Les traces laissées par le passage de Michel de Certeau (1925-1986) à la revue Esprit laissent deviner quelques-uns des chemins de traverse que cet infatigable voyageur a empruntés. Les relire aujourd’hui, en complément du dossier « L’amour des marges. Autour de Michel de Certeau », permet de prendre la mesure de sa lucidité et de son actualité.
La faiblesse de croire
Michel de Certeau publie d’abord dans la revue Esprit un cycle d’articles consacrés à la place du croyant dans le monde moderne, plus précisément dans un contexte de désenchantement du savoir religieux et de crise de la prédication. Il fait le diagnostic, après Ézéchiel, selon lequel l’esprit s’est exilé. Faisant le constat d’un discrédit des autorités, contestées ou réduites à de l’utilitaire, il souligne néanmoins que l’abstention, voire la violence, contre les institutions manifeste « un refus de l’insignifiance », c’est-à-dire « la volonté d’organiser la vie en fonction des raisons de vivre ».
Dans « La faiblesse de croire » (Esprit, avril-mai 1977, repris dans La Faiblesse de croire [1987], texte établi et présenté par Luce Giard, Paris, Seuil, 2003), Michel de Certeau analyse le destin de la foi chrétienne après l’Église. Que devient le discours chrétien lorsque le corps ecclésial sur lequel il s’articule se trouve disséminé en une multiplicité de communautés charismatiques ? Comme dans d’autres textes, Certeau retourne la faiblesse en force, l’inquiétude en passion et l’incertitude en raison de vivre : « être croyant, c’est vouloir être croyant ».
Le jeu de l’autre
Avec les événements de Mai 1968, Michel de Certeau se rend attentif aux bouleversements qui affectent les rapports du savoir et du pouvoir, explore les pratiques culturelles des groupes minoritaires (populaires ou immigrés), réfléchit au rôle de l’université et s’aventure sur le terrain philosophique.
En octobre 1978, Esprit publie notamment « Une culture très ordinaire », qui sert d’introduction à L’Invention du quotidien (t. I : Arts de faire [1980], édition établie et présentée Luce Giard, Paris, Gallimard, 1990). Dans cet essai « dédié à l’homme ordinaire », Michel de Certeau pose les fondements de son maître ouvrage sur les cultures populaires, allant chercher chez Wittgenstein « une épure philosophique à une science contemporaine de l’ordinaire » et dans la mètis (l’intelligence pratique des Grecs anciens) la préfiguration des tactiques par lesquelles les groupes minoritaires jouent/déjouent « le jeu de l’autre ». Il applique également ce schéma des tactiques populaires à l’expérience de l’immigration, ainsi qu’à celle des usagers du Centre Pompidou.
Dans « La folie de la vision » (Esprit, juin 1982), une lecture de Le visible et l’invisible de Maurice Merleau-Ponty (1964), Michel de Certeau insiste sur la dimension de « foi perceptive » dans la vision, folle à bien des égards, et qui ouvre la philosophie à l’expérience littéraire, celle qui « trace dans la langue l’insensé de la vision ».
Une âme vagabonde
En février 1986, alors que Michel de Certeau vient de mourir, la revue Esprit publie le discours prononcé à son enterrement par son ami, le philosophe et théologien Stanislas Breton, ainsi qu’un cantique spirituel de Jean-Joseph Surin, qui vaut comme « mémorial » de Certeau, tant le mystique et l’historien partageaient une même « âme vagabonde ».
Plusieurs articles et tables rondes viennent ensuite souffler sur les braises des « feux persistants » de Michel de Certeau, prenant la mesure de la vivacité, de la lucidité et de la radicalité de son œuvre, ainsi que des aléas de sa réception française et internationale. En mars-avril 2016, « La quête de Michel de Certeau », de l’historienne canadienne Natalie Zemon Davis, présente le parcours de Michel de Certeau, son désir de Dieu autant que son exploration de la vie créative sur les marges de la société.