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Notes de lecture

Dans le même numéro

Laisser partir de Philippe Bataille

janv./févr. 2020

Je pensais que le dernier supplice officiel dans notre pays, exposé sur la place publique et accepté dans un vaste consensus flou par la majorité des consciences du temps, était celui de Damiens le régicide, qui eut lieu en 1757 – les analyses de Michel Foucault sont devenues classiques. Mais en lisant ce dernier livre de ­Philippe Bataille, j’ai réalisé à quel point les malades de tous âges et sexes, victimes d’accidents tels qu’ils ou elles sont devenus tétraplégiques – troncs d’arbres morts avec seulement la faible circulation d’une sève minimale injectée par les machines médicales actuelles – pouvaient, à partir du moment où leur conscience restait en éveil, souffrir.

Une souffrance physique extrême et spécifique dont toute expression est empêchée par l’inertie d’une chair devenue seulement matière, dont tout signe de vie vivante s’est absenté, et qui transforme le sens du temps à venir en abîme du présent. Quand on souffre en effet, la seconde qui suit est sans fin, et de cette drôle d’éternité du présent devenu gouffre, seul un hurlement pourrait rendre compte. Mais ici toute expression du souffrir, cet élan ­tellement humain à bouger, crier quand ça va mal, faire signe, tout cela est comme ravalé, dévoré au centre d’un corps emmuré en lui-même, devenu bloc échoué sur un lit. L’inertie physique fait de la subjectivité corporelle un espace tellement découvert, plus que nu, ouvert, percé de seringues, manié, retourné, lavé, sans la protection de soi-même, dans une humiliation radicale souvent consciente qui relève de l’enfance absolue… Le «  moi  », qui me tenait compagnie en temps normal, est pris dans les limbes d’une torture inimaginable, sans le mot. Comme toute torture ­institutionnalisée, elle est mise en œuvre avec tout ce ­qu’implique comme méthodologie et technologie brillante et performante cette institution quasi régalienne, dans sa majesté sociologique, qu’est l’hôpital et, derrière lui, l’institution et toute la culture médicales de l’époque… Ce qui entraîne l’effacement du mot derrière celui de martyre, au mieux, et dont seuls les proches se souviennent.

Cette cruauté de fait, qui tient à une situation et non à une intention, est déniée sous la triple épaisseur sémiologique du juridique, des convictions déontologiques nobles des acteurs et de toute une histoire culturelle : les lois sont artistes de leurs mots, comme celui de «  sédation  », qui ouvre sa béance molle et discordante de salut. Les convictions déontologiques professionnelles du monde du soin autour du corps emmuré, dont l’immense point commun ici est la bien-portance, comme le serment d’Hippocrate, jouent leur partie en amont même de toute appartenance religieuse militante ou autre… La beauté des grandes valeurs, proclamées mains bien lavées sur le cœur, peuvent parfois, pas toujours, servir de noble leurre contre la possibilité dérangeante d’un choix possible ici et maintenant. Elles conduisent en plus à rendre inconsistante et périphérique la réalité d’une situation de torture instituée et mécanisée : c’est pour sauver le principe et les grandes valeurs posées «  à jamais  » et «  pour toujours  » qu’on tue ici et maintenant en gardant en vie, ou plutôt en sauvant seulement la violence extrême d’une douleur condamnée à l’éternité de son in-expression, cette torture en plus du silence comme dernier bâillon.

Le statut de la souffrance du patient dans notre culture a une histoire : ­l’historien Jean-Pierre Peter avait rappelé la résistance des grands chirurgiens à la fin du xixe siècle à l’anesthésie du patient pendant l’opération, comme si, pour ces grands notables de l’époque, leur performance opératoire était plus banale, moins brillante, plus fade à vivre, sans la souffrance de l’opéré pendant l’acte[1]. Comme un chef d’orchestre privé de ses trompettes hurlantes. L’histoire des anesthésies pendant les accouchements pourrait aussi être mise en perspective : que de résistances contre l’idée de la péridurale. Je ne pense pas que cela soit le cas ici, mais la lecture de ce livre oblige à réfléchir aux conditions de déréalisation de la souffrance extrême d’autrui, à partir du moment où elle est instituée dans un cadre particulier. Et rendue opaque, comme floutée dans ses limbes propres, par toute cette stratification de sens discordants qu’elle met en jeu.

Il y a bien d’autres pistes de réflexions ouvertes dans ce livre fort et plein de retenue. L’auteur a accompagné les personnes hospitalisées jusqu’au bout, il restitue avec précision, tact et respect leurs paroles. Il fait face, avec un courage rare et une bienveillance de fond, à ce terrible moment du social, pour mieux le penser.

Sociologue, il a multiplié les entretiens avec de nombreux acteurs impliqués dans le champ, et rend compréhensible l’histoire juridique récente des lois et décrets qui tentent de cadrer la question, en comparant aussi avec d’autres pays. Ce travail ajoute une dimension anthropologique à un débat emmuré dans la répétition entre la position «  mon corps est à moi  », «  le suicide est un droit  » (comme ­l’exprime mieux par exemple cet appel de féministes, le 7 novembre 2019 dans Libération, à «  choisir sa vie, choisir sa mort  ») et l’interdit majeur de tuer, interdit accru d’une dimension déontologique impérative dans le cas du corps médical. Comment passer du cas par cas tragique à chaque fois, à une solution collective éthiquement, juridiquement et déontologiquement juste ?

[1] - Jean-Pierre Peter, De la douleur, Paris, Quai Voltaire, 1993.

Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2019
120 p. 10 €

Véronique Nahoum-Grappe

Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Elle a travaillé sur la violence, les rapports entre les sexes, la dépendance (voir notamment Vertiges de l'ivresse. Alcool et lien social, Descartes et Cie, 2010 ; Du rêve de vengeance à la haine politique, Desclée de Brouwer, 1999). Tout en s'intéressant aux lieux de violence et de privation de liberté (camps de réfugiés en ex-Yougoslavie,…

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