre site internet (www.esprit.presse.fr) continue bien sûr à vous proposer l’intégralité de nos archives, ainsi que des offres spéciales tout au long de l’année et différentes formules d’abonnement.
Dans les mois qui viennent, nous nous intéresserons à la mondialisation, à la manière dont elle transforme notre regard sur le monde, au décentrement qu’elle opère et qui peut se muer en déstabilisation, voire en découragement, faute de construire un discours politique sur les nouveaux équilibres qui se dessinent. Le dossier du mois de juin soulignera le rôle de la mer dans la mondialisation des échanges, qui donne une centralité nouvelle aux océans, supports des flux mondiaux, et aux ports, lieux de connexions entre le maritime et le terrestre. Par la suite, nous analyserons les différents récits de la mondialisation : comment la penser hors d’Europe ? Quels sont les grands tournants économiques qui, au fil des siècles, nous ont amenés à la transformation des équilibres mondiaux que nous connaissons aujourd’hui ?
- 1.
Michel Kokoreff et Didier Lapeyronnie, Refaire la cité, op. cit., p. 8.
- 2.
Hugues Lagrange, le Déni des cultures, Paris, Le Seuil, 2010.
- 3.
Jacques Donzelot, la Ville à trois vitesses, Paris, Éditions de la Villette, 2009.
- 4.
Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain, Paris, Robert Laffont, 2008.
- 5.
Michel Kokoreff, la Force des quartiers, Paris, Payot, 2003.
- 6.
D. Lapeyronnie, « Révolte primitive dans les banlieues françaises. Essai sur les émeutes de l’automne 2005 », Déviance et société, 2006, no 4, p. 432-448.
- 7.
Mohammed Harbi et Benjamin Stora (sous la dir. de), la Guerre d’Algérie 1954-2004. La fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004 (rééd. Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2010). Voir le compte rendu publié par Joël Roman dans Esprit, juillet 2004, p. 199-200.
- 8.
Olivier Le Cour Grandmaison, De l’indigénat. Anatomie d’un « monstre » juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’Empire français, Paris, Zones, 2010.
- 9.
Germaine Tillion, le Harem et les cousins, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1982.