
Le non-anniversaire de la révolution d’Octobre
Niant les ruptures qui ont jalonné l’histoire de la Russie au siècle dernier, les autorités russes, soutenues en cela par l’Eglise orthodoxe, cherchent à écrire le récit rassurant de sa continuité, avec Vladimir Poutine en héritier des grandes figures du pouvoir autoritaire.
Au grand étonnement de la plupart des observateurs étrangers, le centième anniversaire de la révolution d’Octobre a été à peine célébré en Russie. Le parti communiste de la Fédération de Russie (Kprf) s’est rassemblé au centre de Moscou, sous une banderole portant les effigies de Lénine et de Staline, devant quelques centaines de personnes auxquelles se sont joints divers communistes et sympathisants venus de l’étranger. Puis, les dirigeants ont donné une réception à l’hôtel Renaissance Moscow Monarque. À l’initiative du parti communiste, des défilés ont également eu lieu dans plusieurs villes de Russie. Pour le reste, le 7 novembre 2017 s’est déroulé comme une journée ordinaire, sans manifestation officielle. Quand des journalistes avaient demandé au porte-parole du président Poutine, comment serait célébré cet anniversaire, il avait répondu : « Qu’y a-t-il à commémorer ? » L’événement a cependant donné lieu à des séries télévisées, plus ou moins romancées, sur la révolution et sur la guerre civile, et à diverses expositions dans des musées, qui ont touché un public relativement restreint.
Le 7 novembre était pourtant la fête centrale du calendrier soviétique, l’anniversaire de la grande révolution socialiste d’Octobre, consacré à l’événement qui, à la fois, fondait le régime et en fixait le but à atteindre, son alpha et oméga. Depuis l’effondrement de l’Urss en décembre 1991, le pouvoir russe ne sait que faire du 7 novembre et il a tenté d’y substituer deux autres fêtes nationales. D’abord, le 12 juin, commémorant l’adoption par le Parlement russe, encore dans le cadre de l’Urss, d’une « déclaration de souveraineté » destinée à affirmer l’autonomie de la Russie au sein de l’Union soviétique et parmi les quinze Républiques constituant cette dernière. La population y a vu un jour de congé supplémentaire, mais sans enregistrer à quoi il renvoyait exactement. Aussi a-t-il finalement reçu le nom de « Jour de la Russie ». Puis, à la suite de l’adoption de la Constitution qui régit actuellement la Russie, s’est ajoutée une nouvelle fête célébrée le 12 décembre, pas mieux comprise que la précédente : le « Jour de la Constitution de la Fédération de Russie [1] ». Parallèlement, l’anniversaire de la révolution a subsisté au calendrier comme fête chômée, mais, en 1996, le président Eltsine a décidé d’en changer le nom et de l’appeler désormais « Journée de l’unité et de la réconciliation ». L’oukase promulgué à cette fin précisait que cette disposition était adoptée afin de « ne plus tolérer d’antagonisme à l’avenir et dans un but d’unité et de consolidation de la société [2] ». En 2005, cette journée a été reportée au 4 novembre. Le 7 novembre est devenu un jour ordinaire.
Curieusement, ce n’est pas le centenaire de la révolution qui a provoqué des polémiques, mais un film, Matilda, sur la liaison du jeune Nicolas II avec une ballerine. Le dernier tsar ayant été canonisé, le film a été jugé blasphématoire dans une partie de l’opinion orthodoxe et des intégristes se sont bruyamment et violemment mobilisés pour interdire sa projection[3].
Que faire du passé soviétique ?
En fait, c’est tout le passé soviétique que le régime russe actuel ne sait comment traiter. Un passé qui avait fait l’objet d’une vive remise en question dans les médias et l’opinion à la faveur de la glasnost [4], conçue par Gorbatchev comme une libération contrôlée de la parole, mais dont, sous la pression de la base, les limites furent repoussées de plus en plus loin. Ainsi, en 1989, de la tribune d’une nouvelle chambre du Parlement soviétique instituée par Gorbatchev, un député a lancé un appel inouï : enterrer Lénine et graver sur les murs du bâtiment du Kgb à Moscou les noms des millions de morts victimes de la police politique[5]. Certes, il avait pris des précautions, c’était par respect pour la dernière volonté de Lénine et des souhaits de sa famille qu’il proposait de l’enterrer auprès de sa mère dans un cimetière de Saint-Pétersbourg, mais on ne pouvait s’y tromper : retirer le corps embaumé de Lénine du mausolée de la place Rouge aurait été le signe le plus fort de rupture avec le passé soviétique que l’on puisse imaginer.
Cette remise en question du passé soviétique a été un facteur déterminant de l’effondrement du régime, mais une fois celui-ci advenu, elle est restée comme suspendue. Les dirigeants de l’administration Eltsine ont sans doute été soucieux de ménager le parti communiste, encore très influent et en passe de remporter l’élection présidentielle de 1996. Les anciens dissidents soviétiques ont pour leur part appelé à un procès du communisme, à l’exemple du procès de Nuremberg, mais celui-ci étant le procès de personnes précises et non d’un système, il était difficilement transposable. Parallèlement, ont été lancées et sont régulièrement reprises des invitations au repentir, sans que soit clairement définie la conception de ce repentir. Aujourd’hui, elle semble comprise comme une sorte d’acte sacramentel qui libérerait le pays de toutes les fautes et de tous les malheurs de la période communiste. La proposition de retirer Lénine du mausolée est restée présente et régulièrement soulevée. L’Église orthodoxe, en particulier, y est favorable, sans oser insister, et l’un de ses représentants vient de déclarer qu’elle devrait faire l’objet d’un moratoire pour donner le temps de rechercher un consensus[6].
Quant à la mémoire des victimes des répressions politiques, c’est essentiellement la société civile qui s’est chargée de l’entretenir grâce à l’association Mémorial, instituée en 1989 avec le concours de l’académicien Andreï Sakharov. Son action est régulièrement contrariée par les autorités et, en 2013, comme elle reçoit des aides de l’étranger, elle a été clouée au pilori et enregistrée comme « agent de l’étranger ». C’est cette association qui, en 1990, un an avant la chute de l’Urss, a eu l’idée de faire déposer à deux pas du bâtiment du Kgb au centre de Moscou une énorme pierre transportée depuis l’île des Solovki, au nord du pays, où avait été installé le premier camp du Goulag. L’inauguration a eu lieu le 30 octobre dont, à l’époque de Brejnev, des dissidents avaient fait la « Journée des prisonniers politiques » et que des prisonniers du Goulag marquaient par une grève de la faim. De nos jours, depuis quelques années, chaque 30 octobre, des anonymes se relaient du matin au soir pour lire les noms des habitants de Moscou fusillés en 1937-1938 pendant la Grande Terreur. La pierre des Solovki et la lecture des noms, chaque 30 octobre, restent jusqu’à aujourd’hui les signes commémoratifs les plus forts des répressions soviétiques. Depuis, différents monuments et lieux de mémoire, dont un musée du Goulag à Moscou, ont été créés à travers le pays, mais dans une certaine discrétion. Pour sa part, l’Église orthodoxe a fait du champ de tir de Boutovo, à la périphérie de Moscou, où de nombreux membres du clergé ont été exécutés, un lieu spécialement consacré à la mémoire de ses innombrables martyrs.
Le 30 octobre 2017, à quelques jours du centenaire de la révolution, le président Poutine a fait un geste. En présence du patriarche Cyrille, du maire de Moscou et de quelques personnalités politiques, il a inauguré à Moscou un monument aux victimes des répressions politiques : le mur de l’Affliction, un bas-relief représentant une centaine de figures humaines. Dans son discours, il a appelé à ne pas effacer de la mémoire nationale ce terrible passé que rien ne pouvait justifier : « Nous et nos descendants devons nous rappeler la tragédie des répressions, les causes qui les ont engendrées. Mais cela ne signifie pas appeler à régler des comptes. Il ne faut pas à nouveau pousser la société jusqu’à la dangereuse limite de l’antagonisme. À présent, il importe de s’appuyer sur les valeurs de la confiance et de la stabilité. »
Cependant, un groupe d’anciens dissidents et prisonniers politiques avait appelé à ne pas assister à cette inauguration et à ne pas soutenir l’hypocrisie des autorités, qui rendaient hommage en parole aux victimes du régime soviétique, mais continuaient activement à exercer des répressions politiques et à réprimer les libertés civiles[7]. Le mois précédent, le ministre de la Culture avait inauguré un buste de Staline dans une allée où figurent tous les dirigeants qui se sont succédé à la tête du pays…
Enfin, à l’occasion du centenaire de la création de la police politique (le 20 décembre 1917), d’où sont issus le Kgb et l’actuel Fsb, le chef de ce dernier a affirmé que, lors des purges staliniennes de la période 1933-1939, un nombre significatif d’affaires avait été ouvert pour des raisons objectives. Il semble que l’on n’avait jamais entendu une telle affirmation de la part d’un dirigeant officiel depuis la déstalinisation de 1956.
Vladimir Poutine ménage les nostalgiques de l’Urss et considère que la diabolisation de Staline est une attaque contre la Russie, mais il ne méconnaît pas les exactions qui ont accompagné et suivi la révolution et se demande si la puissance soviétique n’aurait pas pu être édifiée autrement : « N’aurait-il pas été possible de se développer sans passer par la révolution, mais en suivant un chemin évolutif ? Non au prix de la destruction des structures étatiques, de l’écrasement impitoyable de millions de destinées humaines, mais selon un mouvement en avant progressif [8] ? »
Vladimir Poutine et son entourage associent au processus révolutionnaire les « révolutions de couleurs » qui, à la suite de la contestation des élections, ont notamment abouti au renversement du pouvoir en Géorgie et deux fois en Ukraine. La hantise d’une telle révolution pèse sur le régime actuel.
Le 4 novembre, nouvelle fête nationale
Que célèbre donc désormais la nouvelle fête nationale du 4 novembre, tenue pour la première fois en 2005, sous le nom de « Journée de l’unité du peuple » ?
C’est le Conseil interreligieux de Russie, réunissant les représentants de la plupart des religions du pays, qui a suggéré cette date, manifestement à l’instigation du métropolite Cyrille, qui devait devenir patriarche de l’Église orthodoxe russe en 2009. Cette date se rapporte à un événement qui a mis fin aux « Temps des troubles », une période de chaos dans l’histoire russe du xviie siècle. Le dernier tsar était mort sans descendants, des imposteurs briguaient le trône avec le soutien de la Suède et de la Pologne, la famine ravageait le pays. Les boyards avaient fait appel aux Polonais et tentaient d’installer sur le trône le fils du roi de Pologne. Les armées polonaises allèrent jusqu’à occuper le Kremlin. C’est alors que deux habitants de Nijny-Novgorod, Minine, un marchand, et Pojarski, un noble, marchant de ville en ville, rassemblèrent une milice qui délivra le Kremlin le 4 novembre 1612, jour où l’Église orthodoxe russe fête l’icône de Notre-Dame-de-Kazan. Le métropolite Cyrille fit le commentaire suivant : « L’ennemi était installé au Kremlin, le pays n’existait plus. Il y avait des crimes, des heurts entre les différents clans de boyards et le peuple s’est levé de cet abîme de perdition grâce à une initiative civique. Ne peut-il y avoir de plus beau symbole de l’achèvement du Temps des troubles [9] ? »
Au Conseil interreligieux, on ajouta que Minine et Pojarski n’avaient pas rallié seulement des Russes, mais aussi des Tatars, des Bachkirs, des Tchérémisses, à savoir des membres des différentes ethnies non russes de la moyenne Volga. Le métropolite Cyrille acheva d’expliciter le sens contemporain de la fête en mettant en parallèle le Temps des troubles et les années 1990.
La référence au Temps des troubles était alors récurrente dans le discours politique russe, notamment celui des partisans de Poutine. Les années 1990, ce sont les années Eltsine, présentées par les médias et ressenties par une grande partie de l’opinion comme une période de chaos, de luttes de clans et d’accaparement des richesses économiques par des hommes d’affaires (les « oligarques »). Il est ainsi suggéré que, de nos jours, c’est Poutine qui a mis fin au nouveau Temps des troubles. Par la suite, selon le prélat devenu patriarche, cet anniversaire devait de nos jours inspirer la défense des valeurs spirituelles et morales de la Russie : « Nous assistons à nouveau à des actes d’hostilité visant la subversion de nos valeurs spirituelles et l’affaiblissement de l’État. Nous constatons à nouveau le trouble des esprits, le renoncement d’une partie de la société à sa propre dignité nationale, la recherche de “sauveurs” à l’extérieur des frontières de la Russie. […] L’unité doit être fondée sur la fidélité à nos traditions spirituelles et morales. »
Sous le signe de la continuité
Le 4 novembre 2016, les dirigeants russes, ne pouvant plus se rendre à Kiev par suite de la guerre avec l’Ukraine, ont inauguré en face du Kremlin une gigantesque statue du prince Vladimir, le souverain qui fit baptiser la population de Kiev en 988. Il leur fallait certainement afficher de la sorte que le roman national avait le prince Vladimir pour premier héros.
Nous n’entrerons pas ici dans le débat houleux opposant deux historiographies, la russe et l’ukrainienne. Selon la première, l’histoire russe commence à Kiev vers le ixe siècle et se poursuit à Moscou à partir du xive siècle. Selon la seconde, ce n’est qu’à Moscou et au xive siècle que commence l’histoire russe, la continuité politique de l’histoire ukrainienne tenant à celle de son territoire, du ixe siècle à nos jours, à travers des dominations successives, lituanienne, polonaise, autrichienne, russe et soviétique, jusqu’à l’indépendance en 1991[10].
Ainsi, doit également s’expliquer la passe d’armes à laquelle on a assisté entre les présidents Macron et Poutine à Versailles le 29 mai 2017. Ce dernier avait été invité à inaugurer une exposition consacrée à Pierre le Grand, en souvenir de la visite du tsar en France il y a trois cents ans. Dans la période qui a suivi sa première élection à la présidence de la Russie, en 2000, Vladimir Poutine présentait comme son modèle ce tsar qui avait « ouvert une fenêtre sur l’Europe » et entrepris de moderniser radicalement le pays. En 2017, Vladimir Poutine tourne son regard plus loin dans l’histoire : faisant remonter les relations franco-russes au mariage d’Anne de Kiev avec le roi Henri Ier au xie siècle, il revendique pour la Russie la postérité de cette reine de France !
Alors que l’histoire russe est marquée par une série de ruptures radicales, c’est au contraire sous l’angle de la continuité qu’elle est révisée. Il est frappant de voir comment les institutions de la Russie actuelle sont soucieuses d’afficher l’ancienneté de leurs origines par des galeries de portraits de ministres, de gouverneurs, de présidents de tribunaux. Ainsi, le site internet du ministère de l’Intérieur affiche les portraits de tous les ministres de l’Intérieur, du prince Kotchoubeï en 1802 jusqu’au ministre actuel, en passant par les commissaires du peuple Yagoda, Ejov et Beria, grands ordonnateurs de la terreur stalinienne.
Vladimir Poutine continue à inscrire ses pas dans ceux d’anciens dirigeants de l’empire. Dernièrement, il a inauguré en Crimée une pesante statue du tsar Alexandre III en se félicitant de ce que ce souverain « défendait ouvertement et sans ambages les intérêts de la Russie » et promouvait un État fort, s’appuyant sur la puissance économique et militaire et les traditions nationales[11]. Alexandre III est aussi connu comme le tsar qui a mis fin aux réformes libérales de son père Alexandre II, mais le président s’est abstenu de dire ce qu’il en pensait.
Le roman national
Depuis plusieurs années, l’Église orthodoxe s’attache à mettre en scène le roman national dans des expositions montées à travers le pays. Depuis 2013, quatre d’entre elles ont été inaugurées chaque 4 novembre dans la grande salle du Manège, à côté du Kremlin, sous le titre général « La Russie orthodoxe, mon histoire » (rebaptisées rétroactivement « La Russie, mon histoire »), et consacrées successivement aux Rurikovitch, la première dynastie régnante, aux Romanov, puis à la période 1914-1945 une exposition intitulée « Depuis les grands bouleversements [12] jusqu’à la Grande Victoire », et enfin une autre à la période 1945-2016. Ces expositions ont été organisées par l’archimandrite Tikhone (Chevkounov), secrétaire du Conseil patriarcal pour la culture, devenu depuis l’un des évêques auxiliaires de Moscou. Selon une rumeur persistante qu’il dément, il serait confesseur de Vladimir Poutine, auquel il a manifestement accès. On voit en lui un représentant de la tendance la plus conservatrice de l’Église orthodoxe. Ayant fait des études de cinéma, il est rompu à l’usage du multimédia et de l’interactivité, largement utilisés dans ces expositions. Il s’était fait connaître par un film, la Chute d’un empire : la leçon de Byzance[13], qui exaltait la grandeur de Byzance : une civilisation reposant sur des valeurs propres, un pouvoir fort et centralisé, un peuple lui faisant confiance et unifié par la religion orthodoxe ; il montrait aussi la raison de la chute, la volonté d’une partie de l’élite de mimer un Occident hostile. Assez grossièrement manipulée, l’histoire n’était qu’une parabole sur la Russie contemporaine. La même thèse affleure aussi dans les expositions.
Cette année, l’exposition ouverte pour le « Jour de l’unité du peuple » s’intitulait « La Russie tendue vers l’avenir », et elle avait été préparée sous la houlette d’institutions publiques : « Exposition-événement, exposition-découverte. Destinée à faire la démonstration du potentiel intellectuel, économique et scientifique de la Russie, l’une des plus grandes puissances mondiales, à laquelle un monde changeant à toute allure lance des défis toujours nouveaux, parfois menaçants et inattendus[14]. » Vladimir Poutine l’a inaugurée le 4 novembre 2017 en présence du Patriarche, des chefs des autres religions et du maire de Moscou.
L’anniversaire de la Victoire
Finalement, ce n’est pas le 4 novembre qui a pris la place centrale dans le calendrier, mais le 9 mai[15], anniversaire de la Victoire de 1945 à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, appelée « Grande Guerre patriotique ». Dans les années qui ont suivi la chute de l’Urss, il se déroulait sans défilé militaire, mais celui-ci n’a pas tardé à réapparaître. Sa célébration n’a cessé de prendre de l’ampleur et elle a revêtu un faste particulier en 2005, celle du 60e anniversaire. La Victoire est devenue l’apogée de l’histoire russe contemporaine, et pas seulement russe, l’exploit justifiant tous les sacrifices consentis par le peuple et fixant la place que la Russie doit occuper dans le monde : l’événement légitime en effet le pouvoir russe et, en conséquence, celui de Vladimir Poutine. Cette vision est incompatible avec celle qui prédomine dans les pays de l’Est européen, selon laquelle une occupation a été remplacée par une autre. Elle explique le ressentiment manifesté par les autorités et entretenu par les médias à l’égard de l’Occident, accusé de sous-estimer la portée de la victoire russe, de tenter de dépouiller la Russie de sa victoire. Le 70e anniversaire, en 2015, devait à nouveau magnifier la grandeur russe, malgré, cette fois, l’absence sur la place Rouge des leaders occidentaux, qui voulaient marquer leur opposition à l’annexion de la Crimée.
Le ressassement de la « grande guerre patriotique » et de « la victoire sacrée » cimente la fierté nationale tout en consolidant un sentiment indispensable au mode de gouvernance autoritaire de Poutine : celui d’être à la fois une forteresse assiégée par les ennemis et le dernier rempart contre le mal – des rôles désormais joués par les alliés d’antan, les États-Unis et, dans une moindre mesure, l’Europe[16].
La commémoration de la victoire de 1945 s’est accompagnée depuis une dizaine d’années de la diffusion d’un ruban à raies noires et orange lié à une médaille militaire instituée pendant la guerre et renvoyant à des décorations de la période impériale. Elle est destinée à être portée le 9 mai, mais il est courant de l’exposer toute l’année, par exemple suspendue à l’intérieur de sa voiture, pour montrer son patriotisme.
Plus récemment, s’est développée une autre initiative : le « Régiment immortel », en hommage aux anciens combattants. Les gens sont invités à défiler le 9 mai dans les différentes villes du pays en brandissant le portrait d’un parent ayant combattu pendant la dernière guerre. Ils le font par dizaines ou centaines de milliers, emmenés à Moscou par Vladimir Poutine le 9 mai 2016, brandissant le portrait de son père. Au départ, il s’agit d’un bel acte de mémoire dans un pays si touché par la guerre. Cependant, selon les habitudes soviétiques, l’école a fait de la participation à l’événement une obligation qui le prive de spontanéité.
Le précédent brejnévien
Ce déplacement d’accent mémoriel de la révolution de 1917 à la victoire de 1945 a un précédent[17] : il a commencé dès la venue de Brejnev au pouvoir en 1965. C’est Brejnev qui a fait du 9 mai un jour chômé : il ne l’était pas auparavant. C’est lui qui a institué un défilé militaire ce jour-là. Ce passage de relais a été marqué par un rite symbolique : en 1967, Brejnev a inauguré la tombe du soldat inconnu au pied du mur du Kremlin et il a animé la flamme avec un flambeau apporté de Leningrad par un héros de l’Union soviétique, qui l’avait allumé au mémorial des héros de la Révolution sur le Champ-de-Mars. Les hommes qui dirigeaient l’Urss à l’époque n’avaient pas participé à la Révolution, mais ils avaient participé à la guerre, ce qui légitimait leur pouvoir.
L’exaltation de la Victoire avait peut-être pour objet de permettre à l’équipe Brejnev de mettre fin à la déstalinisation khrouchtchévienne[18], qui les inquiétait. C’est en effet à l’occasion du 20e anniversaire de la victoire, en 1965, que Brejnev prononça un discours au cours duquel il fit acclamer le nom de Staline. Non seulement la dénonciation des crimes de Staline cessa, mais commença sa réhabilitation feutrée. Le même lien s’établit aujourd’hui, dans une relation inverse : la glorification de la victoire conduit à mettre en sourdine la dénonciation du stalinisme. De la sorte, si une partie de la population conserve la nostalgie de Staline, les autorités ne la combattent pas. Et elles s’opposent violemment à ce que l’on puisse mettre sur le même pied nazisme et stalinisme. Mais, aujourd’hui comme à l’époque de Brejnev, on assiste à la même militarisation de l’éducation patriotique des écoliers, notamment par des jeux militaires.
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Le 7 novembre est-il destiné à rester à jamais dans un recoin de l’histoire russe ? « La Russie est coutumière de zigzags politiques et idéologiques et son histoire n’est pas encore stabilisée », constate le slaviste français Michel Niqueux[19]. Le roman national ne peut-il encore évoluer, même sous la présidence de Vladimir Poutine, qui, à notre avis, n’est ni un idéologue ni un stratège, mais un tacticien et un pragmatique capable de se saisir des événements au vol ? Ne conviendra-t-il pas de l’infléchir dans un sens ou un autre quand l’enthousiasme patriotique suscité par l’annexion de la Crimée sera retombé ? Est-on bien sûr que la révolution de 1917 soit une cause de discorde dans la société russe, du moins tant qu’elle est enregistrée comme un événement parmi d’autres, même sans en occulter les violences ? La difficulté survient dès que l’on tente d’en faire une véritable analyse politique[20], qui aurait des conséquences pour le régime et impliquerait la révision de plus d’un mythe national. Dans le chaos du paysage mental actuel, où l’histoire a déposé une série de strates qui se superposent, coexistent, s’entremêlent, la société n’est pas prête à une telle analyse sans un profond travail de mémoire préalable, entamé sous la perestroïka, puis relégué, quand il n’est pas entravé, voire combattu, par le pouvoir actuel.
[1] Chômée depuis son institution en 1994 jusqu’en 2004.
[2] Oukase no 1537 du 7 novembre 1996.
[3] Voir Pierre Avril, « En Russie, l’inquiétant essor des “talibans orthodoxes” », Le Figaro, 19 septembre 2017.
[4] Littéralement, le mot signifie « publicité », au sens où l’on parle par exemple de la publicité, du caractère public, d’un procès. On a généralement traduit par « transparence ».
[5] Intervention de Iouri Kariakine, le 2 juin 1989.
[6] Alexandre Chtchipkov, vice-président du département du Patriarcat de Moscou chargé des relations avec la société et les médias, Interfax, 10 novembre 2017.
[7] Pétition datée du 30 octobre 2017, diffusée sur divers sites internet en Russie. Et, pendant ce temps-là, restait incarcéré sous le coup d’une affaire manifestement fabriquée de toutes pièces un membre de Mémorial qui tentait de mettre au jour des fosses communes où avaient été jetées des milliers de victimes de la Grande Terreur.
[8] Déclaration de Vladimir Poutine à une rencontre du Club du Valdaï, 19 octobre 2017.
[9] Le 28 octobre 2014 (www.newsru.com).
[10] La thèse de l’historiographie ukrainienne, formulée pour la première fois par Mikhaïlo Hruchevski (Grouchevski), a été contestée par tous les historiens russes, sauf Aleksei Aleksandrovitch Chakhmatov et Aleksander E. Presniakov. Mais Pavel Milioukov faisait commencer l’histoire russe à Moscou.
[11] Site présidentiel www.kremlin.ru, 18 novembre 2017.
[12] Référence à une apostrophe lancée par Piotr Stolypine, Premier ministre de Nicolas II, aux députés de gauche à la Douma en 1907 : « Vous voulez de grands bouleversements, moi, je veux une grande Russie. »
[13] Irène Semenoff-Tian-Chansky-Baïdine, « Le film de l’archimandrite Tikhon (Chevkounov), la Chute d’un empire : la leçon de Byzance (2008). Une double manipulation des images de Byzance et de la Russie d’aujourd’hui », La Revue russe, no 37, 2011, p. 99-111.
[14] Site internet de l’exposition.
[15] La capitulation allemande a été signée dans la nuit du 8 au 9 mai 1945 : le 8 mai à Berlin, mais déjà le 9 mai à Moscou en fonction du décalage horaire.
[16] Selon le journaliste Konstantin Egert, cité dans Veronika Dorman, « 9 mai 1945, la mémoire russe manipulée », Libération, 8 mai 2015.
[17] Selon la politologue Maria Snegovaïa, « Où est passée la révolution d’Octobre et pourquoi est-elle sortie de la mémoire du peuple ? », www.colta.ru, 21 novembre 2017.
[18] Ibid.
[19] Michel Niqueux, l’Occident vu de Russie. Anthologie de la pensée russe de Karamzine à Poutine, Paris, Institut d’études slaves, 2016, p. 746.
[20] Gleb Pavlovski, « La Russie n’a pas tiré les leçons de la révolution de 1917 », actualcomment.ru, 7 novembre 1917.