
Ville féministe. Notes de terrain de Leslie Kern
Trad. par Arianne Des Rochers
L’autrice adopte le point de vue féministe sur les villes en dépassant la simple « inégalité » entre hommes et femmes, pour aborder la sécurité, l’accessibilité, la fonctionnalité, la beauté, etc., selon le vécu de femmes noires, ex-colonisées, dominées, exilées, marginalisées…
Les études urbaines privilégiant le genre sont encore rares, aussi convient-il de saluer cet ouvrage de la géographe Leslie Kern, qui dirige des recherches sur le genre à l’université Mount Alison au Nouveau-Brunswick. Évitant toute langue de bois, l’autrice rend compte, subjectivement, de sa propre expérience de femme enceinte (où s’asseoir ?), puis de jeune mère (comment prendre le métro avec une poussette encombrante ?) et enfin de femme qui refuse d’offrir son corps au voyeurisme ambiant, dans des contextes urbains différents (Londres, Paris, New York, Toronto).
Très jeune, elle comprend que la ville est destinée aux seuls hommes et que s’y promener réclame un sacré caractère. Elle rend hommage à la « géographie féministe » et aux travaux de quelques pionnières qui osèrent s’intéresser à la question du genre, mais aussi du racisme, dans l’espace public. Ainsi, en 1996, Jane Darke explique : « Tout peuplement représente une inscription dans l’espace des relations sociales qui prévalent dans la société qui le construit. […] Nos villes sont le patriarcat gravé dans la pierre, la brique, le verre et le béton. » Dès 1977, l’architecte et historienne féministe Dolores Hayden dénonce le gratte-ciel comme symbole phallique. L’autrice adopte le point de vue féministe sur les villes en dépassant la simple « inégalité » entre hommes et femmes, pour aborder la sécurité, l’accessibilité, la fonctionnalité, la beauté, etc., selon le vécu de femmes noires, ex-colonisées, dominées, exilées, marginalisées…
Elle présente les travaux de l’architecte Christine Murray, qui imagine une ville dessinée par des femmes. Tout y est repensé, en particulier dans les transports. Les handicapés y seront aussi pris en considération. L’autrice repère quelques améliorations, encore bien modestes, comme pour le déneigement, au Canada et en Suède, où une « stratégie équitable sur le plan du genre » est entreprise par les municipalités. À Séoul, certains trottoirs sont adaptés aux talons hauts et des emplacements « roses » sont réservés aux femmes automobilistes, mais ces mesures semblent bien démagogiques… « Une ville féministe est une ville où les obstacles – physiques et sociaux – sont éliminés, et où tous les corps sont accueillis et logés. […] Une ville féministe doit investir dans les méthodes créatives que les femmes emploient depuis toujours pour se soutenir les unes les autres et faire en sorte d’intégrer ce soutien à même le tissu de la vie urbaine. »
L’autrice s’intéresse successivement à « la ville des amies » (quelle place pour l’amour lesbien, les amitiés adolescentes, les lieux queer, les amies-pour-la-vie dans les villes ?), « la ville en solo » (comment flâner, jogger, boire un verre dans un bar ou se rendre aux toilettes publiques sans être importunée, sans être sur le qui-vive ?), « la ville des manifestantes » (les manifestations Take back the night en Amérique du Nord, les « marches de l’audace » et les « rassemblements effrontés » en Inde, les défilés de la Fierté LGBT+…), « la ville de la peur » (la connaissance des risques, la cartographie des dangers, comment surpasser sa peur, etc.), avant de conclure avec « la ville des possibilités ». Celle-ci résultera de mille et une actions de femmes : « La ville féministe est une expérience perpétuelle pour vivre différemment, vivre mieux, vivre de façon toujours plus juste. »