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Alexandre Soljenitsyne depuis un train à Vladivostok, à l’été 1994, avant de partir pour un voyage à travers la Russie. Photo de Mikhail Evstafiev
Alexandre Soljenitsyne depuis un train à Vladivostok, à l'été 1994, avant de partir pour un voyage à travers la Russie. Photo de Mikhail Evstafiev
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Soljenitsyne : le lutteur est parti, l’écrivain reste

L’écrivain et le lutteur ont marqué le dernier tiers du XXe siècle de façon indiscutable. Son apparition fut foudroyante, éblouissante : depuis longtemps la Russie n’avait plus connu une telle énergie, une telle jubilation dans la bataille, un tel appétit de vérité.

C’est un phare, plein de fraîcheur d’âme, plein d’allant, de jeunesse, de bonheur. Nous avions oublié que de pareilles gens existent. Ses yeux sont comme des pierres précieuses.

L’éloge est d’Anna Akhmatova après sa première rencontre avec l’auteur d’Une journée d’Ivan Denissovitch, et c’est Lydia Tchoukovskaïa qui le rapporte dans ses Entretiens avec Anna Akhmatova.

Oh, Lydia Kornéevna, si vous aviez vu cet homme ! il est inimaginable. Il faut l’avoir vu pour le comprendre vraiment.

Akhmatova était à Moscou en visite chez des amis lorsqu’Une journée d’Ivan Denissovitch parut dans Novy mir. Elle déclare à son amie Lydia :

Je ne repartirai pas pour Leningrad tant que je n’aurai pas le no 11 de Novy mir entre les mains. Je veux m’assurer que nous sommes bien entrés dans une ère nouvelle.

Un amour blessé

L’ère Soljenitsyne… Il a plus marqué son temps que Khrouchtchev ou Brejnev, c’est par lui que l’on désignera ce renouveau de la vie russe, avant et après son expulsion de Russie sur ordre du Comité central, avant et après la publication de l’Archipel du Goulag, et jusqu’à l’écroulement du communisme soviétique, dont il fut, sans nul doute, un des grands acteurs. Le lutteur a profondément marqué l’écrivain, l’un n’est pas séparable de l’autre. Comme pour Cicéron, comme pour Herzen, il y a le lutteur dans l’écrivain. Il y a cette humeur batailleuse qui, longtemps, lui a conféré la juvénilité qu’admirait Anna Akhmatova. Dès sa deuxième publication dans Novy mir, la grande poétesse disait à Lydia Kornéevna :

Je l’aime encore plus que dans son premier livre qui m’avait stupéfiée par son audace, son sujet et sa maîtrise littéraire. Dans la Maison de Matriona, on discerne un grand artiste, un écrivain qui a le sens de l’humain et qui nous restitue notre langue maternelle, un homme qui aime la Russie d’un amour mortellement blessé, comme dirait Blok.

Bien sûr la longue existence de Soljenitsyne, son intransigeance avec soi-même et avec les autres ont semé sur son chemin de nombreux malentendus, et plus encore de malveillance. Le profil de « starets » du vieil homme de ses dernières années nous a fait oublier l’athlète bondissant à son apparition sur la scène littéraire et politique du monde. Assurément, il n’est pas irréprochable, au long de son immense « apostolat » ses convictions ont pu prendre avec l’âge un penchant aux jugements péremptoires, et surtout aux diagnostics impitoyables. Il a pu évoluer vers une certaine surdité aux autres, alors que dans son Premier cercle, il est de manière jubilatoire, un des grands recréateurs du dialogue européen, ce dialogue qui s’était arrêté sur celui de Naphta et Settembrini chez Thomas Mann. Mais il le reprenait dans un contexte, ô combien différent, non plus le sanatorium de la Montagne magique, mais la prison de la charachka où séjournent les savants bagnards entre deux camps de la mort.

L’échec et la beauté

« L’éveil de la conscience russe commence par la confession », écrivait Herzen, dans un passage que Lydia Kornéevna lisait souvent à son amie Anna Andréevna. L’Archipel du Goulag est un mélange de confession personnelle, de rire purificateur contre le Grand mensonge, de prière pour les suppliciés. On aura beau répéter que « tout cela était déjà connu », il n’en restera pas moins que non ! c’est l’Archipel qui nous a conduits dans cet enfer du bagne créé par l’utopie. L’Archipel, brûlante confession autant que grandiose acte d’accusation.

Que la Roue rouge ait été, en définitive, un « génial échec » n’enlève rien à l’immensité romanesque de ce texte si novateur à tant d’égards, si riche de regards qui s’entrecroisent et se pénètrent, de pauses poétiques diurnes et nocturnes, de dialogues de l’homme avec le cosmos et avec sa propre déraison. La Roue rouge reste une mine inexplorée. Sans doute l’immensité de son souffle défie les poumons du lecteur contemporain, et peut-être le livre est-il écrit pour un lecteur en voie d’extinction. Cela n’enlève rien à l’entreprise. Et « l’échec » dont j’ai parlé, cet échec teinté de mélancolie du chercheur qui n’a pas trouvé la vérité et de l’arpenteur qui pose en vain de nouveaux jalons, cet échec est plutôt un élément de beauté. Non, nous ne saurons pas exactement quand, où, comment la Russie, sa Russie a versé dans la déraison, pour finalement se lancer dans une guerre civile contre soi-même qui risquait de lui être fatale, et dont elle n’est pas remise en ce début de xxie siècle.

N’oublions pas que cette vaste quête se fait sans l’aide du père. Il n’y a pas de père dans cette mosaïque romanesque, et il ne peut y en avoir : dans les romans de Dostoïevski, les pères étaient dérisoires, ou substitutifs, ou haïs, mais au moins il y avait contre qui s’insurger. Il n’y en a pas ici, d’abord parce que Soljenitsyne n’en a pas eu, ensuite parce que la Russie s’est retrouvée sans père dans la guerre qu’elle a menée contre soi. Le personnage de Varsonofiev l’Astrologue n’est qu’un pâle substitut de père, une tentative touchante pour donner à la saga déboussolée de ces 6 600 pages une orientation qu’elle a perdue, à jamais. La Roue rouge, à jamais, déboule sur nous, inachevée – il n’en est plus maître.

D’autres grands créateurs ont donné leur traduction de la Catastrophe russe au xxe siècle. Ce sont Chalamov et la poétique de ses Récits de la Kolyma, poétique glaciale, où le fragment contient le tout, Alexandre Zinoviev et son écriture obsédante de la redite, son kitsch de la déréalité d’un monde fait de leurres idéologiques, Vassili Grossman, dont la tentative de restauration de la bonté humaine a quelque chose d’émouvant et d’appliqué. Et, bien avant eux, c’est le Requiem d’Anna Akhmatova, qui a la teneur mystérieuse d’un texte liturgique :

Que le drap noir recouvre
ce qui est accompli
Et qu’on emporte les lanternes,
c’est la nuit.

Ce n’est pas la nuit dans l’œuvre de Soljenitsyne, c’est le jour naissant, c’est le jour bondissant. « Un fragment de grandeur éternelle – avant nous, après nous », dit Véra en regardant la Néva un matin d’avril 1917. Mais ce fragment d’Éternel, les centaines d’acteurs de la Roue rouge sont bien peu à l’apercevoir. Et l’auteur lui-même a du mal à le repérer… Comme son héroïne Zina, il court de glaçon en glaçon, au milieu d’une immense débâcle. Et cette course du lutteur contre l’échec a sa beauté inimitable.

  • 1.

    Ce texte est la conclusion d’un nouveau livre de Georges Nivat intitulé le Phénomène Soljenitsyne, qui doit paraître aux éditions Fayard, début janvier 2009.

Georges Nivat

Historien des idées et slavisant, traducteur spécialiste du monde russe.

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