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Départ des femmes de la Halle pour Versailles, le matin du 5 octobre 1789 | Musée Carnavalet, Histoire de Paris
Départ des femmes de la Halle pour Versailles, le matin du 5 octobre 1789 | Musée Carnavalet, Histoire de Paris
Dans le même numéro

Au pouvoir, citoyennes !

Brève histoire des révolutions manquées

janv./févr. 2021

La « marche des femmes » de 1789 acte l’existence d’un peuple-femme, mais inaugure également une longue série de révolutions qui s’arrêtent aux frontières du genre, et excluent les femmes du cœur de l’action politique. La nouvelle vague de féminisme, dont le mouvement #Metoo constitue le figure de proue, saura-t-elle infléchir cette tendance ?

Le 5 octobre 1789, dans un Paris populaire où les victuailles manquent et où les prix s’envolent, dans un Paris révolutionnaire suspendu à la signature du roi, pressé par les députés de l’Assemblée de ratifier la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août dernier, le tocsin retentit à l’aube : les dames de la Halle appellent à manifester les ménagères si démunies et les travailleuses du petit peuple (colporteuses, fripières, domestiques, lingères, blanchisseuses, couturières, marchandes de tout et de rien, d’allumettes, de savon ou de hardes), toutes éternelles nourricières. À huit heures et demie, entre quatre mille et sept mille d’entre elles crient leur colère devant l’Hôtel de Ville ; simple halte : bientôt, elles prennent la route de Versailles pour exposer leurs griefs aux députés et, plus encore, espèrent-elles, au roi. D’abord nommé « la marche du pain », par sa parenté avec les fréquentes révoltes frumentaires féminines de l’Ancien Régime, le cortège entre dans l’histoire sous le nom de « la marche des femmes ». Ainsi est souligné, notamment sur les nombreuses gravures d’alors, le fait que, pour la première fois depuis le début de la Révolution, c’est une foule féminine qui veut en découdre avec le pouvoir monarchique. Certes, des vainqueurs de la Bastille lui prêtent main-forte et peut-être cette action est-elle, en réalité, à l’initiative des orléanistes ; le doute demeure, mais qu’importe, car cet appel ne s’adresse qu’aux femmes, cette marche est bel et bien la leur.

Le peuple-femme

Ces manifestantes font ainsi irruption sur la scène révolutionnaire en tant que catégorie sociopolitique dont l’unité relève uniquement d’une identité de sexe. Telle est l’innovation majeure : elles ne sont pas aux côtés des hommes, comme le 14 juillet, elles sont le peuple-femme. Le voilà mobilisé, non seulement pour des raisons économiques, comme lorsque les Françaises étaient simples sujets d’une monarchie absolue de droit divin, mais aussi pour des raisons politiques, afin d’agir en révolutionnaire. Les motivations des manifestantes leur procurent une autonomie à laquelle nul ne s’attendait et que nul ne souhaitait, dans ce pays qui leur a toujours refusé la moindre once de pouvoir, de sa base à son royal sommet, les monarques brandissant la loi salique, les religieux le péché originel, les philosophes leur faiblesse « naturelle », y compris dans l’usage de la raison. Si le trône vacille, la domination masculine n’est, elle, pas remise en question, d’où l’accueil glacial des députés à la délégation féminine qui, ce jour-là après des heures de marche, pénètre au sein de l’Assemblée, exclusivement masculine, pour faire valoir ses revendications. Cette froideur contraste avec les honneurs décernés, un mois plutôt, à un groupe de femmes patriotiques, venu offrir les bijoux de vingt et une donneuses afin d’aider la France, « tendre et douloureuse mère ». Femmes culpabilisant la frivolité de leurs sœurs, femmes repentantes, femmes dévouées… femmes louables donc : pour avoir mérité de la nation, leurs « traits adorables de citoyennes [seront] transmis à la postérité au moyen d’un physionotrace1  ».

Munies de piques et de fourches, à califourchon sur un canon, les femmes d’octobre se rient de la bienséance pour se comporter en citoyennes révolutionnaires, individuellement engagées, et non en tant qu’épouses de citoyen, comme les définissent les dictionnaires et le postule aussi leur statut de citoyennes passives. Conformément à la distinction établie par Sieyès, tous les citoyens jouissent de droits (liberté, protection, propriété…), mais seuls les citoyens actifs peuvent prendre part à « la formation des pouvoirs publics ». Comme trois millions de Français à l’imposition inférieure à trois journées de travail, les femmes disposent d’une citoyenneté limitée, « du moins dans l’état actuel », est-il noté le 21 juillet 1789, sans autre précision.

Le sexe n’est donc alors que l’une des raisons de ladite passivité, mais l’inégalité pour cause de féminité devient aveuglante au fil des ans. Le 30 juillet 1792, la Garde nationale, réservée jusqu’alors aux citoyens actifs, s’ouvre à tous. Dès lors est clairement fixée l’articulation entre virilité, citoyenneté et défense armée de la patrie. À la suite de la prise des Tuileries, le 10 août, qui provoque la chute de la monarchie, la distinction entre citoyenneté active et passive est supprimée, mais les femmes ne bénéficient pas de cette avancée démocratique : le 21 septembre, la République est proclamée, sans elles. Quant à la Constitution de 1793 (jamais appliquée), elle accorde le suffrage « universel »… aux seuls hommes !

Peu de femmes semblent avoir saisi les conséquences de ce déterminisme biologique dans la sphère publique et jugé injuste d’être privées des droits électoraux, soit parce qu’elles considèrent que le chef de famille les représente, sans pourtant tenir compte de leurs éventuelles divergences politiques, soit parce que voter et être éligible ne participe pas de la pratique politique courante, soit, sans doute aussi et plus certainement, parce qu’il est d’autres voies pour que ces « citoyennes sans citoyenneté2  » agissent en sujets politiques. De facto, elles sont bien peu passives.

Si la Révolution offre à toute personne de multiples occasions d’intervention dans le champ du politique, seules des femmes les saisissent au nom de leur sexe, pour faire connaître leur opinion, le plus souvent en fonction de leur condition sexuée, pour faire évoluer celle-ci, premier pas vers ce que la fin du xixsiècle nommera le féminisme. Bien sûr, toutes ne s’engagent pas dans ce chemin : les unes optent pour l’attentisme prudent, les autres se révoltent sporadiquement, mais certaines méritent le nom de militantes en raison de leur appartenance à des sociétés, de leur présence dans les tribunes de l’Assemblée, un travail de couture à la main – d’où leur surnom de tricoteuses – et leur participation à des journées révolutionnaires. Si leur mentalité les rapproche de la sans-culotterie masculine, elles critiquent souvent la condition féminine dans leurs propres clubs, d’autant plus que les grands – celui des Cordeliers et des Jacobins – refusent la mixité. Même si les clubs de femmes prolongent la tradition philanthropique, attachée à leur « naturelle » bienveillance, les participantes, loin des oreilles et des risées masculines qui moquent leur timidité et leur inhabilité, s’y sentent libres de parole, émettent des avis indépendants de ceux des hommes, de leurs conjoints surtout. Du reste, certaines sont plus radicales qu’eux : elles fustigent les tièdes, enjoignent – en « boutefeux » – de défendre la Révolution, et bientôt la République, contre ses ennemis intérieurs et extérieurs, sans toujours interpeller la condition féminine. Le temps d’une prise de conscience générale d’une inégalité « genrée », selon la terminologie actuelle, n’est pas encore venu, mais l’acuité en la matière d’aucunes en fait des précurseures, telle Olympe de Gouges.

Si Condorcet dénonce l’injustice, voire l’absurdité, de l’exclusion des femmes du politique (Sur l’admission des femmes au droit de cité, 3 juillet 1790), l’autrice de pièces de théâtre va plus loin : comprenant que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne véhicule pas l’universalité des droits mais les réserve au sexe masculin, elle rédige un équivalent féminin en septembre 1791. Par sa seule existence, la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne met en exergue les manquements à l’universalisme et donc la trahison des Lumières dont se réclament bien des révolutionnaires. La rédactrice, alors favorable à la monarchie constitutionnelle, dédie son brûlot à Marie-Antoinette, privée, bien que reine, de droits, parce que femme, quand le plus miséreux et inculte des hommes les possède. Elle pointe ainsi du doigt les limites de la Révolution qui abolit tous les privilèges, excepté ceux des hommes, s’arrêtant ainsi aux frontières du genre, dirions-nous aujourd’hui. Devenue girondine, Gouges persiste dans sa condamnation des frères qui ont tué le roi pour s’emparer d’un pouvoir qu’ils n’entendent pas partager avec leurs sœurs. Ce premier grand texte féministe est promis à une immense notoriété mais, pour lors, il passe quasiment inaperçu.

Malformation congénitale

Attentifs à la remise en cause de la domination masculine, les révolutionnaires sont vent debout contre toute attaque de leurs prérogatives, serait-ce même pour sauver la patrie. C’est au nom de sa défense que la belge Anne-Josèphe Terwagne, alias Théroigne de Méricourt, comme l’a surnommée la presse royaliste, harangue les femmes le 25 mars 1792 afin qu’elles s’arment, tout comme l’a demandé quelques jours plus tôt une pétition de trois cent dix-neuf citoyennes. Vêtue en amazone, pistolets à la ceinture de son ample jupe, elle bafoue les marqueurs vestimentaires de la féminité – ce qui lui vaut critiques acerbes et caricatures obscènes – et s’attaque à un privilège masculin : le port des armes. En vain. Ainsi est énoncé un refus appelé à traverser les siècles, il s’inscrit dans la loi le 30 avril 1793 : les femmes sont exclues de l’armée. Un mois plus tard, celle que Baudelaire immortalisera en « amante du carnage3  » – un hommage qui fait d’elle une sanguinaire – sombre dans la folie, après avoir été « fouettée », lors d’une rixe avec les dames de la Halle ; elle échappe sans doute ainsi aux foudres de ses opposants mais, bien des années plus tard, pas au scalpel du docteur Esquirol. À son décès en 1817 à l’hôpital de la Salpêtrière, une autopsie est pratiquée afin de rechercher une malformation cérébrale congénitale, antérieure donc à son militantisme, qui expliquerait celui-ci – une démarche lourde de sens.

Dénier la conscience politique des femmes, faire de leur engagement une pathologie, c’est leur refuser le statut de sujet politique, ramener leurs divergences d’opinion à des querelles de « bonnes femmes » sans contenu idéologique, alors même que les révolutionnaires se déchirent et s’entretuent ; c’est même considérer que leurs querelles nuisent à l’ordre public… Derrière ces arguments peu crédibles, se cache la crainte que les exigences des femmes ne grignotent le pouvoir masculin, voire qu’une révolution des femmes ne renverse l’ordre sexué ; seul le député Guyomar se déclare, en avril 1793, dès le titre de sa brochure, « partisan de l’égalité politique des sexes ». Alors, certaines optent pour la radicalité.

Fondé à Paris le 1er mai 1793 par Claire Lacombe et Pauline Léon, le club des citoyennes républicaines révolutionnaires veut intervenir au nom des femmes et influer sur le cours de la Révolution : aussi réclame-t-il aux Jacobins l’arrestation des Girondins le 19 mai 1793, puis la création des tribunaux révolutionnaires, le port des armes par toutes, expression de la citoyenneté qu’on leur refuse. Après avoir pleuré Marat, « l’ami du peuple », ses membres soutiennent les Enragés.

Radicales et modérées, qui contournent les interdits et investissent la sphère publique, contrarient les projets révolutionnaires d’une société dominée par les hommes par ce que, plus tard, on nommera communément le patriarcat. Aussi s’agit-il bel et bien de sauver celui-ci, de mettre les femmes au pas, de leur rappeler leurs devoirs, en les déconsidérant, quitte à leur supposer plus de vices que de foi en la Révolution. Dans cette attaque contre le peuple-femme entré en politique, se succèdent des mesures coercitives fondées sur des arguments misogynes, sous couvert de rapports prétendument objectifs.

Cette offensive débute tôt, par l’exclusion des Françaises de la pleine citoyenneté. Elle est confirmée par la récupération masculine de la marche des femmes auxquelles on ne reconnaît aucun mérite dans la ratification royale de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, comme dans le retour des membres de la famille royale à Paris – pourtant surnommés « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». Elle s’accentue à partir de 1793 ; trois épisodes sont particulièrement révélateurs de ce durcissement.

Le 3 avril, le port de la cocarde est décrété obligatoire, sans précision de sexe. Ce flou conduit à des heurts entre partisanes et adversaires de ce signe, lourd de portée révolutionnaire. Pour y mettre fin, la Convention le rend obligatoire pour les femmes le 21 septembre 1793. Cette décision est lue non seulement comme une victoire populaire en faveur de l’expression de la citoyenneté, mais aussi, par d’autres, comme un premier pas vers l’acquisition de celle-ci, pleine et entière. Dès lors, une rumeur affirme que les citoyennes républicaines révolutionnaires s’apprêtent à exiger le port du bonnet rouge pour toutes. Elles trouvent face à elles les dames de la Halle : la confrontation tourne aux échauffourées le 28 octobre. L’Assemblée saisit l’occasion pour demander un rapport au Comité de sûreté publique, institué par la Terreur, sur la question de la participation des femmes au politique.

Présenté le 30 par le député Amar, et connu sous son nom, ce rapport guillotine – symboliquement – les femmes révolutionnaires, qu’elles parlent ou non au nom de leur sexe, qu’elles réclament ou non de modifier la condition féminine : il justifie leur exclusion du politique en raison de leur fragilité, accentuée par leur manque d’éducation morale. Cette condamnation fait l’unanimité des conventionnels, à une voix près, celle du député Charlier. Et les révolutionnaires de passer des paroles aux actes : lors du procès intenté à Olympe de Gouges, ils ne se contentent pas d’accuser la Girondine d’avoir enfreint la loi du 29 mars 1793 sur les écrits contre-révolutionnaires ; ils la poursuivent pour avoir osé se mêler de politique, pour s’être ainsi conduite en « femme-homme », en « virago », au mépris de son sexe. En quelques phrases assassines, prononcées par le procureur Chaumette, l’avenir de toutes en politique semble joué : « Depuis quand est-il permis aux femmes d’abjurer leur sexe, de se faire homme ? Depuis quand est-il d’usage de voir les femmes abandonner les soins pieux de leur ménage, le berceau de leurs enfants, pour venir sur la place publique, dans la tribune aux harangues, à la barre du Sénat, remplir des devoirs que la nature a départis à l’homme seul ? »

Le 3 novembre, celle qui, dans l’article 10 de son texte majeur, écrivait que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions même fondamentales », ajoutant : « la femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit également avoir celui de monter à la tribune, pourvu que ses manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la loi », est guillotinée. À l’évidence, pour les députés, ordre public et ordre patriarcal sont synonymes, et pour affermir ce dernier, ils en viennent à briser la sans-culotterie et les colères féminines, y compris lorsqu’elles sont motivées par le manque de pain, comme au printemps 1795. La réponse des conventionnels est immédiate : le 20 mai, les femmes sont chassées à coup de fouet des tribunes de l’Assemblée et quatre jours plus tard, des décrets interdisent non seulement à toutes d’y pénétrer mais aussi d’assister à une réunion politique et même de s’attrouper à plus de cinq dans la rue.

Mineures

La Révolution vient de tuer la révolution des femmes, à peine esquissée, et de justifier de penser la démocratie sans elles. Mais pour lors, ce n’est pas à ce régime qu’elle ouvre un boulevard antiféministe, mais au Consulat, puis à l’Empire, qui institutionnalise la différence des sexes aux dépens du « sexe faible ». Le Code civil de 1804 fait en effet des épouses des mineures juridiques sous l’autorité de leur conjoint, déplaçant pour des décennies les revendications féministes vers une réforme civile, primordiale selon la plupart des femmes. Qu’elles interviennent, ne serait-ce que par leurs écrits, dans le politique est inadmissible pour Napoléon, qui estimait dès 1795 que les dérapages de la Révolution et ses échecs incombaient à leur intervention, quand leur destin et leur destinée sont la maternité.

La réaction familialiste qui caractérise, entre autres, la Restauration ne dit pas autre chose : que les Françaises soient des sujets politiques demeure un impensé jusqu’aux projets de sociétés nouvelles par les utopistes, auxquels les Trois Glorieuses de juillet 1830 servent de tremplin. « L’homme et la femme, voilà l’individu social », aurait préconisé Saint-Simon sur son lit de mort. Social et politique, puisque l’avenir serait à une organisation en phalanstères dirigée par un couple. Mais si Enfantin, figure phare des saint-simoniens, s’affirme d’emblée comme le père de ladite communauté, la mère, elle, reste introuvable jusqu’aux confins de l’Égypte, et s’il ouvre en 1831 l’Apostolat à Ménilmontant, l’expérience ne concerne que les hommes. À l’évidence, l’égalité des sexes n’a là aussi aucun avenir.

Déçues, des saint-simoniennes ou des femmes influencées par cette doctrine ou celle de Fourier, telles Eugénie Niboyet, Désirée Gay, Jeanne Deroin et Élisa Lemonnier, s’éloignent de ces vaines promesses. Elles participent pleinement à la révolution de 1848, dont la mixité, comme en 1830, est évidente sur les barricades. L’arrivée au pouvoir des républicains, le 24 février, semble annoncer pour les femmes une aube nouvelle puisque, le 2 mars, le suffrage est déclaré universel. Mais les femmes révolutionnaires, qui ont ouvert leurs propres clubs, ont tiré la leçon des déboires de leurs ancêtres : le 22 mars, une délégation du Comité des droits des femmes, récemment créé, est reçue par le maire de Paris, Marrast, afin de s’assurer que cet universel concerne les deux sexes. Se réfugiant derrière le caractère provisoire du gouvernement, celui-ci explique poliment à ses interlocutrices que ce dernier a le pouvoir de rétablir des lois suspendues, mais non d’en voter de nouvelles. Une fois de plus, les femmes devront attendre. Faute d’être en conformité avec sa réputation de pays des droits de l’homme, la France est fidèle à celle d’être celui de la galanterie : paternaliste, Marrast promet au « beau sexe » que les hommes œuvreront à son bonheur. « Les femmes de 1848 », comme les appelle le bien nommé journal La Voix des femmes, réclament, souvent au cours de débats au large spectre social, une meilleure éducation, particulièrement professionnelle, et le rétablissement du divorce supprimé en 1816. Fidèles à la définition saint-simonienne de l’individu social, elles pensent la relation entre les sexes chevillée à l’union et à la fraternité et exposent la dialectique des droits et des devoirs, insistant sur la fonction domestique et maternelle des femmes. Une stratégie à hauts risques : elle fait en effet des droits féminins un octroi pour devoirs accomplis et non une attribution par simple application de l’universalisme. Loin de percevoir le danger, certaines tentent de pénétrer dans la politique par la voie électorale, défiant la loi. La démarche de ces inéligibles rend visible l’exclusion féminine de la démocratie.

Chaque révolution et chaque République réajuste les habits de la domination masculine à ses mesures.

In fine, un regard rétrospectif constate que chaque révolution et chaque République réajuste les habits de la domination masculine à ses mesures : suspendue en 1851 par le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, puis par le Second Empire, la démocratie renaît le 4 septembre 1870, mais la République demeure exclusive ; l’épisode communaliste change peu la donne : « les hommes de la Commune » (gravure de Jules Robert, 1871) se contentent de quelques mesures favorables aux femmes, mais ne leur accordent aucun droit politique : pour eux, Louise Michel est une Vierge rouge admirable, mais sans aucun pouvoir ; pour ses juges versaillais, une pétroleuse irrespectueuse de son sexe puisqu’elle a recouru à la violence armée ; encore échappe-t-elle, contrairement à nombre de communeuses, à l’asile pour « folie politique ». Nonobstant, si les dirigeants imposent toujours aux femmes la même partition, celles-ci refusent de la rejouer à l’identique. Les progrès en matière d’éducation féminine, particulièrement après les lois Ferry, soucieuses de former des mères éducatrices de républicains, la laïcisation de la société qui décille les yeux de croyantes convaincues que leur infériorité résultait de la parole divine, l’industrialisation qui sort les travailleuses des usines de l’isolement des rurales, le développement du mouvement ouvrier qui contraint à poser la question de la place des ouvrières, la colère féminine que provoque l’idéologie proudhonienne selon laquelle la femme est « ménagère ou courtisane », avant que la majorité guesdiste du congrès de Marseille ne reconnaisse en 1879, à la demande d’Hubertine Auclert, autoproclamée « déléguée de dix-neuf millions d’esclaves », le principe de l’égalité entre les sexes, la circulation accrue des idées, tout concourt à ce que le féminisme devienne un véritable mouvement pluriel. Pour autant, nul ne le qualifie de politique, sans doute parce que jamais les militantes n’ont envisagé une révolution féministe ou une guerre des sexes pour s’emparer du pouvoir.

À sa place

L’urgence du suffragisme ne s’impose à toutes les associations féministes qu’en 1909, mais la Première Guerre mondiale, malgré sa dimension émancipatrice, remet chaque sexe à sa place et la paix renvoie les Françaises dans leur foyer. On le sait : l’octroi – le mot devrait étonner – des droits civiques en avril 1944 aux femmes tient davantage de la récompense, pour leur rôle dans la Résistance, d’une stratégie gaulliste qui espère en leur vote conservateur pour faire barrage aux communistes et d’un réajustement aux pratiques des alliés que d’un attachement – soudain – à considérer les femmes comme des sujets politiques à part entière. De fait, le compte n’y est pas : électrices et éligibles certes, mais élues, si peu. La France est au xxe siècle, avec la Grèce, la lanterne rouge de l’Europe : député ne s’écrit qu’au masculin et homme d’État est indissociable de la virilité. Loin de changer ces représentations, Mai 68 détourne « ses filles » à la fois de cette révolution, aux leaders masculins, qui repousse au « grand soir » la résolution de « leurs petits problèmes de femmes », et des arcanes traditionnelles de la politique : le Mouvement de libération des femmes (MLF) refuse dans la décennie 1970 la mixité et le statut de parti, tout en proclamant que « le privé est politique ».

La démocratie continue, elle, de marcher de guingois : il faut attendre 1992 pour rebattre les cartes de ce jeu de dupes : Françoise Gaspard, Claude Servan-Schreiber et Anne Le Gall lancent leur « Au pouvoir, citoyennes ! Liberté, Égalité, Parité ». Malgré réticences et résistances, exclure les femmes du et de la politique paraît dès lors impensable. Cependant, malgré une modification égalitaire des rapports de sexe, celles-ci continuent, en ce xxisiècle prétendu paritaire, de subir des discriminations sexistes et de se heurter au plafond de verre qui leur barre l’accès aux plus hautes fonctions dans la cité. Pourtant, ces dernières décennies, celui-ci se fissure sous les assauts féminins : l’accession de Ségolène Royal au second tour de la présidentielle de 2007 représente une rupture dans l’histoire politique française. Néanmoins, son échec met en exergue le poids des mœurs qui, en ce domaine, évoluent peut-être moins vite que les lois : les politologues ont en effet montré la responsabilité dans la défaite de la candidate des votes féminins, non en raison d’un désaccord avec son programme, mais parce que seul un homme incarnait aux yeux de nombreuses électrices le pouvoir suprême. Ne peut-on dès lors émettre l’hypothèse que si Marine Le Pen n’est jamais attaquée en tant que femme, c’est parce qu’elle a été, lors de son entrée dans l’arène politique, adoubée par son père ? Quoi qu’il en soit, on assiste à une forme de banalisation de l’accès des femmes aux fonctions dirigeantes au niveau mondial : celles-ci ne sont plus qualifiées d’exceptionnelles. Pour autant, l’histoire a appris aux femmes à se méfier des apparences ; d’une part, les postes régaliens demeurent essentiellement aux mains des hommes, d’autre part, les conseillères municipales se voient fréquemment attribuer des dossiers supposés en lien avec la nature féminine (petite enfance, grand âge et espaces verts…). Une lecture biologisante persiste donc, malgré les démonstrations de la dimension genrée de ces postures. Que le journal Libération s’interroge, le 27 septembre 2020, sur la possibilité que la gauche soit sauvée par une femme est certes en soi un progrès dans la perception de la politique, mais cette proposition suggère que cette dernière posséderait des qualités spécifiques à son sexe. Qu’en conclure, si ce n’est que les femmes ne seraient pas des hommes comme les autres ?

La troisième vague féministe, dite aussi néo-féministe, changera-t-elle la donne ? Il est trop tôt pour le dire, mais, pour lors, inscrite dans l’intersectionnalité et le mouvement #MeToo, son militantisme ne cible nullement cette dimension, si ce n’est dans sa dénonciation de la domination masculine. On peut cependant espérer que ces « hirondelles » en politique, sans cesse plus nombreuses, annoncent, si ce n’est une révolution des femmes, du moins leur printemps, tout en conservant à l’esprit que les droits de celles-ci ne sont jamais acquis de par le monde : les restrictions apportées à l’IVG en Pologne en octobre de cette année en sont une nouvelle preuve.

  • 1.Décision de l’Assemblée, 7 septembre 1789.
  • 2.Dominique Godineau, Les Femmes dans la France moderne, Paris, Armand Colin, 2015, p. 227-274.
  • 3.Charles Baudelaire, « Sisina », Les Fleurs du mal [1857].

Yannick Ripa

Yannick Ripa est professeure en histoire contemporaine à l'université Paris-8. Spécialiste de l'histoire des femmes et du genre,  Elle a publié en 2020 Histoire féminine de la France. De la Révolution à la loi Veil, aux éditions Belin.

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Femmes en mouvements

Les femmes sont au cœur de nombreux mouvements sociaux à travers le monde. Au-delà de la vague #MeToo et de la dénonciation des violences sexuelles, elles étaient nombreuses en tête de cortège dans le soulèvement algérien du Hirak en 2019 ou dans les manifestations contre le président Loukachenko en Biélorussie en 2020. En France, leur présence a été remarquée parmi les Gilets jaunes et dans la mobilisation contre le dernier projet de réforme des retraites. Dans leur diversité, les mouvements de femmes témoignent d’une visibilité et d’une prise de parole accrues des femmes dans l’espace public, de leur participation pleine et entière aux débats sur l’avenir de la cité. À ce titre, ils consacrent l’existence d’un « sujet politique féminin ».