
Relire l'Archipel du Goulag
On vient de commémorer le centième anniversaire de la naissance d’Alexandre Soljenitsyne, occasion de revisiter l’œuvre de cette grande figure et, au-delà, de ce que Georges Nivat a pu appeler, non sans raison, le « phénomène Soljenitsyne ».
Malheureusement, la célébration de l’anniversaire a été largement « polluée » par une campagne de diffusion massive d’un discours présenté comme exprimant la quintessence de l’œuvre du grand dissident russe. On ne compte plus les articles qui l’ont mis en exergue ; pas un dossier consacré à ce centenaire qui n’en fasse l’apologie[1]. Et pour cause : Soljenitsyne y fustigeait la démocratie occidentale !
Rappelons l’occasion de ce discours. Après son expulsion, en 1974, Soljenitsyne s’est installé quelque temps en Suisse, à Zurich, avec sa famille, puis il s’est durablement établi aux États-Unis – jusqu’à la chute de l’Urss –, vivant quasiment en ermite dans les forêts du Vermont, qui lui rappelaient celles de son pays. Il s’y consacra entièrement, pendant vingt ans, à l’écriture de La Roue rouge. En 1978, on l’invita à prononcer le discours d’ouverture de l’année universitaire à l’université de Harvard. Alors que l’on s’attendait à ce qu’il lance une nouvelle charge contre le régime communiste, il critiqua vivement la société occidentale. Pourquoi ? Il s’en est expliqué dans ses mémoires : « Pendant de nombreuses années en Urss et quatre ans déjà en Occident, je n’avais fait que fustiger, mordre, tailler en pièces le communisme – mais de ce côté-ci également, j’avais vu, au cours des dernières années, des choses dangereuses, angoissantes et, puisque j’étais ici, c’est d’elles que je préférai parler. Laissant donc s’exprimer les nouvelles impressions accumulées en moi, je bâtis mon discours sur des motifs nouveaux : les faiblesses de l’Occident [2]. »
Sa critique de l’Occident est parfaitement recevable, mais assez superficielle, et elle n’a rien d’original. Dans sa course contre le temps, Soljenitsyne, tout occupé à La Roue rouge, n’a pas analysé en profondeur la société occidentale. Georges Nivat, grand admirateur et éminent spécialiste de l’écrivain, commente ce discours comme suit : « Le discours de Harvard aurait pu être pensé en Russie ; la réalité américaine n’y est pour rien, n’intervenant que superficiellement, sous forme de stéréotypes : déferlement de la pornographie, affaiblissement de la volonté nationale, perte du sacré… Soljenitsyne n’a pas le temps, encore moins le besoin, de regarder une autre réalité que la russe. Il est une Cassandre aveugle, un morceau exterritorialisé du destin russe. Il ne juge, ne pense et ne prophétise qu’à partir du “devenir” russe [3]. »
S’interrogeant sur la voie dans laquelle son pays pourrait s’engager après une sortie du communisme, tout à fait hypothétique en 1978, Soljenitsyne conclut que la société occidentale telle qu’il la découvre n’est pas ce qui conviendrait. De plus, le discours doit évidemment être relu à la lumière du contexte géopolitique de l’époque : la marche triomphante des régimes communistes dans le monde et ce que l’on pensait être la menace d’une guerre sino-soviétique. Son succès auprès de ceux qui s’en emparent aujourd’hui tient notamment au fait qu’il s’inscrit dans la mode de l’antimodernité[4]. Cependant, la critique de la modernité par Soljenitsyne ne peut pas être reprise sans être replacée dans les débats russes récurrents sur la question. Comment, en particulier, reprendre sa critique du juridisme en ignorant le débat actuel en Russie sur le « nihilisme juridique », qui serait propre à la tradition russe ? Il y a là matière à de passionnantes discussions, qui demandent cependant un minimum de connaissances sur la Russie – dont, en France, nous sommes hélas bien loin[5].
Et voilà que L’Incorrect, le nouveau mensuel (proche de Marion Le Pen) dont le projet idéologique et politique apparaît de plus en plus clairement, publie une photo de Soljenitsyne dans un dossier au titre significatif : « Le soleil se lève à l’Est, voyage en terres illibérales[6] ». Un sommet a été atteint lorsqu’à l’ouverture d’un grand colloque consacré à Soljenitsyne sous la Coupole, on a entendu, au nom de l’autorité du grand homme, que la démocratie libérale était dans la continuité du totalitarisme de type soviétique et qu’elle n’en différait que par les méthodes[7] ! En une phrase, tous les efforts pour comprendre la spécificité du totalitarisme étaient ruinés d’un coup.
Claude Lefort vient à point pour remettre les choses à l’endroit. Dans son essai sur L’Archipel du Goulag, il relevait bien la différence de portée des articles et déclarations de Soljenitsyne en exil depuis son expulsion et celle de L’Archipel du Goulag. Les premiers sont des opinions, L’Archipel était autre chose : « Si cette œuvre a l’extraordinaire pouvoir, dans le moment où elle paraît, de s’inscrire dans l’histoire, c’est qu’elle lève toutes les questions de notre temps sur la société et sur l’histoire – même s’il n’est pas dans son dessein de les articuler dans la « théorie » – qu’elle interpelle le siècle et bouscule tout l’édifice de ses représentations, enjoint d’ouvrir les yeux sur la grande fissure du monde moderne[8]. »
Claude Lefort a relevé d’emblée que c’était à la fois l’œuvre d’un écrivain, un « essai d’investigation littéraire », ainsi que l’œuvre se présente en sous-titre, et le fruit d’une expérience : « L’Archipel du Goulag est une œuvre conçue, écrite à l’épreuve d’une expérience, sous l’effet d’une exigence de savoir, qui tire de son auteur des pensées, lui impose un cheminement, une interrogation[9]. » Ce cheminement est celui d’un homme qui se dit lui-même moujik dans l’âme[10], réduit par le Goulag à l’état de serf. Je développerais en disant que les universités de Soljenitsyne, ce ne sont ni Harvard ni la Sorbonne, mais, après le formatage de l’école soviétique, le front, la guerre, le Goulag, l’exil dans le désert du Kazakhstan, le pavillon des cancéreux de l’hôpital de Tachkent. Comme l’a récemment déclaré sa veuve, Natalia Soljenitsyne : « Vous savez, en Occident, on le voit d’abord comme un écrivain politique, mais lui voulait surtout décrire la prison, le cancer, c’est-à-dire tout ce à quoi il avait lui-même survécu [11]. »
Soljenitsyne s’est comparé lui-même à un homme agenouillé qui, progressivement, au long de sa vie, s’est redressé de toute sa taille, à un homme qui est sorti de son mutisme forcé pour parler à pleine voix à la place des sans-voix. Comme tous ses semblables, il avait été coulé dans le moule soviétique et se demandait avec horreur quel écrivain il serait devenu s’il n’avait pas été arrêté. Sa grandeur tient précisément à son colossal effort pour s’extraire du moule, du formatage soviétique.
Littéraire, L’Archipel du Goulag fait entendre constamment la voix de quelqu’un, écrit Claude Lefort : « Une voix absolument singulière dont le timbre, la force, le rythme changent sous l’effet de l’indignation, de la douleur, de l’humour, de l’insulte[12]. » Investigation littéraire, L’Archipel est en même temps mouvement de la question et mouvement de la connaissance. Mouvement qui impose de passer par un défilé d’informations, d’observations exemplaires (au sens clinique du terme), suivant des repères historiques, sociologiques, ethnographiques, politiques, mais qui ne peut pas se diviser[13].
Et il suffit parfois à Soljenitsyne d’une formule lapidaire pour désigner le cœur du système : l’idéologie de granit[14]. C’est précisément à partir de l’investigation littéraire de Soljenitsyne dans L’Archipel que Claude Lefort a pu démonter toute la logique du système totalitaire. L’œuvre littéraire d’un écrivain authentique a un dynamisme propre, elle dépasse même son auteur, comme le lui a écrit un jour Natalia Stoliarova, une de ses grandes amies, elle aussi rescapée du Goulag, figurant parmi les personnes qui l’ont aidé à dactylographier ses œuvres, à les cacher, à les faire passer en Occident et auxquelles l’écrivain a consacré une partie de ses mémoires, Les Invisibles[15]. « Vous êtes devenu pour moi une valeur absolue avant même que nous nous soyons liés d’amitié… L’Archipel s’était empli d’une signification aussi lourde que du plomb, son envergure et sa hauteur vous avaient presque éclipsé… Rien de ce qui a été écrit chez nous après la révolution ne m’a autant bouleversée que L’Archipel. C’était comme la Russie elle-même, éventrée, effrayante, trahie par l’histoire[16]. »
Rien ne remplacera jamais la puissance évocatrice de L’Archipel.
Certes, les archives, auxquelles Soljenitsyne n’a pas eu accès, permettent peut-être aujourd’hui certaines rectifications, certains compléments, mais elles ne corrigent pas la représentation du système. Rien ne remplacera jamais la puissance évocatrice de L’Archipel. Pour une autre invisible, Elena Tchoukovskaïa, dans la mesure où il n’y a pas eu de Nuremberg du communisme, c’est ce livre qui en tient lieu[17]. Et, pouvons-nous ajouter, à défaut de camps du Goulag à faire visiter, il y a L’Archipel du Goulag. Malheureusement, force est de constater qu’aucune connaissance n’est définitivement acquise : la relecture de L’Archipel du Goulag est encore nécessaire. En particulier sous l’éclairage de Claude Lefort.
[1] - En mai 2018, le rédacteur en chef d’une revue m’a commandé un article de base pour grand public sur Soljenitsyne. Il l’a réécrit parce que je n’y avais pas mentionné le discours de Harvard et m’a proposé de cosigner !
[2] - A. Soljenitsyne, Esquisses d’exil. Le grain tombé entre les -meules, Paris, Fayard, 1998, p. 414.
[3] - Georges Nivat, Le Phénomène Soljenitsyne, Paris, Fayard, 1998, p. 99.
[4] - Pour une analyse circonstanciée, voir Alain Besançon, « Soljenitsyne à Harvard », Commentaire, n° 4, hiver 1978, p. 468-475.
[5] - On pense à un éminent politiste, qui mentionne le narodnitchestvo russe comme l’un des trois courants fondateurs du populisme contemporain. Si l’on a effectivement traduit par « populisme » le terme de narodnitchestvo, il désigne plutôt un vaste courant culturel, social et politique en Russie à la fin du xixe siècle.
[6] - L’Incorrect, n° 13, octobre 2018, p. 66.
[7] - Chantal Delsol, « Soljenitsyne : le combat antitotalitaire et la tragédie de l’alternative », intervention sous la Coupole de l’Institut de France le 19 novembre 2018, au colloque Alexandre Soljenitsyne : un écrivain en lutte avec son siècle.
[8] - Claude Lefort, Un homme en trop. Réflexions sur L’Archipel du Goulag, Paris, Seuil, 1976, p. 29.
[9] - Ibid., p. 8.
[10] - Ibid., p. 31.
[11] - Isabelle Mandraud, « Une journée dans la vie d’Alexandre Soljenitsyne », Le Monde, 10 novembre 2018.
[12] - Claude Lefort, Un homme en trop, op. cit., p. 24.
[13] - Ibid., p. 24-25.
[14] - Ibid., p. 127 et suivantes.
[15] - A. Soljenitsyne, Les Invisibles, Paris, Fayard, 1992.
[16] - Lettre inédite de Natalia Stoliarova à Alexandre Soljenitsyne (archives YH).
[17] - L’Histoire secrète de L’Archipel du Goulag, film réalisé par Jean Crépu et Nicolas Miletitch, 2008.