Ivan Illich
(1926-2002)
Dans les lointaines années 1970, un essayiste, un pamphlétaire, un lanceur d'idées et surtout un critique de la société industrielle travaillait dans une sorte de cabane dans un village paysan du Mexique et en sortait, une ou deux fois l'an, pour faire le tour du monde, secouer les idées reçues des gens en place, prononcer quelques conférences magistrales dans des lieux prestigieux dans une des demi-douzaines de langues qu'il dominait parfaitement, et même, parfois, dans l'une ou l'autre de celles que, sans les maîtriser, il n'ignorait pas. Ses voyages ainsi financés, il se donnait le luxe d'être présent en toute humilité et gratuité au milieu de petits groupes de fidèles ici et là.
Voici, dans les grandes lignes, la manière dont Ivan Illich a été lu et présenté en France. Ses idées — les fameuses « thèses d'Illich » sur les outils et les institutions de la société industrielle et leur contre-productivité — y ont été amplement débattues.
Il existait pourtant aussi un autre Ivan Illich, moins connu en France, philosophe itinérant faisant sporadiquement escale pour un demi-semestre annuel dans une université allemande (Brême) et une université américaine (Penn State). Ivan y menait ses conversations avec un petit groupe de commensaux et écrivait des ouvrages savants, parfois en allemand, sur des thèmes peu familiers aux lecteurs d'Illich tels que l'histoire du corps, l'hexis du regard, la différence radicale entre l'oralité et la culture écrite ou la construction sociale de fétiches publics tels que « la vie » — ou la « vie substantive ». Le tournant du premier au second Illich se serait produit vers 1980, date à laquelle Ivan Illich situe par ailleurs un « changement d'époque » majeur.
Les « pamphlets » d'Illich sur la contre-productivité des écoles, des autoroutes et des hôpitaux sont en fait des premières dans l'exploration d'un paysage critique très original et radical, distant à la fois de la critique écologique courante (limiter pour survivre) et du catastrophisme (donner d'ores et déjà poids à la réalité du « pas encore » par essence inconnue appelé « futur »). Dans ce « paysage », il ne s'agit pas de « limiter pour survivre » mais de se limiter pour mieux vivre maintenant. Il faut insister sur son originalité : alors que les schèmes hérités du Club de Rome, de l'écologie et de la climatologie semblent déplorer les limites aux plaisirs de la consommation industrielle que semble exiger la nature, les limites que propose Illich sont au contraire nécessaires pour définir ce domaine du bien-vivre qu'il appelait la convivialité.
Très tôt, en 1967, Esprit publie des textes d'Ivan Illich et contribue à le faire connaître, mais aussi à le publier aux éditions du Seuil. D'autres revues, comme Les Temps Modernes, lui ouvrent leurs colonnes et favorisent la discussion de ses thèses. Ses premiers ouvrages sont des succès de librairie et offrent d'innombrables citations à des militants de gauche et d'extrême gauche non marxistes, pour dénoncer le système productiviste et œuvrer à plus d'autonomie.
Les pensées de l'inclassable Ivan Illich vivent encore, nourrissent nos discussions sur le devenir du livre, la langue informatique, la nouvelle culture du regard, la désincarnation du corps, la critique radicale de la notion de « besoin » et tant d'autres sujets qui font notre actualité.
Extraits de « Monument ou chantier ? L’héritage intellectuel d’Ivan Illich (1926-2002) », Jean Robert et Thierry Paquot, Esprit n°367, août-septembre 2010, pp.116-124.
Bibliographie
Actualité d’Ivan Illich, Esprit, août-septembre 2010
La corruption du meilleur engendre le pire, entretiens avec David Caylay, Paris, Actes Sud, 2007
Œuvres Complètes, Tome II (Le Chômage créateur - Le Travail fantôme - Le Genre vernaculaire - H2O, les eaux de l'oubli - Du lisible au visible - Dans le miroir du passé), Paris, Fayard, 2005
Œuvres Complètes, Tome I (Libérer l'avenir - Une société sans école - La Convivialité - Némésis médicale - Énergie et équité), Paris, Fayard, 2004
La perte des sens, Paris, Fayard, 2004