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Une conscience de ce qui manque. Les liens de la foi et de la raison

Les liens de la foi et de la raison

Comment la raison moderne, qui s’est émancipée de toute tutelle, doit-elle comprendre son rapport à la religion ? Cette question, oubliée ou rejetée dans le cadre des sociétés séculières, ne cesse pourtant d’y faire retour, nous imposant de reconsidérer d’un œil critique notre idée des Lumières.

La conférence de Benoît XVI à Ratisbonne, lors de sa visite en Allemagne, a suscité d’innombrables réactions non seulement à cause de la phrase qui mettait en cause l’islam, mais aussi sur son orientation intellectuelle (voir dans notre numéro de novembre 2006, les articles d’Olivier Abel, « Une division occidentale au sein du christianisme ? » et Christian Jambet, « Les malentendus de Ratisbonne : l’islam, la volonté et l’intelligence »). À son tour, Jürgen Habermas a répondu au pape le 10 février 2007, dans un long article de la Neue Zürcher Zeitung. Il y contestait la tonalité prémoderne des propos de Benoît XVI, enlisé, selon lui, dans des conceptions de l’âge métaphysique prékantien. On lira ci-dessous les arguments du philosophe. Outre sa défense répétée d’une société autonome et d’un État démocratique pluriel et neutre, capable de créer lui-même les normes s’imposant à tous, on notera sa critique des Lumières « bornées », oublieuses de leurs origines lointaines dans le savoir et la foi, et ses propositions pour donner leur place publique, leur juste place publique, aux arguments de la foi (celle des grandes religions du passé) dans une société moderne qui a beaucoup déraillé et qui déraille encore par rapport à ses idéaux de justice.

L’article de Habermas, considéré comme un ami et un interlocuteur respectable du pape depuis leur rencontre historique à Munich en janvier 2004 (voir Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger, « Les fondements prépolitiques de l’État démocratique », Esprit, juillet 2004), a suscité quelque émotion en Italie. Le cardinal Camillo Ruini, président de la Conférence épiscopale, lui a répondu début mars de façon assez hautaine et dogmatique. Il est vrai que si, dans sa conférence remarquable de Munich, le futur pape encore cardinal Ratzinger s’était montré plutôt conciliant, il a récemment (fin mars), lors du cinquantième anniversaire des traités de Rome, envoyé un message très dur sur l’Europe qui aurait oublié son identité chrétienne et qui préparerait plus le « mal commun » que le « bien commun ». Entre « substantialistes » qui rappellent l’histoire et la mémoire et « procéduraux » qui s’en tiennent à la force du droit, le débat poursuit ainsi son cours.

La laïcité française semble absente de ces débats – se sent-elle au-delà, ou en deçà, ou se croit-elle encore ailleurs, à l’abri de tout questionnement ? Les positions de Benoît XVI n’auront guère de chance de trouver un écho dans le cadre de la laïcité française, aussi peu sans doute que celles de Habermas sur la place des grandes religions dans le débat public. Il est intéressant pourtant de voir un philosophe, qui fut et reste foncièrement très rationaliste, tenter d’entendre la rumeur d’une époque « post »-métaphysique-moderne-séculière, où la religion naguère sortie par la porte est revenue inopinément par les fenêtres comme un fait majeur, individuel et social. Ou encore comme le signe d’une relation non apaisée, non sereine, entre raison séculière et religion.

J.-L. S.

Le 9 avril 1991, en l’église abbatiale Saint-Pierre de Zurich, eut lieu une cérémonie funèbre pour Max Frisch. Au début, Karin Pilliod, sa compagne, lut une brève déclaration du défunt. Il y disait entre autres ceci :

Nous donnons la parole à nos proches, et sans Amen. Je remercie les pasteurs de Saint-Pierre de Zurich […] pour avoir autorisé la présence du cercueil dans l’église durant notre cérémonie funèbre. Les cendres seront dispersées quelque part.

Deux amis prirent la parole. Pas de prêtre, pas de bénédiction. La foule présente était composée d’intellectuels qui pour la plupart n’avaient pas de grandes affinités avec la religion ni avec l’Église. Pour le repas qui suivit, c’est encore Frisch lui-même qui avait établi le menu.

À l’époque, je n’avais pas trouvé surprenante cette manifestation. Pourtant, sa forme, son lieu et son déroulement sont surprenants. Max Frisch – un agnostique qui refusait toute profession de foi – a manifestement ressenti le malaise de funérailles non religieuses, et en faisant le choix du lieu, il a témoigné publiquement du constat que la modernité éclairée n’a pas trouvé un équivalent qui serait à la hauteur d’une célébration religieuse de l’ultime rite de passage, celui qui clôt l’histoire d’une vie.

Mélancolie ou absence de sérénité ?

On peut voir dans ce geste l’expression de la mélancolie devant un disparu qui ne reviendra jamais. Mais on peut aussi considérer cette manifestation comme un événement paradoxal qui nous dit quelque chose de la raison séculière : celle-ci n’est pas sereine quant aux aspects opaques de sa relation à la religion, une relation qui n’est clarifiée qu’en apparence. En même temps, l’Église aussi, même l’Église réformée de Zwingli, a dû se faire violence pour permettre cette célébration, séculière et « sans Amen », dans ses enceintes consacrées. Il y a une dialectique propre entre la compréhension de soi de la modernité éclairée par la philosophie et la compréhension de soi théologique des grandes religions du monde, qui surgissent dans cette modernité comme l’élément le plus résistant.

Il ne s’agit pas de proposer un compromis mi-chair mi-poisson entre deux entités impossibles à assembler. Nous ne pouvons éviter l’alternative entre une vision d’orientation anthropologique et une pensée de nature théocentrique ou cosmoscentrique. Mais il y a une différence entre parler ensemble ou se contenter de parler les uns des autres. Pour parler ensemble, il faut remplir deux présupposés : le côté religieux doit reconnaître l’autorité de la raison « naturelle », donc les résultats faillibles des sciences institutionnalisées et les principes d’un égalitarisme universel en matière de droit et de morale. À l’inverse, la raison séculière ne doit pas s’ériger en juge quant à des vérités de foi même si, au final, elle ne peut traduire dans ses propres discours, en principe accessibles à tous, que ce qu’elle admet comme raisonnable. Le premier présupposé est aussi peu trivial dans une perspective théologique, que le second dans une perspective philosophique.

Revenir à la période axiale

La science moderne a obligé la raison philosophique, devenue autocritique, à prendre congé des constructions métaphysiques de la totalité tirées de la nature et de l’histoire. Ce nouveau cours de la réflexion a livré la nature et l’histoire aux sciences empiriques et n’a pas abandonné à la philosophie beaucoup plus que les compétences en général de sujets connaissant, parlant et agissant. Du coup, la synthèse de foi et de raison établie d’Augustin à Thomas a été rompue. Certes, la philosophie moderne s’est approprié l’héritage grec sous la forme, si l’on veut, d’une pensée « post-métaphysique », mais dans le même temps elle a pris ses distances par rapport à la pensée du salut juive et chrétienne. Alors qu’elle inclut la métaphysique dans l’histoire de sa propre genèse, elle se comporte envers la révélation et envers la religion comme envers un corps étranger, une réalité qui lui est extérieure. Mais à travers cette mise à l’écart, la religion demeure présente d’une autre manière que la métaphysique congédiée. La déchirure entre savoir du monde et savoir de la révélation est certes impossible à recoller. Et pourtant, la perspective selon laquelle la pensée post-métaphysique rencontre la religion se modifie dès que la raison séculière prend au sérieux l’origine commune de la philosophie et de la religion à partir de la révolution des images du monde qui a lieu durant la période axiale (au milieu du premier millénaire avant l’ère chrétienne).

Certes, au cours de l’histoire occidentale, la pensée métaphysique a quant à elle engagé avec le christianisme une division du travail qui lui a permis de se retirer de la gestion de biens du salut cherchés à travers la contemplation ; mais dans ses débuts platoniciens, la philosophie avait offert à ses adeptes une promesse de salut tout aussi contemplative que les autres « religions intellectuelles » (Max Weber) cosmocentriques. Vue sous l’angle du déplacement cognitif qui va du mythos vers le logos, la métaphysique prend place parmi toutes les images du monde nées à cette époque, le monothéisme mosaïque inclus. Toutes permettent de regarder le monde à partir d’un point de vue transcendantal comme une totalité, et de distinguer le flux des phénomènes par rapport aux essences qui les sous-tendent. Et avec la réflexion sur la place de l’individu dans le monde naquit une conscience nouvelle de la contingence historique et de la responsabilité du sujet agissant.

Mais si des images religieuses et métaphysiques du monde ont mis en branle des processus d’apprentissage similaires, c’est que les deux modes, foi et savoir, avec leurs traditions implantées à Athènes et Jérusalem, appartiennent à la genèse historique de la raison séculière, qui est le medium dans lequel, aujourd’hui, les filles et les fils de la modernité se comprennent et trouvent leur place dans le monde. Cette raison moderne n’apprend elle-même à se connaître que si elle explicite sa position face à la conscience religieuse contemporaine devenue réflexive et si elle prend en compte l’origine commune des deux figures complémentaires de l’esprit, issues de l’impulsion de la période axiale, que nous avons mentionnées.

En parlant de figures complémentaires de l’esprit, je m’élève contre deux positions : d’un côté, je m’oppose à l’Aufklärung bornée, non éclairée sur elle-même, qui conteste tout contenu rationnel à la religion, mais je me tourne aussi contre Hegel, pour qui la religion représente sans nul doute une figure digne d’être conservée dans les mémoires, mais seulement sous la forme d’une « pensée représentative » subordonnée à la philosophie1. La foi contient une part d’opacité pour la raison, part qui ne saurait ni être déniée ni admise sans plus. S’y reflète la part d’inabouti de la confrontation entre une raison autocritique, prête à apprendre, et l’actualité de convictions religieuses. Cette confrontation est susceptible d’aiguiser la conscience de la société postséculière par rapport à ce qui dans les traditions religieuses de l’humanité n’est pas soldé. La sécularisation exerce moins une fonction de filtre qui sélectionne les contenus de la tradition qu’une fonction de transformation qui modifie le cours de la tradition.

La raison de mon intérêt pour le thème « foi et savoir » est le souhait de mobiliser la raison moderne contre le défaitisme qui couve en son propre sein. Du défaitisme de la raison que nous voyons aujourd’hui à l’œuvre aussi bien dans l’insistance postmoderne sur la « dialectique de la raison » que dans le naturalisme qui place sa foi dans la science, la pensée postmétaphysique peut venir à bout par elle-même. Il en va autrement d’une raison pratique qui, oubliant l’histoire de la philosophie, désespère de la force motivante de ses bonnes raisons du fait que les tendances d’une modernisation qui déraille ne rejoignent guère les injonctions de sa morale de justice, mais plutôt travaillent à leur encontre.

Actualité des conflits politico-religieux

La raison pratique apporte des raisons qui fondent les notions égalitaires et universalistes de la morale et du droit – celles qui déterminent la liberté des individus et les relations individuelles des uns envers les autres selon une conformité à des normes. Mais la résolution à manifester sa solidarité face à des dangers qui ne peuvent être contenus que grâce à des efforts collectifs n’est pas seulement une question de conformité. Kant a voulu suppléer à cette faiblesse de la raison morale en recourant aux incitations de sa philosophie de la religion. Mais à la lumière même de l’austère morale de la raison, on saisit pourquoi la raison éclairée n’a que faire des images religieuses de la totalité éthique qui ont été conservées – comme celle du royaume de Dieu sur terre – en tant qu’idéaux collectifs qui engagent. Il faut cependant admettre que la raison pratique perd sa propre raison d’être lorsqu’elle n’a plus la force d’éveiller et de maintenir éveillée dans des mentalités modernes une conscience de la solidarité partout mise en question dans le monde, une conscience de ce qui manque, de ce qui « crie vers le ciel ».

Un nouveau regard sur la généalogie de la raison pourrait-il aider la pensée post-métaphysique à se tirer de ce dilemme ? En tout cas, il donne un autre éclairage à propos des processus de formation dans lesquels la raison politique de l’État libéral et la religion sont déjà mutuellement engagées. Je fais référence ainsi à des conflits qui surgissent aujourd’hui dans le monde entier à la suite du renouveau spirituel inattendu et du rôle politique inquiétant joué par des communautés religieuses. Abstraction faite du nationalisme hindou, l’islam et le christianisme sont les sources principales de cette inquiétude.

Vu sous l’angle de l’expansion géographique, ce ne sont pas les communautés religieuses conçues aux dimensions de la nation, comme les Églises protestantes d’Allemagne ou de Grande-Bretagne, qui ont du succès, mais l’Église catholique aux dimensions du monde et plus encore les mouvances évangéliques et islamistes décentralisées, organisées en réseaux et présentes sur la scène du monde. Les uns essaiment en Amérique latine, en Chine, en Corée du Sud et aux Philippines, alors que les autres progressent au Proche-Orient, en Afrique bien au-delà du Sahara ainsi que dans le sud-est asiatique, où l’Indonésie réunit la plus forte population musulmane. Avec cette vitalité nouvelle s’accroît le nombre des conflits entre divers groupes religieux et confessions. Même si beaucoup de ces conflits ont d’autres origines, leurs connotations religieuses en attisent les braises. Depuis le 11 septembre 2001, c’est surtout l’instrumentation politique de l’islam qui est présente dans toutes les conversations. Mais sans le Kulturkampf des droites religieuses en faveur de la politique que Thomas Assheuer appelle « une liaison explosive entre exportation de la démocratie et néolibéralisme », George W. Bush aussi n’aurait pas trouvé de majorités pour le soutenir.

La mentalité du noyau dur des chrétiens born again est imprégnée d’un fondamentalisme fondé sur l’explication littérale des Écritures saintes. Cet état d’esprit, qu’il se présente sous sa forme islamiste, chrétienne, juive ou hindouiste, se heurte à des convictions fondamentales de la modernité. Au plan politique, les conflits naissent de la neutralité de l’État quant aux visions du monde, c’est-à-dire de l’égale liberté religieuse pour tous et de l’émancipation de la science par rapport à l’autorité religieuse. Des conflits similaires ont dominé une bonne partie de l’histoire moderne de l’Europe ; aujourd’hui ils ne se répètent pas seulement entre le monde occidental et le monde islamique, mais également entre groupes militants des citoyens avec des tendances ou religieuses ou sécularisantes, dans le cadre des sociétés libérales. Nous pouvons considérer ces conflits soit comme des luttes d’influence entre puissance étatique et mouvances religieuses, soit comme des confrontations entre convictions religieuses et convictions séculières.

Du point de vue du pouvoir politique, l’État moderne neutre dans sa conception du monde peut se satisfaire du simple compromis des communautés religieuses avec une liberté de religion et de science garantie par le droit. Ce compromis a caractérisé, entre autres, la situation de l’Église catholique en Europe jusqu’au concile Vatican II. Mais l’État libéral ne peut se contenter d’un tel modus vivendi, et pas seulement à cause de l’instabilité d’un arrangement obtenu par coercition. En tant qu’État de droit démocratique, il doit en effet viser une légitimation enracinée dans des convictions.

Pour obtenir cette légitimation, il doit s’appuyer sur des raisons qui, dans une société pluraliste, peuvent être acceptées également par des citoyens croyants, croyant autrement et non croyants. L’État constitutionnel doit non seulement agir en maintenant la neutralité quant aux visions du monde : il doit aussi reposer sur des fondements normatifs susceptibles de justification selon une vision du monde neutre – ce qui veut dire post-métaphysique. Face à cette prétention normative, les communautés religieuses ne peuvent rester sourdes. D’où l’enjeu, ici, d’un processus de formation complémentaire où le côté religieux et le côté séculier font chacun des pas vers l’autre.

Dans l’espace public politique

Au lieu de se soumettre contre son gré à des contraintes imposées de l’extérieur, la religion doit, quant à son contenu, se rendre à l’attente, fondée sur des normes, qu’elle reconnaisse pour des raisons propres la neutralité de l’État quant à la vision du monde, des libertés égales pour toutes les communautés religieuses et l’autonomie des sciences institutionnalisées. C’est là un pas riche de conséquences. Car il y va non seulement du renoncement à la violence politique et à la contrainte des consciences par l’imposition de vérités religieuses, mais d’un passage de la conscience religieuse à la réflexivité : elle doit envisager alors la nécessité de mettre en relation ses propres vérités de foi avec celles de forces religieuses concurrentes aussi bien qu’avec le monopole des sciences dans la production du savoir universel.

À l’inverse, l’État séculier, légitimé par la raison juridique, apparaît comme une figure de l’esprit et non pas seulement comme une puissance empirique ; il doit donc se laisser interroger sur le point de savoir s’il n’impose pas à ses sujets des devoirs pour partie asymétriques. En effet, l’État libéral ne garantit pas la même liberté pour tous de pratiquer leur religion uniquement pour maintenir la tranquillité et l’ordre, mais également pour une raison normative : protéger la liberté de croire et la liberté de conscience de chacun. Il ne doit donc pas exiger de ses citoyens religieux ce qui est inconciliable avec une existence authentiquement vécue « à partir de la foi ».

L’État a-t-il le droit de prescrire à ses citoyens une séparation de leur existence selon une part privée et une part publique, par exemple à travers l’obligation de ne pas justifier leurs prises de position dans l’espace public par des raisons religieuses ? Ou l’obligation d’employer un langage neutre du point de vue de la vision du monde a-t-elle cours seulement pour les hommes politiques qui prennent des décisions s’imposant en droit au sein d’institutions publiques ? En revanche, si des prises de position religieusement fondées ont une place légitime dans l’espace public, on reconnaît officiellement du côté de la communauté politique que des assertions religieuses peuvent apporter une contribution sensée pour éclairer des questions fondamentales controversées.

Ce point ne soulève pas seulement les questions de la traduction ultérieure du contenu rationnel de ces assertions en un langage reconnu par tous dans l’espace public. L’État libéral doit en outre inviter ensuite ses citoyens séculiers, quand ils sont dans leur rôle de citoyens, à ne pas tenir pour irrationnelles les assertions de nature religieuse. Face à l’expansion d’un naturalisme qui croit en la science, il ne s’agit nullement, en l’occurrence, d’un présupposé qui coule de source. Le refus d’une position séculariste est tout sauf trivial. Il rejoint une fois encore notre question de départ : comment la raison moderne qui a pris congé de la métaphysique doit-elle se comprendre par rapport à la religion ? Aussi peu triviale, naturellement, est l’invitation faite à la théologie de se colleter sérieusement avec la pensée postmétaphysique.

Le discours de Ratisbonne

Avec son discours à Ratisbonne, le pape Benoît XVI a opéré, à propos de la vieille querelle autour de l’hellénisation et de la déshellénisation du christianisme, une critique qui a pris un tour étonnamment antimoderne. Il a du même coup donné une réponse négative à la question de savoir si la théologie chrétienne doit se mesurer aux exigences de la raison moderne post-métaphysique. Le pape se réclame de la synthèse opérée d’Augustin à Thomas entre métaphysique grecque et foi biblique, et il conteste implicitement qu’il y ait de bonnes raisons, dans l’Europe moderne, de justifier la polarisation intervenue de fait entre foi et savoir. Bien qu’il critique la conception selon laquelle « il faut désormais revenir en deçà de l’Aufklärung et laisser de côté les idées modernes », le pape se dresse contre la force des arguments sur lesquels cette synthèse de deux visions du monde s’est brisée.

Pourtant, le parcours de Duns Scot vers le nominalisme ne mène pas seulement au Dieu volontaire du protestantisme ; il ouvre aussi la voie à la physique moderne. Le tournant critique de Kant ne conduit pas seulement à une critique des preuves de Dieu, mais aussi à l’idée d’autonomie qui, seule, a rendu possible notre compréhension moderne du droit et de la démocratie. Et l’historicisme ne mène pas nécessairement à une dénégation de soi relativiste de la raison. En tant qu’enfant de l’Aufklärung, il nous rend sensibles aux différences culturelles et nous protège de la généralisation de jugements liés au contexte. Fides quaerens intellectum : autant il faut saluer la quête de la rationalité de la foi, autant il me semble de peu d’aide de retirer de la généalogie de la « raison commune » aux croyants, aux incroyants et aux croyants autrement, les trois poussées de déshellénisation qui ont contribué à la compréhension de soi moderne de la raison séculière.

  • *.

    Article paru dans Neue Zürcher Zeitung du 10 février 2007. © Neue Zürcher Zeitung AG pour le texte en allemand.

  • 1.

    Qui, elle, relève du concept (ndt).

Jürgen Habermas

Philosophe, il a récemment publié deux volumes de ses articles sous le titre Parcours (Gallimard, 2018).

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